Intervention de Bruno Lasserre

Réunion du 10 février 2016 à 16h45
Mission d'information commune sur l'application de la loi du 6 août 2015 pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques

Bruno Lasserre, président de l'Autorité de la concurrence :

Vos questions sont très légitimes, monsieur le président. Compte tenu de l'ampleur et de l'ambition de la loi du 6 août 2015, je comprends votre impatience à en percevoir les bénéfices et, en quelque sorte, à les engranger. L'Autorité de la concurrence est associée à cette réforme à plusieurs titres : d'une part, elle doit être consultée sur un grand nombre de textes, ainsi que vous l'avez rappelé ; d'autre part, elle dispose d'un pouvoir d'initiative pour l'établissement de la carte qui guidera l'installation des professionnels du droit.

Avant de répondre à vos questions, j'aborderai les différentes matières dans lesquelles l'Autorité de la concurrence est associée à la mise en oeuvre de la loi : les transports ; la grande distribution ; les télécommunications ; les professions du droit ; la réforme des procédures internes à l'Autorité.

Dans le domaine des transports, l'importante réforme du secteur des autocars a déjà produit des effets : création d'emplois et lancement de nouveaux services de transport, notamment au bénéfice des jeunes, qui plébiscitent ce changement. L'Autorité de la concurrence a non seulement soutenu, mais aussi inspiré cette réforme, dans l'avis qu'elle a rendu il y a deux ans, qui dessinait les grandes lignes de la nouvelle régulation du secteur.

Ainsi que vous l'avez rappelé, le Gouvernement vient de combler la dernière lacune dans la mise en oeuvre de la réforme en publiant l'ordonnance relative aux gares routières de voyageurs. L'Autorité de la concurrence a été consultée sur ce texte dans un délai très bref : saisie à la fin du mois de décembre, elle a rendu son avis à la mi-janvier. Elle a soutenu le projet du Gouvernement, qui reprenait les préconisations qu'elle avait elle-même formulées dans son avis de 2014. Elle a néanmoins proposé deux corrections en ce qui concerne les pouvoirs de l'Autorité de régulation des activités ferroviaires et routières (ARAFER), gendarme du rail dont les compétences ont été étendues à la route. Ces corrections ont été acceptées par le Gouvernement, ce dont nous nous réjouissons.

Les mesures d'application de la réforme du secteur des autoroutes suivent leur cours. Les compétences de l'ARAFER ont été élargies à la régulation du secteur, notamment à celle du montant des péages, dont il s'agit de mieux contrôler l'évolution. Quant à l'Autorité de la concurrence, même si le rapport qu'elle avait remis au Sénat à ce sujet avait donné lieu à un intense débat public, elle n'a pas d'attribution particulière dans la mise en oeuvre de la réforme – elle n'était d'ailleurs pas candidate à cela.

S'agissant des mesures relatives au permis de conduire, aspect important de la loi Macron, l'Autorité de la concurrence a déjà été consultée sur deux textes : elle a rendu un avis favorable au décret qui plafonne les frais d'accompagnement du candidat lors du passage du permis, perçus par les auto-écoles – il s'agit d'un point très irritant ; elle a fait quelques remarques sur le texte permettant d'externaliser l'examen du permis poids lourd et du code afin de désengorger la file d'attente – La Poste souhaite devenir l'un des organismes agréés à ce titre. La publication de ce deuxième texte est imminente. L'Autorité rendra la semaine prochaine un avis sur un troisième texte, qui concerne la répartition des quotas de places entre les auto-écoles. Il vise à fluidifier et accélérer le passage du permis, tout en évitant la discrimination entre les auto-écoles.

Dans le secteur de la grande distribution, reprenant une proposition que nous avions formulée, la loi impose désormais aux enseignes de transmettre à l'Autorité de la concurrence leurs accords d'achats groupés, à titre d'information, préalablement à leur mise en oeuvre. Le décret définissant le seuil à partir duquel cette obligation d'information s'applique a été publié. Il retient deux conditions cumulatives : un chiffre d'affaires total mondial réalisé par les entreprises parties à l'accord supérieur à 10 milliards d'euros ; un volume d'achats mis en commun en France dans le cadre de l'accord supérieur à 3 milliards d'euros. Il permettra ainsi à l'Autorité de la concurrence d'étudier l'ensemble des alliances annoncées à l'automne 2014 – entre Auchan et Système U, entre Carrefour et Provera, entre Intermarché et Casino. Le Parlement s'était ému de leur multiplication.

