Intervention de Jean-François Delfraissy

Réunion du 10 février 2016 à 9h30
Commission des affaires sociales

Jean-François Delfraissy, directeur de l'Agence nationale de recherches sur le sida et les hépatites virales, ANRS et directeur de l'Institut microbiologie et maladies infectieuses :

Madame la présidente, je vous remercie pour votre invitation. Le fait que vous nous ayez conviés ensemble, Marc Meunier et moi-même, reflète bien la capacité de la Maison France à réagir en situation d'urgence. M. Meunier représente ici, avec l'EPRUS, un pilier opérationnel qui a vocation à apporter une réponse sanitaire rapide – j'en ai été témoin, il y a deux ans, lors de l'épidémie de maladie à virus Ebola. Je représente plutôt, pour ma part, le second pilier : la capacité de la recherche française à réagir elle aussi en situation d'urgence. Il s'agit là d'une particularité française : certes, nous ne sommes pas les seuls, les États-Unis sont également là, avec toute leur puissance ; reste que la France a regagné du terrain au cours des dernières années en termes de capacité à répondre très rapidement à de grandes crises sanitaires qui deviennent très rapidement des crises sociales, voire des crises politiques.

Je veux insister sur ce point : nous avons désormais une capacité – à un bémol près s'agissant du financement, mais tout finit par s'arranger – à rassembler des équipes, quelles que soient les institutions auxquelles elles sont rattachées, à même d'apporter une réponse opérationnelle sur le plan sanitaire comme sur celui de la recherche – en médecine, les deux marchent ensemble – sur différents « fronts mondiaux » : nous pensions pouvoir souffler après Ebola, en tirer les leçons, nous organiser, et nous avons eu Zika immédiatement après… Et la génération qui viendra après moi se retrouvera à affronter autre chose. Il faudra s'y habituer et intégrer les grandes crises sanitaires dans le curseur de nos échelles de risques. Et ces crises n'éclatent pas forcément dans des pays bien identifiés, comme ce fut le cas avec Ebola : elles peuvent survenir aussi dans des départements français d'outre-mer.

Si vous avez écouté la ministre hier, j'imagine que vous savez déjà tout sur Zika… Je serai assez rassurant. Zika est une arbovirose très proche de la dengue et du chikungunya – ses cousins germains. Ce virus, connu depuis plus de quarante ans, provient d'une forêt d'Afrique centrale qui lui a donné son nom. Il est passé ensuite en Asie du Sud-Est, en Thaïlande, où l'on a constaté plusieurs épidémies, puis en Polynésie – et en Polynésie française en 2013-2014 où plus de 40 000 personnes ont été touchées. C'est là que deux premiers signaux ont été relevés : une fréquence semble-t-il accrue de syndromes de Guillain-Barré, atteinte neurologique un peu bizarre, et peut-être une recrudescence de cas de microcéphalie. La Polynésie étant composée d'îles, elle se prête bien à une épidémiologie de terrain : les signaux se décèlent plus facilement que sur le continent.

Pourquoi n'avons-nous pas tenu compte de ces signaux et pourquoi n'avons-nous pas davantage parlé de la Polynésie à l'époque ? On m'avait tenu au courant, dans le cadre de l'Institut microbiologie et maladies infectieuses, et j'avais donc été en contact avec les médecins polynésiens. Or, au même moment, a éclaté l'épidémie d'Ebola. Puis, entre-temps, alors que nous étions en pleine épidémie d'Ebola, celle de Zika en Polynésie s'est éteinte.

Les leçons à tirer de ce qui s'est passé en Polynésie sont intéressantes et plusieurs équipes y travaillent. Comment l'épidémie de Zika s'est-elle arrêtée ? Le processus est sans doute le même que pour une épidémie de dengue ou de chikungunya : quand un certain niveau de la population est infecté – à hauteur de 30 à 40 % – une sorte d'immunité populationnelle se développe qui va plus loin que l'immunité naturelle, au point qu'à un moment donné l'épidémie s'arrête – à plus forte raison lorsque l'on prend des mesures sanitaires, ce qui aide les choses.

Zika est passé au Brésil, probablement à l'occasion de la coupe du monde de football – on peut dès lors, au passage, s'interroger sur ce qui va se passer lors des prochains jeux Olympiques. Puis le virus est remonté en Amérique du Sud, en Amérique centrale et dans les îles Caraïbes. Mais en fait, l'épidémie est déjà partie de la zone latino-américaine. Je vais être un peu cash : il faut certes prendre les mesures sanitaires que va évoquer M. Meunier, éliminer les eaux stagnantes ; c'est très bien de déployer 200 000 militaires au Brésil, mais c'est déjà fini ! On peut toujours, maintenant, prendre des décisions de fond, des décisions nécessaires, mais l'épidémie est partie. Ce sera bientôt le cas aux Antilles, quoi qu'on fasse, et la maladie ira ailleurs dans la zone caraïbe.

