Monsieur le président, mesdames, messieurs les députés, deux semaines à peine après la présentation du rapport de la Cour sur la lutte contre la pollution de l'air, je suis heureux de vous retrouver pour vous présenter les résultats d'un nouveau travail réalisé à votre demande.
Votre Comité a en effet souhaité que la Cour lui remette un rapport sur l'impact des télé-procédures sur la modernisation de l'État. Je tiens à saluer Mme Erhel et M. Piron, que vous avez désignés en tant que rapporteurs et dont l'implication a permis aux rapporteurs de la Cour d'identifier d'emblée les priorités à cibler. C'est ainsi que nous avons été amenés à proposer d'intituler le rapport : « Relations aux usagers et modernisation de l'État : vers une généralisation des services publics numériques ».
En accord avec vos rapporteurs, avec lesquels plusieurs réunions ont été utilement organisées, l'équipe de la Cour a été amenée à préciser le périmètre de son travail à trois égards. Premièrement, s'agissant des départements ministériels concernés, elle s'est intéressée au pilotage interministériel réalisé par les services du Premier ministre, notamment le Secrétariat général pour la modernisation de l'action publique (SGMAP). Celui-ci joue en effet un rôle moteur dans la démarche de transformation numérique de l'État. Au niveau ministériel, la Cour a étudié plus en détail des actions conduites par les ministères financiers – télé-déclaration et télé-paiement d'impôts, notamment – et par le ministère de l'intérieur : délivrance de titres, procédures d'immatriculation, gestion des amendes. Deuxièmement, elle a fait porter son analyse sur les applications de services, à l'exclusion des applications de gestion internes à l'administration. Enfin, la Cour a retenu, pour la notion d'usagers, les particuliers et les entreprises, hors collectivités territoriales et fournisseurs de l'administration.
Ces choix ont permis de porter un regard sur une catégorie relativement homogène de sujets d'études, tout en se penchant sur trois volets : la gouvernance des services publics numériques, leur effet sur le fonctionnement des services administratifs concernés et les résultats obtenus par les usagers auxquels ils s'adressent. Cette grille a été appliquée de manière systématique à tous les niveaux d'analyse : l'État dans son ensemble, chaque ministère, chaque direction sollicitée, puis chaque application. Au total, une dizaine de services numériques ont été étudiés. Le développement des services publics numériques a été observé selon la même grille de lecture dans cinq pays.
Pour vous présenter ce travail, je suis entouré de Jean-Philippe Vachia, président de la quatrième chambre de la Cour, qui a présidé la formation inter-chambres chargée d'examiner le rapport, d'Henri Paul, président de chambre et rapporteur général du Comité du rapport public et des programmes, de Laurence Engel, conseillère maître, rapporteure générale, de Daniel Jouanneau, conseiller maître en service extraordinaire, d'Hervé Boullanger et de Thibault Deloye, conseillers référendaires, de Yolaine Cellier et de Tangi Le Roux, rapporteurs, qui ont travaillé sur cette enquête dont Jean-Christophe Chouvet, conseiller maître, était le contre-rapporteur.
Dans son rapport, la Cour met en avant trois messages principaux.
Premièrement, malgré une position honorable dans les classements internationaux, le recours aux services publics numériques en France est encore insuffisant. En effet, si l'offre de services est conséquente, elle ne produit pas tous les effets escomptés, ni sur l'administration, ni sur la relation que cette dernière établit avec ses usagers.
L'ONU a placé la France en tête du classement de ses membres, dans son « e-government development index » en 2014. En fait, au sein de l'Union européenne, et selon des critères plus nombreux que ceux de l'ONU et correspondant davantage à la grille d'analyse retenue avec vos rapporteurs, la France se situe à un niveau proche de la moyenne, en treizième position, en 2015. Elle a ainsi progressé de quatre rangs par rapport à 2014. Cette performance est cohérente avec son classement économique, puisqu'elle occupe également le treizième rang dans le classement du PIB par habitant. Ce classement est meilleur que celui de pays de taille comparable, tels que l'Allemagne ou la Grande-Bretagne.