Je précise que l'Autorité de la concurrence examinera plus attentivement l'alliance entre Auchan et Système U, qui prévoit une intégration beaucoup plus poussée que la simple mise en commun des achats, puisque les deux enseignes vont échanger leurs formats de magasin. Il s'agit donc pratiquement d'une fusion de fait. L'Autorité étudiera non seulement l'effet de cette concentration sur les fournisseurs en amont, mais aussi l'impact du chevauchement d'activité entre les deux enseignes dans plus de 300 zones de chalandises.

L'injonction structurelle, qui avait donné lieu à beaucoup de débats, a finalement été invalidée par le Conseil constitutionnel. L'Autorité de la concurrence ne propose pas de remettre cette disposition sur le chantier.

La loi du 6 août 2015 s'est également intéressée aux contrats d'affiliation passés entre les gestionnaires de magasins et les enseignes. Aux termes de la loi, le Gouvernement doit remettre au Parlement un rapport à ce sujet dans les quatre mois qui suivent sa promulgation. Ce délai a expiré et, à ma connaissance, ledit rapport n'a pas été remis au Parlement. L'Autorité de la concurrence s'était prononcée sur la question de manière très détaillée dans un avis de décembre 2010. Elle est d'accord pour être associée à l'élaboration du rapport, qui prolongera les premières dispositions adoptées par le Parlement dans le cadre de la « loi Macron ».

Dans le secteur des télécommunications, l'Autorité de la concurrence avait publié en mars 2013 un avis très important, dans lequel elle indiquait sa grille d'analyse des contrats d'itinérance et des contrats de mutualisation d'infrastructures. La loi du 6 août 2015 a attribué de nouvelles compétences à l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP), qui lui permettent de modifier les contrats en cours. Dans ce cas, l'Autorité de la concurrence doit être consultée. Le président de l'ARCEP a saisi l'Autorité des grandes lignes de la doctrine qu'il entend appliquer à ces contrats. Je lui adresserai un courrier à ce sujet avant la fin de la semaine. L'Autorité donnera des avis plus précis si les contrats sont modifiés en cours d'exécution.

La doctrine que l'Autorité a exposée dans son avis de mars 2013 vaut pour un marché à quatre opérateurs. Or il est question de discussions qui pourraient aboutir à une consolidation dans le secteur des télécommunications. Si celle-ci se produit, il faudra en étudier les conséquences sur les contrats d'itinérance et de mutualisation. Je n'exclus pas que la modification de ces contrats soit alors l'un des remèdes négociés ou imposés par l'Autorité de la concurrence.

S'agissant des professions du droit, principal sujet que vous souhaitez évoquer aujourd'hui, la loi du 6 août 2015 comprend deux volets importants : le premier porte sur les tarifs, le second sur l'installation.

Sur le volet tarifaire, une étape très importante a été franchie avec la préparation par le Gouvernement du projet de décret qui révise la méthodologie de fixation des tarifs appliqués par les professions réglementées du droit. Les bases de la régulation tarifaire dataient de 1944, et l'on ne s'était jamais vraiment demandé si les considérations historiques qui avaient présidé à leur définition étaient toujours pertinentes. Le Gouvernement a d'abord saisi le Conseil d'État. Celui-ci lui a fait des remarques informelles, ce qui a conduit à de nouvelles discussions interministérielles. Puis, le 21 décembre 2015, après arbitrage, le Gouvernement a saisi l'Autorité de la concurrence d'un projet de texte.

L'Autorité a travaillé d'arrache-pied pour rendre un avis rapidement. Elle a mené tout un travail d'instruction, en collectant de nombreuses données et en auditionnant l'ensemble des instances professionnelles concernées, notamment lors d'une séance collégiale. Ainsi que vous l'avez signalé, monsieur le président, nous vous avons transmis, ainsi qu'à Mme Untermaier, une copie de l'avis que nous avons remis au Gouvernement.