Soyons clairs, il n'y aurait pas de « problème Zika » si la question des microcéphalies ne se posait pas ; je ne serais pas devant vous ce matin, j'aurais commencé mes consultations à l'heure et vous parleriez d'autres choses. Zika, dans l'immense majorité des cas – plus de 60 % –, est une affection asymptomatique, c'est-à-dire sans aucun signe. Dans les autres cas, on a de la température, des douleurs musculaires, des douleurs articulaires, des maux de tête. J'ai moi-même eu la dengue il y a douze ans à la Martinique : je n'étais pas bien pendant deux jours mais on s'en remet… Zika c'est la même chose. Il s'agit d'une maladie tropicale ennuyeuse et contre laquelle il faudra probablement trouver un vaccin ; mais, je le répète, on n'en parlerait pas si on ne la soupçonnait pas d'avoir un lien avec les microcéphalies.

Je reviens à l'augmentation des polyradiculonévrites de type Guillain-Barré qui sont, vous le savez, réversibles et qui, en France métropolitaine ou d'outre-mer, peuvent être prises en charge : un tiers des malades vont en réanimation, les deux autres tiers sont traités et récupèrent au bout de trois semaines. L'augmentation des cas de Guillain-Barré est de l'ordre d'un facteur cinq, mais cela reste anecdotique : si c'était la seule conséquence du Zika, j'en serais certes ennuyé pour mes patients, mais cela ne poserait pas de problème de santé publique. Le seul vrai problème posé par le virus Zika est de savoir s'il peut entraîner une augmentation très significative des atteintes de type microcéphalie. Et là, les choses sont plus compliquées.

L'Organisation mondiale de la santé (OMS) a pris la décision d'alerter l'ensemble des autorités sanitaires il y a une semaine. Cela paraît logique, dans la mesure où l'on peut estimer qu'en Amérique du Sud et en Amérique centrale une dizaine de millions de personnes sont touchées par le virus. En même temps, nous avons tous l'impression que cette réaction rapide de l'OMS s'explique par le précédent d'Ebola, dont l'OMS n'avait pas perçu l'importance, ce qui l'avait fait réagir avec retard, ne s'apercevant pas de l'ampleur du phénomène. Or Zika et Ebola n'ont strictement rien à voir : au début de notre action, en octobre 2014, vous m'aviez auditionné, et nous en étions à un taux de mortalité de 70 % due au virus Ebola. Zika, c'est tout à fait autre chose.

Si les premières données en ont fait apparaître un nombre plus élevé de descriptions de microcéphalies en Polynésie pendant la période où Zika était présent, je suis toutefois bien obligé de vous dire qu'objectivement il n'existe pas d'étude scientifique « béton » qui permette de démontrer l'existence d'un lien entre les deux phénomènes. Nous avons tous une forte suspicion, certes, qui repose sur cette augmentation de cas de microcéphalie chez des cas témoins, avec la mise en évidence, dans des cas de malformations chez des enfants qui sont d'abord le produit d'avortements ou des enfants mort-nés, de la présence du virus dans le liquide céphalorachidien ou des prélèvements cérébraux ; mais ce sont des cases reports, des cas rapportés : il existe des cas de microcéphalie au Brésil et ailleurs mais qui ont d'autres causes que le Zika. Si vous me poussez dans mes retranchements, j'admettrai, oui, qu'il y a un lien entre le Zika et microcéphalie, mais les chiffres initialement annoncés qui faisaient état d'une multiplication par dix ou par vingt des risques de microcéphalie devront probablement être revus à la baisse. Un article paru avant-hier dans la revue The Lancet montre que, parmi les microcéphalies suspectes, certaines étaient dues en fait à d'autres causes. Les enquêtes en cours tendent à aller dans le même sens, y compris au Brésil où déjà la moitié des 2 200 cas de microcéphalie analysés – sur 3 200 –, et qui avaient été a priori « associés » au Zika, ne répondent finalement pas aux critères.

Pour me résumer, il existe probablement un lien entre Zika et l'augmentation des cas de microcéphalie mais ce lien n'est pas totalement, scientifiquement démontré, même si, j'y insiste, nous avons une forte présomption. Mais ce lien est probablement moins fort qu'on ne l'avait imaginé.

