Intervention de Jean-François Delfraissy

Réunion du 10 février 2016 à 9h30
Commission des affaires sociales

Jean-François Delfraissy, directeur de l'Agence nationale de recherches sur le sida et les hépatites virales, ANRS et directeur de l'Institut microbiologie et maladies infectieuses :

Sur Zika, on ignore bien plus de choses qu'on n'en sait, et je l'assume. Par ailleurs, il faut trouver un juste équilibre : avec plus de 1,5 million de personnes touchées, Zika est une épidémie inquiétante, mais cela vaut pour d'autres arboviroses ; les vraies questions qui se posent tournent autour de la grossesse. Si je n'avais qu'un seul message à faire passer ce matin, ce serait celui-là.

La nouvelle infectiologie s'intéresse au triangle formé par l'agent pathogène – un virus –, l'homme et l'environnement extérieur. La modification de l'environnement a une incidence sur les vecteurs du virus que sont les moustiques porteurs ; de plus, les mouvements de populations plus faciles et plus rapides favorisent les crises sanitaires liées à des agents viraux et infectieux. Zika en est un bon exemple, mais l'on en a déjà vu et l'on en verra d'autres. L'infectiologie d'aujourd'hui amène à aborder le problème de l'homme dans son environnement, en lien avec les modifications climatiques. Zika est également un bon exemple de ce lien, car les moustiques tigres porteurs du virus, à l'origine issus de la région subtropicale, sont désormais présents dans le Sud de l'Europe, et notamment de la France. Il existe donc un vecteur possible de Zika dans cette région de notre pays ; cela étant, un vecteur ne fait pas une épidémie.

Peut-on s'attendre à des cas de Zika en France ? Oui, pour deux raisons. Premièrement, il se pourra que quelques personnes infectées arrivent en métropole de Martinique ou du Brésil et développeront un Zika ; deuxièmement, lorsque viendra le printemps, que la température montera et que le moustique tigre sera dans sa meilleure capacité dans le Sud de la France, on observera peut-être quelques dizaines de cas de Zika locaux. Ces cas feront probablement la une des journaux et inquiéteront nos concitoyens. Pourtant, je ne crois pas à une pandémie de Zika en France ni en Europe du Sud, en tout cas en 2016 – je pèse mes mots.

Il faut surtout réfléchir à la stratégie d'éradication de ce moustique. Sa présence en France métropolitaine s'explique-t-elle uniquement par le réchauffement climatique ou bien est-elle favorisée par d'autres facteurs comme les modifications des comportements ou l'utilisation des climatiseurs ? Il faut profiter de cette épidémie pour repenser la lutte contre les vecteurs de la maladie en France, en Espagne, en Italie et en Grèce. En 2014 et en 2015, le Sud de la France a déjà connu quelque dix à vingt cas de dengue et de chikungunya ; je m'attends à des chiffres similaires pour Zika. Mais c'est un signal, qui doit nous faire réagir pour éviter de nous retrouver dans cinq ans avec des chiffres beaucoup plus importants.

S'agissant de la transmission de Zika par voie sexuelle, on trouve le virus dans le sperme de certaines personnes qui ont contracté la maladie. Mais on n'a aucune idée de la fréquence ni de la durée de ce phénomène. Aucune étude n'a pris pour objet des patients ayant déclaré un Zika pour voir, de façon chronologique et séquentielle, si l'on retrouve le virus dans le sperme à un, deux ou trois mois de l'infection, ni si le virus disparaît ensuite. Nous allons mener cette étude à la Martinique et en Guadeloupe ; elle semble importante à la fois pour aujourd'hui et pour le futur. Le sperme constitue un réservoir pour toute une série de virus. Il y a six mois, les équipes françaises l'ont démontré pour le virus Ebola ; on le sait évidemment pour le VIH. Plus généralement, nous avons eu la surprise de constater qu'un grand nombre de virus habituellement non considérés comme sexuellement transmissibles se retrouvent de fait dans le sperme.

