Intervention de Agnès Benassy-Quéré

Réunion du 3 février 2016 à 8h30
Commission des affaires européennes

Agnès Benassy-Quéré, présidente déléguée du Conseil d'analyse économique :

Permettez-moi tout d'abord de vous faire passer les deux notes que nous avons publiées sur les sujets européens : celle de juillet 2014, « Renforcer l'harmonisation fiscale en Europe », et celle de mars 2015, avant le rapport des cinq présidents, qui a repris quelques-unes de nos idées, « Pour une politique macroéconomique d'ensemble en zone euro ».

Nous sommes en train de terminer une troisième note, sur l'union budgétaire, qui sera présentée à Matignon vendredi et publiée le 18 février. Cette note s'intitule « Quelle union budgétaire pour la zone euro ? ». Elle est coécrite par trois membres du CAE : Guntram Wolff, par ailleurs président de Bruegel, Xavier Ragot, président de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), et moi-même.

Ce qui a eu lieu, depuis la crise de la zone euro, c'est une forme de normalisation de la zone par rapport aux fédérations existantes. L'union bancaire, le transfert de la surveillance bancaire au niveau fédéral, en est un exemple : dans aucun État fédéral les banques ne sont en effet surveillées au niveau des cantons. Le Mécanisme européen de stabilité (MES) est un autre exemple : quand une entité infranationale, dans une fédération, connaît des difficultés, si elle est toute petite on la laisse faire faillite – comme cela a été le cas pour la ville de Detroit ou le comté de San Bernardino –, mais si elle est d'une taille conséquente, elle reçoit un soutien fédéral conditionnel. C'est qui a été prévu avec le MES. Cette normalisation est plutôt rassurante, car le modèle est éprouvé.

En ce qui concerne, en revanche, le budget, l'Europe fait toujours figure d'exception. Si l'on considérait l'Union européenne comme une fédération, les dépenses locales représenteraient 98 % des dépenses totales, alors que, dans le pays fédéral le plus décentralisé, le Canada, ce pourcentage est de 76 %. Il est de 46 % aux États-Unis. Avec le MES a été créée une capacité de prêt, mais ce n'est pas vraiment un budget car aucune responsabilité n'a été transférée à la zone euro ; il s'agit simplement d'un mécanisme d'assistance mutuelle, qui représente environ 10 % des budgets de l'Union européenne.

Pourquoi songer à un budget fédéral pour la zone euro ? La classification des économistes Musgrave et Musgrave présente trois motifs de l'intervention publique. Le premier est l'allocation : il s'agit d'élever le sentier de croissance, durable, écologique… Le deuxième est la redistribution : entre individus, régions… Le troisième est la stabilisation : éviter les crises et les périodes de surchauffe. Un budget fédéral pourrait remplir ces trois fonctions.

Sa première utilité pourrait être de financer des biens publics communs : systèmes d'information, sécurité, contrôle des frontières, accueil des réfugiés, lutte contre le réchauffement climatique, recherche et développement… Le financement de ces biens publics communs est actuellement le rôle du tout petit budget de l'Union européenne. Existe-t-il des biens publics communs spécifiques à la zone euro ? La stabilité financière en est un, et c'est pourquoi l'union bancaire et l'union de marchés de capitaux sont adossées à un budget commun. En outre, les externalités de croissance sont plus fortes dans la zone euro, en raison du ratio dette sur PIB : une explosion de ce ratio dans un pays met toute la zone en danger, il y a un effet systémique. De même, la mobilité du travail, aujourd'hui menacée, est particulièrement utile dans une zone monétaire, car si les gens n'ont pas la possibilité de bouger, ils sont pris au piège, en cas de choc, dans une zone où l'ajustement monétaire n'est pas permis : il faut que la mobilité soit plus importante encore dans une zone monétaire que dans un marché unique. Enfin, on pourrait dire que les pays de la zone euro ont montré qu'ils étaient prêts à partager plus de souveraineté que les autres, et qu'un pas de plus peut donc leur être proposé.

Tout cela est vrai mais un peu fragile. Il est notamment très difficile de justifier un budget de la zone euro pour financer des biens publics communs sans avoir revu auparavant l'assignation des dépenses entre le niveau européen et le niveau national.