Cet avis est très complet et détaillé : il fait plus de 80 pages. Au-delà des remarques générales sur la méthodologie proposée par le Gouvernement – je reviendrai sur le point de savoir si elle est fidèle ou non aux intentions du législateur –, nous avons proposé trente modifications – précisions, compléments ou ajustements – qui nous paraissaient nécessaires. Je ne les présenterai pas toutes.

Ce n'est pas la première fois que l'Autorité de la concurrence se prononce sur le sujet. Dans un avis d'initiative rendu en janvier 2015, elle avait déjà donné son sentiment sur ce que pourrait être une bonne régulation tarifaire des professions réglementées du droit. Plusieurs des préconisations qu'elle avait formulées à l'époque ont d'ailleurs été reprises par le législateur ou ont inspiré les auteurs du projet de décret.

Je le dis très franchement, monsieur le président : nous avons soutenu l'idée proposée par le Gouvernement d'une régulation globale, profession par profession, qui nous paraît plus pragmatique et réaliste qu'une régulation acte par acte, même si les effets de cette méthodologie tarifaire ne seront pas les mêmes sur le prix des différents actes.

Pourquoi ? Premièrement, pour des raisons de réalisme et de rapidité : construire une régulation acte par acte supposerait de collecter toute une série d'informations, dont les professionnels eux-mêmes nous disent ne pas disposer. Ainsi en est-il du temps moyen passé à la rédaction d'un acte, par exemple d'un contrat de mariage ou d'un acte de mutation immobilière. Les professionnels nous expliquent que cette durée dépend de nombreuses circonstances qui modifient profondément la difficulté de la prestation. Aucune profession de services réglementée – du droit, du chiffre ou de la santé – ne dispose d'une comptabilité analytique lui permettant de connaître précisément les coûts exposés acte par acte, c'est-à-dire le temps passé et la part du capital investi qui « sert » à la prestation ou à la rédaction de l'acte en cause, et aucune ne perçoit non plus une rémunération qui reflète la réalité de ces coûts. Dans les faits, toutes ces professions procèdent à des subventions croisées entre clients et entre services, et l'indicateur pertinent est la rentabilité moyenne dégagée de l'ensemble des prestations ou des services rendus. Bref, compte tenu de l'insuffisance des données, nous ne pouvons pas avoir une connaissance assez fine acte par acte qui nous permette d'approcher la vérité des coûts.

Deuxièmement, le législateur et, à sa suite, le Gouvernement ont fait, selon moi, le pari du pragmatisme et de la progressivité : nous n'allons pas bâtir d'emblée la régulation tarifaire idéale ou parfaite, mais nous allons approcher, cycle après cycle, une régulation plus efficace qui respecte les critères fixés par la loi, à savoir des tarifs qui reflètent les coûts exposés – le coût du travail employé et celui du capital investi – tout en permettant au professionnel de dégager une rémunération raisonnable. Nous soutenons cette démarche et proposons que la durée des cycles à l'issue desquels les tarifs seront réexaminés soit de deux ans. Ce rythme relativement soutenu nous paraît le bon à la fois pour que les « marches d'escalier » auxquels les professionnels devront s'adapter à chaque étape ne soient pas trop raides, à la hausse ou à la baisse, et pour que nous puissions collecter auprès des professionnels des données plus nombreuses et plus fines nous permettant d'améliorer notre connaissance des coûts. Nous pourrons ainsi améliorer la régulation tarifaire cycle après cycle, en corrigeant les imperfections constatées au cours du cycle précédent.

Nous nous prononçons en faveur d'une rémunération raisonnable qui soit garantie aux professionnels. Il s'agit d'essayer de « caper » la marge si elle est trop élevée – l'idée de la réforme est bien de supprimer les rentes injustifiées – tout en incitant les professionnels à réaliser des gains de productivité, c'est-à-dire à investir et à innover pour diminuer leurs coûts et devenir plus efficaces, ainsi que tous les acteurs écono miques doivent le faire. Mais il faut aussi tenir compte d'un impératif de justice sociale et de présence sur le territoire. Il n'est pas question de brader la sécurité juridique : les professionnels doivent tous avoir la possibilité de dégager une rémunération raisonnable, qui est la condition de leur maintien sur le territoire. Telle est la philosophie de la réforme que nous soutenons.

