Le cinéma, c'est de la culture, de l'art parfois, mais aussi une industrie. Cette spécificité doit nous amener à circonscrire notre pensée.
D'un point de vue sociétal, le cinéma est important, car il est une des rares industries florissantes qui fonctionnent avec beaucoup de valeurs positives. Les oeuvres proposent un projet commun, une vision du monde. Au sortir de la guerre, les créateurs du CNC avaient compris que les films permettaient de faire la promotion d'un certain mode de vie, de pensée. D'ailleurs, à l'époque, les Américains distribuaient leurs films gratuitement en Europe : l'enjeu était bien évidemment de créer une demande, mais aussi de faire la promotion d'une certaine philosophie. Les films de Frank Capra nous ont ainsi donné une certaine idée de l'honnêteté, de la probité, en un mot de la démocratie.
À mon sens, le cinéma fonctionne un peu comme l'a fait la religion. À travers des petites histoires qui sont racontées, on dit à chacun qu'il n'est pas seul, qu'il fait partie d'un groupe, de l'humanité. Nous ne sommes pas seulement au service d'une industrie. En effet, que serait une société sans film, ou avec uniquement des films américains, comme c'est le cas dans un grand nombre de pays européens ?
Le succès des acteurs français, partout dans le monde – Catherine Deneuve ou Alain Delon sont des icônes, voire des dieux au Japon – aide à la promotion d'une industrie française bien au-delà de celle des films. À mes yeux, l'industrie du luxe ou du prêt-à-porter est indissociable du succès du cinéma français. De ce fait, nous exportons aussi un certain style de vie, je dirai même un goût.
La question consistant à se demander si les acteurs sont trop payés est à mon sens mal posée. En effet, il est compliqué de déconnecter ce que va toucher un acteur de ce qu'il va rapporter, autrement dit de déconnecter le coût d'un film des recettes. Si l'on veut qu'un acteur soit payé en fonction de ce qu'il rapporte, il faut être très clair sur les remontées de recettes. À mon avis, on peut demander aux ayants droit – acteurs, réalisateurs, auteurs, producteurs, techniciens – une baisse de leur cachet si on les intéresse de manière honnête à ce que va rapporter le film sur lequel ils vont travailler. Or dans la mesure où le système manque aujourd'hui de transparence, tous ces professionnels ne se font pas payer sur le film qu'ils sont en train de réaliser, mais sur le film suivant. Comme l'a souligné Éric Garandeau, le cinéma est une industrie de prototype : les comédies romantiques et les films « de potes » ont marché un temps, puis ont fini par s'essouffler car le marché se sclérose très rapidement. Cette industrie doit donc être créative. Aussi, le seul moyen de payer les ayants droit sur le prototype qu'ils sont en train de réaliser est de les intéresser de manière honnête aux recettes.
Aujourd'hui, un producteur ne met pas son argent en jeu, il va chercher de l'argent auprès des différents organismes qui ont l'obligation de financer les films : les distributeurs salles et vidéos, les chaînes de télé, parfois le CNC ; il peut aussi bénéficier des ventes à l'étranger et parfois d'une aide de la région. Une fois ce budget constitué, le film est réalisé puis diffusé, et tout l'argent qui en est tiré est versé prioritairement aux personnes qui ont mis de l'argent cash dans le film. L'argent qui ne l'est pas, c'est-à-dire les participations et les promesses aux acteurs, arrive en bout de course. Par conséquent, lorsque le film sort, le distributeur en salles est le premier à se rembourser au travers de ses commissions. Le système est ainsi fait que l'argent des participations, on ne le voit jamais… Comme l'expliquait Yves Montand en 1972, cet argent-là n'est pas considéré comme du vrai argent. Par conséquent, on ne peut pas demander à des gens d'être plus vertueux que le système lui-même. D'autant que ces métiers restent assez fragiles, le succès des acteurs n'étant pas garanti dans le temps.