Le second sujet est le transfert entre régions, qui reste pour l'instant tabou. Un pays opère des transferts en son sein pour compenser les handicaps géographiques et maintenir une cohésion nationale, mais il n'existe pas de volonté que des Allemands de l'ouest financent le Mezzogiorno, par exemple. Des transferts sont opérés au niveau de l'Union européenne, avec un succès discuté, et l'idée d'en remettre une couche au niveau de la zone euro n'est pas du tout à l'ordre du jour. Sans projet fédéral, en particulier, cela paraît peu crédible.

Reste le troisième motif : la stabilisation économique. Il existe là un sujet spécifique pour la zone euro, car il faut bien reconnaître que l'édifice de Maastricht est un échec. Cet édifice considère que la plupart des chocs que subissent les pays de la zone euro sont symétriques, ce qui est vrai, et que l'organe stabilisateur doit donc être la BCE, par une action sur les taux. S'il existe par ailleurs des chocs plus spécifiques à certains pays, chaque pays dispose de l'arme budgétaire, et, dans la mesure où les finances publiques seront à l'équilibre, tout pays disposera de marges de manoeuvre suffisantes. Le problème, c'est que tout cela est vrai en temps normal mais que cela ne marche pas en cas de chocs énormes, parce que la BCE ne peut plus alors faire face à elle seule. Il faudrait donc compléter l'action de la BCE par une politique budgétaire d'ensemble de la zone euro.

Les États membres, pour différentes raisons qui ne sont pas forcément liées au Pacte de stabilité, ont conduit des politiques à l'opposé de ce qu'il fallait faire. Les budgets nationaux, qui représentent, je l'ai dit, 98 % de l'ensemble, sont plutôt déstabilisants. En moyenne, les budgets se contractent quand cela va mal et sont en expansion quand cela va bien. Cela se comprend du point de vue de l'économie politique, car, quand la conjecture est bonne, les recettes fiscales créent une cagnotte et, avec elle, de grosses pressions pour la dépenser, mais quand on a dépensé cette cagnotte en haut de cycle il ne reste plus rien pour faire face aux chocs.

Cette politique est pro-cyclique : elle accentue le cycle au lieu de l'atténuer. Ainsi, en 2012-2013, lors du deuxième plongeon de l'activité, la politique budgétaire n'a pas réagi comme il fallait. Elle est restée très restrictive, alors qu'il fallait au contraire faire une pause dans l'ajustement des finances publiques. C'est en partie dû aux pays en crise, qui, étant placés sous programmes d'ajustement, n'avaient pas le choix, mais aussi aux pays contraints par le Pacte de stabilité, que ce soit dans son volet correctif ou préventif.

La politique budgétaire se décompose entre les stabilisateurs économiques et une partie discrétionnaire. Les stabilisateurs automatiques marchent toujours et, comme leur nom l'indique, automatiquement. En revanche, la partie discrétionnaire, décidée par les Parlements, s'avère souvent pro-cyclique. Cela peut être en raison d'erreurs d'appréciation de la conjoncture, ou bien parce que les délais de mise en oeuvre sont longs. Le plan Juncker, par exemple, a été présenté comme un moyen de soutenir l'activité dans une période de faible croissance, mais le résultat est très différent au bout du compte.

Une conclusion intermédiaire est donc que, si l'on souhaite assurer une stabilisation au cours du cycle, il faut s'appuyer sur les stabilisateurs automatiques plutôt que sur des décisions de dépenses prises en commun.

J'aborderai à présent les moyens de rendre les politiques nationales plus stabilisantes, avant d'en venir à l'idée d'un budget fédéral.

Pour rendre les politiques nationales plus stabilisantes, il convient tout d'abord d'éviter les politiques d'austérité inefficaces, qui conduisent à une augmentation du ratio dette sur PIB : même si le déficit est ajusté, le ratio augmente si le PIB s'effondre. Une manière de l'éviter est de rendre possibles les restructurations de dette souveraine relativement tôt. C'est complexe, car, si la restructuration de la dette est rendue très facile, plus personne ne paiera ses dettes. La voie suivie en Europe – des programmes d'ajustement douloureux assortis d'une aide « fédérale » – a été probablement bonne, mais il manque un élément de restructuration.