Il faut toutefois relativiser la portée de cette découverte. Je reste persuadé que dans l'immense majorité des cas, le Zika est transmis par les moustiques. Même si elle passionne les scientifiques, la transmission sexuelle n'est qu'anecdotique et donc marginale en termes de santé publique. Néanmoins, puisqu'il existe un doute, il apparaît raisonnable de mettre la femme enceinte à l'abri de tous les facteurs potentiels de risques. L'utilisation du préservatif n'a dans ce cas rien à voir avec celle que l'on prône contre les maladies sexuellement transmissibles : on vise des couples qui ont décidé de faire un enfant et qui ont des relations sexuelles jusqu'au milieu de la grossesse ; il n'est donc pas question de se protéger d'autre chose que du Zika. Comme il existe des cas asymptomatiques, l'homme peut contracter le Zika et le transmettre, sans le savoir, à sa femme pendant la grossesse à l'occasion de relations sexuelles. Dans le doute, il semble judicieux, dans la période qui vient – et non de manière définitive –, de conseiller aux femmes enceintes en Guyane, en Martinique et en Guadeloupe d'utiliser le préservatif pour faire barrière au Zika.

Le coeur du problème concerne la transmission de la mère à l'enfant et la survenue éventuelle des malformations chez le foetus. C'est un sujet difficile. J'aimerais à la fois attester du caractère sûr du lien entre le virus et les malformations, me montrer rassurant et vous donner les chiffres de prévalence et d'incidence du phénomène. Mais nous n'avons pas ces chiffres. Le signal est fort et indiscutable, mais probablement, comme je l'ai indiqué tout à l'heure, plus faible qu'on ne l'avait imaginé il y a un ou deux mois. Il ne faut ni sous-estimer le danger ni inquiéter les décideurs outre mesure ; vous devez comprendre que nous avons besoin de travailler et de rassembler les résultats. Il y a sûrement quelque chose, mais à quel niveau se situe ce quelque chose ? La malformation survient-elle uniquement en début ou en fin de grossesse ? Peut-il y avoir transmission lors de l'allaitement ? Un enfant qui naît d'une maman qui avait contracté un Zika, sain au départ, peut-il développer une anomalie plus tard, à six ou à douze mois ? Nous ne savons rien de tout cela ; il s'agit de questions de recherches opérationnelles, en train de se mettre en place. Malgré l'attente qu'on exprime souvent à leur égard, les médecins ne savent pas toujours tout ; ils cherchent et posent des questions.

Comment prévenir les problèmes chez la femme enceinte ? Si l'on admet que le virus Zika sera surtout actif dans les six mois qui viennent, il faudra surveiller 2 500 grossesses par département français concerné – Martinique, Guyane et Guadeloupe. On peut faire le même calcul pour les différentes régions du Brésil. Chaque grossesse doit être accompagnée avec des conseils, et pas uniquement des conseils médicaux. Contrairement au vaccin, les tests de diagnostic devraient être disponibles dans un mois ou six semaines ; ils sont en train d'être mis au point. Au moindre doute, il faudra déclencher la surveillance ; le bilan devrait même devenir systématique chez la femme enceinte. Il faut répéter les messages de prévention en faisant jouer la société civile : les sages-femmes, les associations de femmes, etc. Il faut expliquer aux femmes ce qu'on sait et ce qu'on ne sait pas, et leur recommander de se protéger, par exemple en portant des vêtements légers couvrant l'intégralité du corps : c'est une démarche simple mais efficace. Plutôt que de se contenter de leur conseiller le recours au préservatif, il faut leur en expliquer la raison ; les femmes enceintes, très attentives, sont capables de la comprendre. Mettre en place un suivi médical et social de 2 500 femmes par département n'est pas si difficile à condition d'y impliquer la société civile. Avant, c'était trop tôt, mais le moment est venu.

