…qui savent très bien où sont leurs intérêts, lesquels ne sont pas nécessairement compatibles avec l’intérêt général de la société.
L’état d’urgence institue une société du soupçon et de l’hypersurveillance. Comme nous l’avons dit plus haut, en introduisant la notion de comportement dans la loi de 1955, vous avez institué le délit prédictif de présomption de responsabilité, en rupture avec le droit français. Jusqu’ici, aux termes de notre droit pénal, les autorités judiciaires ne pouvaient prononcer des assignations à résidence que contre des personnes mises en examen, à propos desquelles il existait par conséquent des indices graves ou concordants montrant qu’elles avaient pu participer à la commission d’une infraction.
Au vu de votre nouvelle définition, qu’il ne faut pas séparer de la rétention de sûreté – que la gauche et François Hollande s’étaient engagés à abroger ! – on ne doit pas s’étonner que les critères retenus pour prononcer une assignation à résidence soient moins stricts et conduisent à des excès.
C’est la fin de la présomption d’innocence et le début de l’État sécuritaire. Face à la mondialisation du terrorisme, il est compréhensible que les États cherchent à protéger leurs citoyens, mais faut-il pour autant faire de chacun un suspect, en plaçant l’ensemble de la société sous surveillance ?
Des débats autour de la loi sur le renseignement, du fichier S, de l’existence d’une Plateforme nationale de cryptanalyse et de décryptement – la PNCD, dont l’existence, entre 1989 et 1995, avait été cachée par l’État – jusqu’aux fichiers RFID ou ADN en passant par l’extension indéfinie des caméras de surveillance, tout montre que nous entrons dans un monde du contrôle et de la surveillance, au nom de la sécurité mais avec les moyens immenses du numérique. Big Brother n’est pas loin, sauf que nous ne sommes plus dans la fiction d’Orwell, mais dans une réalité co-construite par les États et les entreprises privées qui, telles les GAFA – Google, Amazon, Facebook et Apple – exploitent toutes les données existant sur notre intimité soit pour nous marchandiser soit pour nous surveiller, les deux démarches n’étant pas incompatibles.
Nous sommes donc en train de vivre le passage de l’État de droit à l’État de sécurité, qui nécessite de gouverner par la peur et conduit à la dépolitisation des citoyens, auxquels il faut proposer des ennemis de l’intérieur faute de débats et d’explications. Un tel État ne peut que fragiliser la cohésion sociale pourtant si nécessaire à notre pays en ces temps incertains.
Pour justifier un tel choix, le Premier ministre a trouvé un dérivatif : plus besoin de s’attaquer aux racines internes du mal, puisque les comprendre, c’est excuser le terrorisme. L’éducation, le chômage, les discriminations ne seraient que des excuses. Ne faisons surtout rien d’autre que de faire quadriller nos rues par les militaires et de mettre en condition les écoliers, les collégiens, les lycéens ! Cela s’appelle discipliner une population, l’habituer à l’état d’exception permanent, mais ce n’est pas lutter contre les fascistes religieux, qui ne peuvent que se réjouir de voir alimenter leur terreau.
Neutraliser les tueurs actifs ou potentiels, c’est l’urgence ; stériliser le terreau idéologique qui les nourrit, notre obligation permanente. Je crains que le souci quasi exclusif de l’urgence ne nous l’ait fait oublier.
C’est pourquoi l’urgence n’est pas de prolonger l’état d’urgence, mais de s’occuper de l’urgence démocratique et sociale, d’en finir avec le dépérissement de l’État qui, en dehors de sa fonction sécuritaire, abandonne des pans entiers de ses responsabilités dans les services publics, dans la lutte contre le chômage et la misère, dans l’éducation et la culture.