Certains, notamment en Allemagne, ont proposé la création d'un mécanisme automatique de restructuration. Cependant, si l'on applique des règles numériques, on risque de les enfreindre au premier cas qui se présentera, et le système ne sera pas crédible. D'une certaine façon, le mécanisme de restructuration existe déjà, car, le MES ne prêtant pas à un pays insolvable, cela implique de restructurer la dette d'un pays avant de mettre en place un programme MES pour ce pays. Mais le système bancaire n'est pas prêt à absorber une restructuration : il y a énormément de dette souveraine dans les banques, et une restructuration en Italie aujourd'hui, par exemple, serait catastrophique. En outre, se posent le problème de la contagion à d'autres États membres et celui de savoir si un pays est insolvable ou simplement illiquide, ce qui n'est pas évident.

Nos propositions consistent à protéger le bilan bancaire et les autres États membres, et donc à prévoir un rôle accru pour le MES, avec des lignes de précaution qui seraient, contrairement au fonctionnement du FMI, automatiques. Un pays en conformité avec le Pacte de stabilité devrait avoir automatiquement droit à la ligne de précaution : si, du jour au lendemain, à cause d'une restructuration dans un autre pays, ses spreads montent, il a droit à des financements à taux bas auprès du MES.

Un autre point porte sur les règles d'exposition maximale. Vous savez que les dettes publiques échappent pour l'instant aux règles prudentielles : on fait comme si elles n'étaient pas risquées. Il nous semble qu'il conviendrait de prévoir progressivement de telles règles et d'introduire en même temps un panier de dette publique diversifié qui échapperait à ces règles.

Toujours en ce qui concerne les politiques nationales, il convient de distinguer périodes normales et exceptionnelles. En période normale, la coordination des politiques budgétaires n'est pas quelque chose d'évident, car la coordination a un coût, et les gains peuvent ne pas être supérieurs. Il nous semble donc qu'il vaut mieux, dans ces périodes, appliquer le principe de subsidiarité à plein. En limitant la coordination des politiques budgétaires aux périodes exceptionnelles, on rend les choses plus acceptables pour les États. En période exceptionnelle, au bord de la déflation, quand la BCE ne parvient pas à faire face à la situation, une politique budgétaire coordonnée est la bienvenue.

En période normale, quand un pays fait de la relance budgétaire, cela élève les taux d'intérêt dans tous les pays. L'impact global est donc ambigu : si, d'un côté, les importations de ce pays relancent l'économie des autres pays, de l'autre, les taux montent. En période exceptionnelle, avec des taux zéro, cette interaction par le taux est débranchée, et il existe donc beaucoup plus d'externalités entre pays en période de taux d'intérêt nuls. On peut également envisager des périodes exceptionnelles vers le haut, c'est-à-dire des booms de l'activité, comme en 2000.

L'idée est de s'appuyer sur le futur Conseil budgétaire européen. Celui-ci serait, de manière indépendante – car constitué d'experts –, chargé d'indiquer à la Commission européenne qu'une période exceptionnelle a débuté et que par conséquent une coordination budgétaire s'impose. Cela permettrait de déclencher la clause d'exception du Pacte de stabilité ou, en haut de cycle, de présenter d'autres suggestions de politique budgétaire. C'est une sorte de « fédéralisme par exception », pour reprendre l'expression de Jean-Claude Trichet, qu'il utilisait, en pensant à la Grèce, pour dire que, lorsque le Gouvernement ne parvient plus à conduire la voiture, il lui faut laisser la place à un fonctionnaire européen. Dans notre idée, ce fédéralisme par exception vaudrait pour tous les pays, y compris ceux qui ne sont pas en déficit excessif.

Comment améliorer les incitations aux politiques stabilisantes ? Il nous semble que la voie suivie par la Commission européenne, prévoyant des flexibilités en fonction de la conjoncture, donc selon des règles dans les règles et en cherchant à prévoir tous les cas, n'est pas viable et qu'il vaut mieux travailler sur des incitations. Nous proposons de créer des comptes d'ajustement. En bas de cycle, certaines dépenses incrémentales – en particulier les dépenses de chômage et d'investissement public – pourraient être placées dans un compte d'ajustement et retirées de la mesure du déficit, avant d'être réinjectées en haut de cycle.