Mais les résultats obtenus par la France se placent en deçà de ceux obtenus par certains pays particulièrement dynamiques et innovants en termes d'offre de services numériques, comme les Pays-Bas, le Danemark ou l'Espagne. En fait, cette position moyenne ne s'explique pas tant pas un déficit d'offre de services que par la faiblesse du taux de recours à ces services, au premier chef par les particuliers. En effet, alors que la France comptait, en 2014, 82 % d'internautes, seuls 44 % des particuliers utilisent les services publics numériques.
Ces résultats insuffisants expliquent largement la contre-performance en termes d'impact sur l'administration et sur la rénovation de sa relation avec les usagers.
Du point de vue de ces derniers, les gains tirés du recours à ces services ne font pas l'objet d'un suivi régulier. Cela limite l'effet d'une démarche raisonnée d'adaptation aux attentes du public. La dématérialisation des procédures n'entraîne pas systématiquement leur simplification. Elle n'inclut pas toujours des mesures facilitant l'accès au service, comme la possibilité de prise de rendez-vous en ligne pour éviter les files d'attente. Aussi les usagers n'en retirent-ils pas tout le bénéfice attendu. Finalement, de nombreux Français considèrent encore les démarches administratives comme « un parcours du combattant ».
Du point de vue des administrations, de manière regrettable et assez surprenante, la mise en place de l'offre de services publics numériques n'est pas suffisamment mesurée dans son impact en termes de gestion publique. À la différence des lourds investissements requis pour les grandes applications de gestion, les dépenses associées aux services publics numériques sont peu suivies. De même, les gains attendus et réalisés grâce à leur déploiement ne font pas aujourd'hui l'objet d'une estimation spécifique. C'est seulement depuis l'an dernier, en application d'une circulaire du Premier ministre de janvier 2015, qu'un suivi budgétaire est prévu à l'échelle de l'État à partir de 2016. Sur le fondement des données partielles disponibles et de l'enquête réalisée par la Cour, la dépense informatique globale annuelle de l'État peut être estimée à 3,2 milliards pour 2014, soit 1 % du budget de l'État. La part consacrée aux services publics numériques ne représenterait pas plus de 300 millions.
La Cour tire également des conclusions qualitatives qui révèlent des marges de progrès importantes. J'en relèverai trois. En premier lieu, dès lors que les modes d'accès classiques coexistent avec les services numériques, les services publics ne peuvent pas tirer tout le profit, sur le plan de la dépense publique, des investissements engagés dans la dématérialisation. En effet, l'administration est tenue d'assurer la gestion et la maintenance de deux canaux d'accès alternatifs. Le lien entre économies budgétaires et modernisation numérique n'est d'ailleurs pas clairement documenté.
En deuxième lieu, en matière d'organisation, l'État n'a pas tiré toutes les conséquences du développement d'une offre de services dématérialisés. L'organisation des services, notamment les réseaux de services de guichet, est restée inchangée.
Enfin, en troisième lieu, en matière de gestion des ressources humaines, ni les prévisions d'effectifs et d'affectation, ni les politiques de recrutement, ni l'organisation de la formation n'ont intégré l'impact du développement des services numériques.
Au total, alors même que l'État a développé une offre de services numériques aux usagers, les conséquences – et les bénéfices – n'en ont pas été pleinement tirées. La question aujourd'hui n'est plus seulement d'être en mesure de déployer une offre nouvelle, mais de savoir en tirer tout le parti. Les gestionnaires publics ne doivent pas perdre de vue l'objectif de la mise en oeuvre de ces services : satisfaire les attentes des usagers, offrir un service de qualité, et améliorer la gestion publique.
Or le travail de la Cour montre que les conditions semblent désormais réunies pour progressivement généraliser le recours aux services publics numériques. C'est mon deuxième message.
L'équipement et les pratiques des usagers ont fortement évolué ces dernières années. Les inégalités d'accès à internet se sont réduites : près de 60 % des Français procèdent régulièrement à des achats sur internet et le taux de couverture du territoire pour l'accès à internet atteint 82 %. Il ne s'agit pas de nier l'existence d'inégalités, mais de changer de logique : la fracture numérique doit être appréhendée, non plus comme un frein à la modernisation numérique, mais comme une donnée qu'il faut prendre en considération et corriger.
