Les recherches que je vais vous présenter font suite à une enquête historique, sociologique et économique, que j'ai conduite pour ma thèse de doctorat. Il s'agit de comprendre comment la dette de marché, avec laquelle nous vivons aujourd'hui, est progressivement devenue normale et s'est substituée à l'ancien système. Cette plongée dans les expériences du passé permet d'éclairer sur les possibilités et les marges de manoeuvre qui ont été progressivement écartées.
Aujourd'hui, la technique dominante est celle de l'endettement de l'État sur les marchés financiers, assuré par l'Agence France Trésor (AFT) qui émet une dette reconnue pour sa liquidité. Cette gestion fait ses preuves vis-à-vis de la communauté financière internationale.
Cette technique offre un certain nombre d'avantages, notamment celui de pouvoir emprunter à un taux d'intérêt très faible. Mais beaucoup de commentateurs rappellent que ce phénomène est réversible et soumis à de nombreux aléas. Cette configuration de marché, avec tous ses avantages, emporte aussi une série de contraintes à respecter pour entretenir la qualité de la signature de la République française. Cette gestion de la dette implique une manière de présenter ses comptes — ainsi, des techniques de comptabilité financière privée ont progressivement été introduites, notamment avec la loi organique relative aux lois de finances — et aussi une façon d'organiser et de penser les politiques économiques et financières.
Dans ma thèse, je défends l'idée qu'une différence politique cruciale se niche dans ces modalités concrètes par lesquelles l'État se finance et émet sa dette ; en somme, dans la nature des techniques de souscription elles-mêmes.
Il ne s'agit pas d'une histoire propre à la France. Ce qui importe au niveau mondial, c'est de comprendre les rapports entre sphère publique et sphère privée qui sont induits par cette technique de financement, c'est-à-dire les rapports entre, d'une part, une sphère d'administration des activités bancaires et financières par la loi et le règlement, et, d'autre part, une sphère d'accumulation individuelle de ces actifs financiers libérés de ces contraintes réglementaires et administratives.
On trouve quelques données chiffrées dans une étude du Fonds monétaire international publiée en septembre 2014 par le département « Fiscal Affairs » et intitulée : « La composition de la dette souveraine dans les économies avancées : une perspective historique. » Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, deux types de dette publique coexistent : la dette dite « non négociable », régie par des règlements administratifs et politiques et la dette dite « négociable » — on pourrait dire marchande — c'est-à-dire émise, vendue et distribuée conformément à des procédures de marché. La part de la dette non négociable, non marchande, était très largement dominante en Allemagne, en Italie et en France. Au Royaume-Uni, elle était émise à parts égales avec la dette négociable.
La dette marchande est passée, au Royaume-Uni, de 51 % de la totalité de la dette émise en 1945 à 82 % en 1993. En Allemagne, le grand bond vers le marché est considérable, la dette marchande passe de 8 % en 1953 à 81 % en 1993.
Les Trente glorieuses ont été des années d'expérimentation de financement de l'État en dehors des procédures de marché. Pendant une courte parenthèse historique, de 1944 à la fin des années soixante en France, le Trésor pouvait se financer de façon administrée en dehors des procédures de marché. Ces modes de financement ont été un instrument, parmi d'autres, qui a favorisé cette période de forte croissance, en permettant l'investissement public dans l'économie et un certain nombre de retours sur investissement pour les finances publiques. Jusqu'aux années soixante-dix, ces instruments administrés ont constitué une part dominante de la dette, mais, dès 1987, cette proportion s'est inversée, puisque les instruments négociables sont devenus omniprésents : plus de 90 % des instruments émis étaient alors négociables.
On associe la naissance de la dette publique au déséquilibre budgétaire, qui apparaît en 1974. La chronologie que je propose est un peu différente : en s'intéressant aux évolutions des instruments de financement, on voit apparaître les premiers changements dès le milieu des années soixante, avec des réformes successives du système administré. Les premières expérimentations commencent en 1963, et un coup d'arrêt important sera porté aux mécanismes administrés entre 1966 et 1968, lors du passage au ministère des finances de Michel Debré, accompagné de son conseiller Jean-Yves Haberer. Ces éléments sont très bien documentés, notamment par le comité d'histoire économique et financière du ministère des finances.
Il est intéressant de constater que ces changements ont toujours été analysés comme des développements naturels, comme s'il fallait se plier à la loi d'évolution de la contrainte internationale. À la lecture de ces études et des archives, on note cependant que, dès les années soixante, une critique des mécanismes administrés se développe, et qu'un débat s'installe au sein de la direction du Trésor pour rompre petit à petit avec ces mécanismes de financement de la dette en dehors des marchés.