L'investissement public est important en France : 70 % de cet investissement est réalisé au niveau des collectivités locales, selon un cycle politique très marqué, avec un pic les années précédant des élections et un point bas les années suivant des élections. Parvenir à rendre l'investissement public contra-cyclique est un enjeu majeur. Or déplacer un investissement un an avant ou après ne change pas fondamentalement les choses, tandis que les dépenses de santé ou d'éducation ne peuvent bénéficier d'une telle souplesse.

J'en viens au budget fédéral. Les objections sont au nombre de trois. La première porte sur la taille. Les travaux conduits aux États-Unis montrent qu'un budget fédéral de vingt points de PIB permet une stabilisation de l'ordre de 15 %. Alors que l'Iowa, par exemple, subit une baisse de 10 % de son PIB, la consommation ne baisse que de 2 %, ce qui est remarquable. Cette stabilité provient essentiellement des marchés de capitaux et du crédit – les habitants de l'Iowa s'endettent pour maintenir leur niveau de consommation – mais il existe aussi une partie liée au budget, de l'ordre de 15 %. S'il n'y avait que le budget fédéral, la consommation baisserait de 8,5 %. Dès lors, selon les critiques, prévoir un budget de la zone euro de deux points de PIB – dix fois moins – serait lancer un processus très compliqué qui n'aboutirait qu'à une stabilisation de 1,5 % ; cela ne vaut donc pas le coup.

Ce raisonnement est faux, car l'essentiel du budget fédéral n'est pas constitué de transferts, mais de dépenses militaires, d'agences, etc., des éléments qui ne sont pas du tout cycliques. Cela a tout de même une conséquence, c'est que, si nous voulons un budget de stabilisation pour la zone euro, étant donné que ce sera forcément un petit budget, il faut se consacrer entièrement à l'objectif de stabilisation et peut-être même se concentrer sur les gros chocs.

La deuxième objection porte sur l'efficacité : délais, erreurs de diagnostic, multiplicateurs… La politique discrétionnaire manque souvent son objectif, elle est déstabilisante plutôt que stabilisante. Il faut donc, pour répondre à cette objection, se reposer sur des mécanismes automatiques.

La troisième objection porte sur l'aléa moral et le problème du pot commun. S'il existe une assurance chômage fédérale, les États ne feront pas incités à déployer des efforts pour améliorer leur marché du travail. Notre point de vue, c'est que ce phénomène d'aléa moral est moins convaincant lorsque le mécanisme se met en place en période très mauvaise. Cela conduit à penser qu'il faut se concentrer sur les périodes vraiment critiques, et différencier éventuellement les contributions des États en fonction de critères objectifs.

J'en viens à notre proposition, qui est une sorte de réassurance chômage européenne, sur le modèle américain. Aux États-Unis, l'assurance chômage est au niveau des États. Il existe un fonds fédéral, pour la gestion, mais les règles sont différentes selon les États. Le fonds peut consentir des prêts à des États dont l'assurance chômage serait momentanément déséquilibrée et, en période très difficile, il peut allonger la période d'indemnisation, moyennant un cofinancement entre le niveau des États et le niveau fédéral ; pendant la crise, le niveau fédéral a même entièrement pris en charge cet allongement.

L'intérêt, c'est que cela intervient seulement dans les périodes où le chômage augmente fortement. Même avec un petit budget, l'apport peut être substantiel ; cela dépend si ce petit budget peut être en déficit. L'objection à un tel système consiste à dire qu'il implique l'harmonisation du marché du travail, car, dans le cas où un choc frapperait deux pays européens, si le chômage augmente dans l'un et les salaires baissent dans l'autre, il ne serait pas juste que le second subventionne le premier. Un minimum d'harmonisation est en effet nécessaire. En l'occurrence, il convient de réduire la dualité du marché du travail. Quand un choc se produit en France, les salaires continuent d'augmenter comme si de rien n'était et le chômage augmente ; nous avons une préférence collective de fait pour le chômage. La réduction de la dualité concerne les contrats de travail et les conditions de licenciement. Nous pourrions imaginer des critères minimaux permettant d'entrer dans le mécanisme. La convergence des marchés du travail est de toute façon une nécessité en soi pour la construction d'une Europe sociale.

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