Par ailleurs, l'État s'est engagé récemment dans des projets structurants majeurs qui, s'ils sont menés à leur terme, pourraient ouvrir des perspectives prometteuses. En termes de gouvernance, les instances et les outils permettant d'assurer la cohérence des actions menées ont été renforcés. Un cadre stratégique commun a été établi. Un conseil des systèmes d'information et de communication a été installé. Les services du Premier ministre disposent enfin d'un pouvoir d'audit et de recommandation établi.
En termes d'organisation des systèmes d'information de l'État, les pouvoirs publics ont procédé à des choix décisifs pour imposer l'interopérabilité et l'interconnexion des différents services. En témoignent notamment la référence désormais explicite à la notion d'« État-plateforme », la mise en oeuvre progressive du principe « Dites-le nous une fois », ou encore le déploiement de France-Connect, un outil unifié d'identification et d'authentification des usagers.
Ces évolutions restent à confirmer. Elles sont, en tout état de cause, cohérentes avec les principes retenus au niveau européen, à la conception desquels le gouvernement français a beaucoup contribué : l'interopérabilité des télé-procédures nationales utiles à la libre concurrence et à la libre circulation est une orientation communautaire.
Ainsi, le choix de la généralisation du recours aux services publics numériques est réaliste. Il est aussi raisonnable, dès lors qu'il s'appuie sur une mise en oeuvre volontariste et progressive.
En effet, si le principe de la généralisation doit être fermement affirmé, le basculement ne peut être immédiat, complet et général. Pour être efficace, la démarche devrait être volontariste : précise dans son contenu, en énumérant les procédures concernées, inscrite dans un calendrier relativement bref, pour éviter toute tentation de dilution, et accompagnée d'une communication soutenue et incitative.
Cette démarche devrait être progressive. Elle devrait être adaptée à la variété des publics, en fonction de la couverture du territoire pour l'accès à internet ou des habitudes des usagers. L'idée que l'on pourrait n'imposer dans un premier temps le recours au service numérique qu'aux nouveaux usagers ou aux usagers les moins âgés pourrait ainsi être explorée. Des exemptions pourraient être prévues, qu'il reviendrait aux usagers de justifier selon des règles strictement définies.
La démarche pourrait être différenciée selon les procédures. Le recours obligatoire aux services publics numériques devrait être réservé aux procédures dont la version numérique est déjà ancienne – donc largement testée – ou aux procédures simples, d'échange d'informations ou de déclaration. Le rapport évoque la propagande électorale, les changements de coordonnées, la consultation du solde des points du permis de conduire ou encore les demandes de certificats de non-gage ou d'immatriculation.
J'en viens au troisième et dernier message de la Cour. Le processus de généralisation du recours aux services publics numériques doit obéir à une approche pragmatique – certains diraient agile –, cohérente et focalisée sur les besoins des usagers.
En l'espèce, le mot « agile », dont les spécialistes du numérique sont désormais familiers, désigne la mise en place des outils numériques selon la méthode des itérations, par la livraison de « briques » logicielles successives, et non par grandes bascules périlleuses au terme d'années de développement informatique. Fondée sur des échanges très fréquents entre les administrations et les usagers, elle valorise l'attention portée au point de vue des utilisateurs. Appliquée à la gouvernance de la modernisation numérique, cette option devrait inciter l'État à se concentrer sur le déploiement d'outils visant à fédérer et à harmoniser ses systèmes d'information, plutôt que de dépenser toute son énergie à la refonte, fréquente et accélérée depuis quinze ans, du portage institutionnel de sa réforme.
Trop souvent, le déploiement de services numériques a été négligé parce que la procédure concernée ne pouvait être entièrement dématérialisée. C'est notamment le cas de la production des titres d'identité, qui suppose toujours un contact physique avec l'usager. Or cette réalité n'empêche pas le développement de services d'accompagnement des procédures, tels que la prise de rendez-vous en ligne, la délivrance d'informations, la préparation et le suivi du dossier ou encore le télépaiement. La Cour recommande qu'un « socle commun de services numériques » soit développé sur la base d'outils mutualisés entre les différents départements ministériels.