Si les gros cachets des acteurs constituent selon moi un faux problème, il me semble intéressant de parler de l'inflation des films. Cette question renvoie à la concentration des budgets, laquelle va à l'encontre de ce qui fait la force de notre cinéma, à savoir la diversité des oeuvres. Une des forces du cinéma français est en effet de proposer des films coûteux – de 40 à 60 millions d'euros, les fameux blockbusters –, mais aussi des films réalisés avec des budgets de misère, et surtout une classe moyenne de films. Or c'est cette dernière catégorie qui fait la richesse et la diversité du cinéma. Les petits films, plus expérimentaux, peut-être plus libres, moins formatés, permettent l'émergence de nouveaux talents, comme l'acteur Jean Dujardin. Au final, la concentration des budgets signifie moins de films et donc un marché qui se sclérose très vite, c'est-à-dire qui accueillera beaucoup plus difficilement de nouveaux acteurs.
Certes, on peut préconiser le contrôle de la rentabilité des films, mais je ne crois que pas que ce soit la solution. Pour un auteur-réalisateur, un film représente trois ans de travail : il y met énormément de lui-même, il a une sorte de rapport fusionnel avec son oeuvre, si bien que si elle est rejetée, il se sent rejeté. Les enjeux ne sont donc pas uniquement financiers. Dans cette industrie de prototype, ce n'est pas la seule rentabilité qui provoque un film, c'est surtout la passion, l'honnêteté, et en tout cas l'envie de faire un bel objet. Pour nous réalisateurs, un film est un objet qui va nous accompagner toute notre vie. À cet égard, si j'ai la chance d'avoir réalisé The Artist, comme Éric Toledano et Olivier Nakache Intouchables, d'autres malheureusement ont vu leur film rejeté par le public. Vous l'aurez compris, beaucoup de gens font ce métier pour des raisons nobles.
Le débat actuel est finalement interne aux organisations professionnelles du cinéma. Par contre, l'arrivée du numérique est un sujet très important. L'arrivée du numérique dans le cinéma, comme des nouveaux entrants qui lui sont liés – lesquels sont d'ailleurs de moins en moins nouveaux et de plus en plus entrants –, constitue en effet une révolution comparable à l'apparition de l'imprimerie au milieu du XVe siècle en Europe.
À ce jour, la numérisation est parfaitement intégrée tout au long de la chaîne de production d'un film, depuis l'écriture du scénario jusqu'à la post production et à la distribution. Il n'en va pas de même de la diffusion, qui soulève bien des questions : celle de la dématérialisation des oeuvres, celle de leur transmission, en temps réel et partout dans le monde, celle de la gratuité d'accès aux images …
La diffusion numérique des films par internet est, a priori, une bonne chose. Elle permet notamment d'offrir une plus grande fenêtre d'exposition à des films qui ne visent pas le grand public, comme ceux d'Abel Ferrara qui, autrement, n'auraient été disponibles que dans un nombre très limité de salles.
Mais il faut maintenant associer les nouveaux entrants aux principes et aux règles qui ont permis la survie du cinéma français, quand la plupart des autres cinémas européens ont disparu. Je pense aux cinémas tchèque, polonais, italien … qui furent, en leur temps, parmi les plus créatifs et les plus libres mais qui n'ont pas su relever les défis industriels ultérieurs.
On ne répétera jamais assez que le cinéma a résisté en France grâce à la participation, organisée suffisamment tôt, des distributeurs au préfinancement des films. Il faut maintenant faire la même chose pour la distribution numérique et donc associer les nouveaux entrants à la chaîne vertueuse du financement du cinéma. Il conviendra parallèlement, et en contrepartie, d'assouplir la chronologie des médias afin de leur réserver des créneaux.
Le système de financement du cinéma dépend de facteurs interdépendants les uns des autres. La modification de l'un emporte des conséquences sur tous les autres.