Pour fixer cette rémunération raisonnable, le Gouvernement a retenu des critères non pas exogènes – en établissant une comparaison avec la rémunération raisonnable dans d'autres professions de services réglementées, ce qui aurait donné lieu à des débats infinis et complexes sur ce que doit être la « bonne référence » –, mais endogènes : le taux de résultat moyen dégagé par les professionnels exerçant à titre individuel ou sous forme de société unipersonnelle au sein de chaque profession du droit considérée. Certes, cette méthode n'est pas parfaite du point de vue théorique, puisque l'on renonce à comparer la profession avec d'autres professions qui pourraient être plus efficaces, mais elle nous paraît assez pragmatique et raisonnable.

Ainsi que vous l'avez évoqué, monsieur le président, le projet de décret prévoit un plafonnement des émoluments perçus par les notaires à 10 % de la valeur du bien sous-jacent. C'est en effet un point qui préoccupe la profession. Pour notre part, nous avons soutenu ce plafonnement, tout en proposant au pouvoir réglementaire de préciser que l'assiette à laquelle s'applique ce taux de 10 % est constituée par les émoluments d'acte et les émoluments de formalités.

Vous demandez, monsieur le président, s'il ne faudrait pas fixer une rémunération minimale pour certains actes plutôt que de « caper » ainsi les émoluments à 10 %. C'est l'inverse de ce que propose le Gouvernement et il faut choisir ! En réalité, le projet de décret s'attaque à un problème qu'a notamment souligné Mme Untermaier au cours du débat parlementaire : l'importance des « frais de notaire » – expression que je récuse car elle recouvre, dans le détail, des réalités très différentes – constitue un obstacle pour des opérations immobilières utiles au remembrement rural ou à une gestion forestière efficace. De notre point de vue, la mobilité foncière est un impératif d'intérêt général, et le taux de 10 % paraît raisonnable. Cependant, il y a probablement une réflexion à mener sur la fiscalité, car un propriétaire ne fait pas la part des choses entre la rémunération du notaire et les droits d'enregistrement : c'est le montant total des débours qui peut le faire renoncer à une opération. Si les frais de notaires sont plafonnés, peut-être faudrait-il envisager, de même, de plafonner les droits d'enregistrement.

Quoi qu'il en soit, le plafonnement des émoluments nous semble efficace du point de vue économique et juste à l'égard des notaires. N'oublions pas que le Gouvernement et le Parlement ont fait le choix, a priori contre-intuitif, d'imposer la proportionnalité des émoluments au-delà d'un certain seuil. Or le coût de revient des actes pour les notaires est souvent indépendant de la valeur du bien sous-jacent : il est davantage lié à des difficultés particulières – situation patrimoniale peu claire, nombre élevé de propriétaires, indivision dont les membres ne s'entendent pas, présence d'un mineur sous tutelle, etc. – qui compliquent la réalisation de l'acte. Ainsi, le choix du législateur paraît moins dicté par la réalité économique que par la volonté de préserver la rentabilité des offices notariaux. En échange de cette concession très importante, il ne paraît pas absurde de plafonner la rémunération du notaire à 10 % de la valeur du bien, afin d'encourager des mutations immobilières actuellement bloquées en raison de frais qui paraissent excessifs au regard des enjeux économiques.

Nous avons suggéré d'améliorer le projet de décret sur d'autres points.

S'agissant des remises, nous sommes d'accord avec la loi : elles ne doivent pas être pratiquées « à la tête du client » ; les tarifs doivent être opposables et identiques pour tous. En revanche, le taux de remise plafond de 10 % prévu par le projet de décret nous a semblé relativement rigide. Selon nous, des remises plus importantes seraient plus incitatives. Nous avons donc proposé de porter ce taux plafond à 20 %.

D'autre part, j'appelle votre attention sur le fait que nous nous sommes opposés à une disposition du projet de décret qui permettrait à tous les professionnels de majorer leurs tarifs de 30 % pour urgence. Cette mesure nous a paru dangereuse, notamment car elle risque de créer une activité à deux vitesses.

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