La prise en considération de l'usager a été réellement confortée depuis le début des années 2000. Cette logique peut encore être accentuée, par exemple en prenant appui sur « service-public.fr », portail qui pourrait devenir le mode d'accès unique à toutes les démarches administratives. Les usagers doivent également pouvoir s'identifier simplement pour accéder à un compte administratif unique et sécurisé. L'outil France-Connect le permet. Il pourrait également être opportun d'envisager la reprise du projet de carte d'identité électronique, qui amplifierait l'effet de ces réformes.
Une attention particulière doit être portée à la protection des données personnelles des usagers et à la pédagogie autour de cette protection. Le rapport évoque notamment les problématiques associées à la conception des nouveaux outils, notamment leur sécurité. Tout ce qui a trait à l'identification, par exemple, est essentiel pour éviter les usages dévoyés. La Commission nationale informatique et libertés (CNIL) doit, en tout état de cause, être associée, dès le démarrage, à la conception des services publics numériques. Les conditions du stockage des données personnelles, tant des usagers que des entreprises, doivent faire l'objet de décisions claires, propres à garantir la confiance des usagers. À cet égard, on ne saurait trop insister sur l'enjeu du stockage des données sur le territoire national.
L'accompagnement des usagers doit se faire selon une logique de service. Tous doivent être en mesure d'effectuer leurs démarches près de chez eux s'ils ne disposent pas de l'équipement adéquat. Rendre le recours au service public numérique obligatoire ne signifie pas, en effet, que chacun d'entre eux devrait acquérir le matériel nécessaire et se former à sa manipulation. Cela signifie simplement que chaque usager, s'il est équipé, doit pouvoir y recourir de façon simple. Cela signifie également que les usagers qui ne sont pas équipés doivent pouvoir accéder facilement au matériel requis, et que les usagers qui rencontrent des difficultés à manier ces outils doivent pouvoir bénéficier d'un appui. C'est cette logique qui a prévalu lorsque les cabines téléphoniques ont été installées sur tout le territoire. Il semble ainsi raisonnable d'équiper de points d'accès aux services publics numériques les réseaux existants : mairies, préfectures, bureaux de poste, gares, bibliothèques, caisses d'allocations familiales, mais aussi maisons de services au public en milieu rural ou espaces publics numériques en milieu urbain.
Un programme d'accompagnement individualisé pourrait aussi être prévu. Une assistance téléphonique pourrait être maintenue et un accompagnement humain garanti dans les points d'accès aux services publics numériques. Les volontaires du service civique pourraient apporter leur concours. Le recours à des tiers de confiance pourrait être facilité pour les personnes fragiles, dépendantes, âgées ou handicapées.
En conclusion, le travail conduit par la Cour se concentre sur les leviers qui peuvent être mobilisés pour accélérer la réforme de l'État et simplifier les relations avec les usagers, tout en maîtrisant les moyens dont les pouvoirs publics disposent. Le rapport souligne plusieurs initiatives récentes et importantes qui témoignent de la crédibilité d'une telle démarche de généralisation des services numériques. Je pense à l'annonce du projet « préfectures nouvelle génération » ou encore à la décision prise pour l'exercice 2016 de rendre obligatoire le recours à la télé-déclaration pour l'impôt sur le revenu, treize ans après le déploiement de cette télé-procédure !
La Cour a pourtant relevé au sein de l'administration des réticences qui ne paraissent pas justifiées. Elles privent les usagers de progrès possibles. Elles rendent l'exercice de modernisation finalement plus difficile pour des agents de l'État eux-mêmes parce qu'elles ne permettent pas de rendre cohérentes les différentes évolutions en cours dans la sphère publique. C'est contre les lenteurs constatées et l'insuffisance de cohérence et de détermination dans la démarche que ce rapport propose de réagir. C'est maintenant aux représentants élus au suffrage universel de s'en saisir pour prendre les décisions et mener les actions qui leur paraissent justifiées.