Si la chronologie budgétaire commence en 1974 avec le premier budget exécuté en déficit, la chronologie des changements concernant les instruments de financement lui est antérieure d'une dizaine d'années. En 1968, la phase d'expérimentation initiale est achevée, comme le démontre l'étude du plancher des bons du Trésor. Cet outil de financement paraîtrait aujourd'hui totalement hétérodoxe vis-à-vis du système bancaire et financier, car il s'agissait d'un système réglementaire contraignant les banques à souscrire des titres d'État dans une certaine proportion de leurs actifs en portefeuille. Or, dans les années soixante, cette part réglementaire a été progressivement réduite, puis définitivement fermée.
Cette technique offrait une sécurité de financement pour l'État, puisqu'elle lui assurait des liquidités en toutes circonstances en fonction de l'évolution de la masse monétaire — des actifs que détenaient les banques en portefeuille —, mais elle se voulait aussi une expérience vertueuse sur le plan de la monnaie. On pourrait penser que ces mécanismes administrés étaient inflationnistes, mais, à l'époque, ils ont précisément été constitués comme une manière de contrôler la masse monétaire, permettant au Trésor de garder un oeil sur ce que faisaient les banques de leurs liquidités et de geler certains actifs des banques, les empêchant de prêter plus encore à l'économie réelle.
De manière anachronique, on pourrait comparer cela à un système de réserves obligatoires, à cette différence près que ces réserves étaient placées en bons du Trésor. Ce système jouait donc un double rôle de contrôle de la politique monétaire et de financement de l'État. Ce dispositif était très original : le taux d'intérêt était fixé autoritairement par l'État, il n'y avait donc pas de prix de marché pour ces bons ; et il se voulait une expérience de contrôle centralisé de la politique monétaire.
Non seulement ces bons du Trésor ont disparu, mais un découpage institutionnel de toutes ces fonctions s'est peu à peu mis en place. Quand l'État était le grand banquier de l'économie, il fonctionnait comme une banque de dépôt, contrôlant la politique monétaire tout en se finançant. Progressivement, ces fonctions ont été dissociées, pour attribuer la politique monétaire exclusivement à la Banque de France — bien avant Maastricht et la construction européenne —, tandis que le Trésor se contentera d'émettre de la dette de marché sans se préoccuper de la question monétaire.
Un des résultats de ce découpage est que, aujourd'hui, l'État émet des obligations dont le taux d'intérêt est indexé sur l'inflation, ce qui protège les investisseurs. Si l'État s'autorise à émettre des titres de ce type, c'est qu'il parie sur le fait que la Banque centrale européenne appliquera une politique d'inflation contenue ; vous imaginez bien que, si l'inflation venait à déraper, le taux d'intérêt de ces titres exploserait.
Cet exemple démontre que le contrôle de la monnaie et le financement de l'État sont cloisonnés institutionnellement. L'inflation est presque devenue une donnée objective, sur laquelle le Trésor n'a plus aucun levier et que l'État délègue totalement à la Banque centrale européenne. Les investisseurs étant protégés de l'inflation sur la valeur de leurs titres, ils acceptent de prêter à l'État à un taux d'intérêt moins élevé. C'est donc bénéfique pour l'État, qui peut se financer à moindre coût ; néanmoins, il conforte cette politique anti-inflationniste. De nombreux économistes se demandent s'il faut préférer une inflation aussi faible ou une inflation légèrement plus élevée. Dans une certaine mesure, ces outils tranchent le débat : l'État émet des instruments qui induisent qu'une inflation basse est bonne ad vitam aeternam, que c'est la meilleure pour la politique économique.
Vous avez eu, à l'occasion de l'audition qui s'est tenue hier, une illustration du fonctionnement de l'État banquier, lorsque votre interlocuteur de la direction du budget a souligné que les collectivités locales déposaient leur trésorerie au Trésor de façon contrainte. D'une certaine manière, ce dépôt obligatoire des collectivités locales est le dernier résidu de ce que j'appelle le circuit du Trésor, qui était beaucoup plus étendu auparavant. Le nombre d'institutions contraintes de déposer leur trésorerie auprès de la direction du Trésor était alors bien plus élevé : étaient concernées la Caisse des dépôts et consignations, une série de banques publiques telles que le Crédit foncier, le Crédit national, le Crédit agricole, ainsi que le compte chèque postal, qui recueillait l'épargne des particuliers. Plutôt que de déposer leurs liquidités dans une banque, certains particuliers préféraient ainsi recourir à l'État et les déposer aux guichets du Trésor. Ces fonctions ont été définitivement démantelées dans les années 2000. La Banque de France a elle aussi géré pendant longtemps des comptes pour de la clientèle particulière.
Il est intéressant de garder cet élément présent à l'esprit dans le débat actuel : ces dépôts étaient en partie utilisés pour financer les écarts entre dépenses et recettes à court terme.