Monsieur Touraine, nous nous posons évidemment la question des facteurs de susceptibilité, mais nous ne savons pas pourquoi certains individus développent une forme sévère de la maladie. Une étude génétique est prévue sur la cohorte des femmes enceintes et celle des personnes atteintes du syndrome de Guillain-Barré. Les marqueurs de susceptibilité dans les formes graves des maladies infectieuses représentent une question importante. D'un point de vue strictement scientifique, il est intéressant de constater que chez l'adulte la maladie se traduit par un syndrome de Guillain-Barré – autrement dit une atteinte de certaines cellules du système nerveux central et périphérique – et chez l'enfant, également par une atteinte du système nerveux. Ce virus a probablement un certain type de tropisme. En plus des infectiologues, des équipes de neuroscientifiques travaillent actuellement sur la question des réactions croisées et des récepteurs particuliers sur certaines cellules du système nerveux. Dans tous ces domaines, la recherche démarre.

On s'étonne parfois qu'au bout de quarante ans, on n'ait pas été capable de mettre au point un diagnostic rapide du Zika, et on nous reproche d'en savoir si peu sur ce virus. Il y a plein de choses qu'on ne sait pas… N'oublions pas que les maladies infectieuses restent, que cela plaise ou non, la première cause de mortalité dans les pays du Sud et la deuxième dans le monde après le cancer, avant les complications cardio-vasculaires, qui sont en recul. Comme on ne peut pas faire face à tout, certaines maladies sont « oubliées » par la recherche. On nous avait posé la même question à propos d'Ebola, au début de l'épidémie : pourquoi ne saviez-vous pas plus de choses sur ce virus ? Nous avons énormément appris sur Ebola pendant dix-huit mois ; maintenant, nous apprendrons beaucoup sur Zika et les arboviroses en général. Faute de moyens, de temps et d'équipes, on ne peut pas être partout : on s'attaque donc à un problème en souhaitant que le savoir qu'on en retire serve ensuite pour la recherche sur d'autres maladies.

La recherche en France est en bon ordre. On ne travaille pas uniquement avec les équipes françaises : depuis un mois, je collabore avec les États-Unis ; la Commission européenne lance un appel à projets de recherche, auquel les équipes françaises vont répondre. Loin de nous limiter aux Antilles, nous entretenons des liens étroits avec les scientifiques brésiliens de la Fiocruz de Rio de Janeiro et de Recife, et nous montons un important programme pour les aider. Les États-Unis y sont également très présents.

Plusieurs d'entre vous ont exprimé une crainte relative au dilemme entre la volonté d'éradiquer les moustiques et le risque potentiel d'utilisation des insecticides à très large échelle. Ce n'est pas mon domaine, mais j'ai un avis sur la question. Le problème n'est pas simple : certains insecticides sont aujourd'hui confrontés à des résistances. Quant aux moustiques tigres, ils ont des capacités étonnantes, par exemple celle de transmettre deux virus à la fois. Notez à ce propos que nous disposons d'excellentes équipes d'entomologistes, une à l'Institut de recherche pour le développement (IRD) de Montpellier et une autre à l'Institut Pasteur, que nous avons incluses dans le consortium. Pourquoi le moustique est-il capable de bien vivre avec le virus ? Que sait-on de son système immunitaire ? Comment le virus s'intègre-t-il dans le génome du moustique ? Nous n'avons toujours pas de réponses à ces questions, mais y réfléchir permettra de faire avancer la recherche. Il est donc évident qu'il faut recourir à certains produits ; mais il ne suffit pas d'utiliser des insecticides, il faut aussi lutter contre la stagnation des eaux, sans oublier des problèmes plus subtils comme celui des climatiseurs dans le Sud de la France. Zika nous donne l'occasion – il faut parfois voir certains avantages – de revoir la copie et de réfléchir à ce qu'on peut faire en France, en Espagne et en Italie pour lutter contre ces moustiques porteurs de virus.

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