Aussi, dans les zones de pandémie de virus Zika, devons-nous considérer les femmes enceintes comme un bien précieux. C'est autour d'elles que doivent être mobilisés l'ensemble des efforts de prévention et d'accompagnement, insecticides et mécanismes de protection divers. On compte environ 5 000 grossesses par an à la Martinique, 6 200 à la Guadeloupe et un peu plus en Guyane – où leur suivi n'est pas du même niveau. Dans la mesure où nous n'avons ni médicament ni vaccin contre le Zika, cet accompagnement, pendant une période difficile qui va durer de six à huit mois, doit être essentiellement « sociétal ». Protéger ces femmes contre le Zika signifie les protéger contre le monde extérieur, et probablement aussi les inviter à protéger leurs rapports sexuels puisque le virus a été mis en évidence dans le sperme. Il s'agit de limiter au maximum les risques de contamination durant la grossesse.

La plupart des femmes qui, pendant la grossesse, seront atteintes par le virus, ne donneront pas naissance à un enfant affecté de microcéphalie. Nombre d'entre elles ne ressentiront rien – il s'agira d'un Zika asymptomatique et donc indécelable si elles ne sont pas suivies. Seuls les enfants d'une extrême minorité de femmes seront éventuellement concernés par la microcéphalie.

Il convient de réfléchir au suivi à moyen et long terme des enfants nés de mère ayant contracté le Zika pendant la grossesse, même si ces enfants ne sont pas atteints de microcéphalie à la naissance.

Dans cette perspective, nous avons monté, avec l'Alliance nationale pour les sciences de la vie et de la santé (AVIESAN), qui regroupe les acteurs français de la recherche, le réseau REACTing (REsearch and ACTion targeting emerging infectious diseases) qui vise, comme l'indique bien son nom, à réagir en situation d'urgence. Il regroupe l'Institut Pasteur, l'Institut de recherche pour le développement (IRD), l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) pour ce qui touche aux sciences humaines et sociales, et le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD) pour ce qui touche à la vectorologie et aux moustiques. Ce programme, très opérationnel, suit une cohorte de femmes enceintes dans les trois départements, comprend un partenariat avec le Brésil dans le cadre d'un appel d'offres qui doit être lancé au niveau européen et que l'on va monter avec différents partenaires français autour de la vectorologie et du diagnostic.

En effet, aussi étrange que cela puisse vous paraître, nous n'avons pas de bon outil diagnostic pour établir la « sérologie Zika ». Nous disposons de PCR (Polymerase Chain Reaction – réaction en chaîne par polymérase), donc de techniques de biologie moléculaire pour mettre en évidence le virus, mais le procédé est purement fugace : ce genre de test permet de savoir si femme a fait une rubéole ou pas, mais pour Zika, le test n'est ni sensible ni spécifique car, dans les régions concernées, les gens ont souvent été co-infectés par la dengue et par le chikungunya, ce qui provoque des réactions croisées et, du coup, on ne sait pas ce qui relève du Zika. Il s'agit donc d'une priorité de recherche opérationnelle : mettre au point des tests diagnostiques. J'espère que la France y parviendra. Viennent derrière des tas de questions autour des médicaments et des vaccins : le Zika est un flavivirus, il n'est pas très éloigné du virus de l'hépatite C. Il est possible qu'un certain nombre de molécules qui n'ont pas été sélectionnées dans le cadre de l'hépatite C puissent être utilisées pour le Zika ; cela montre aussi que les progrès de la recherche réalisés dans une thématique peuvent être utilisés dans d'autres. Pour ce qui est du vaccin, le groupe français Sanofi a décidé de se lancer dans la course, les États-Unis et le Canada également. Mettre au point un vaccin est une affaire de plus d'un an, sinon deux ou trois. On peut imaginer aller plus vite que d'habitude puisque toutes les plateformes vaccinales mises en place pour Ebola seront utilisées pour le Zika : cela devrait accélérer le mouvement.

La « maison France » – je tiens beaucoup à ce terme – est en train de coordonner l'action des différents acteurs de la recherche ; la mise en route de tout ce monde n'est pas toujours facile, comme vous pouvez l'imaginer. Bien sûr, notre collaboration internationale est très active, surtout avec les États-Unis qui sont très inquiets : ils pensent que la zone de la Floride et la Nouvelle-Orléans vont être touchées puisque le virus y a déjà fait son apparition.

Enfin, y a-t-il un risque en France ? Je vous répondrai si vous me posez la question… (Sourires.)

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