Madame la présidente, monsieur le ministre, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, chers collègues, décrété dès le 14 novembre dernier, l’état d’urgence a été prolongé pour une durée de trois mois par la loi du 20 novembre 2015. Ce régime d’exception devait donc s’achever le jeudi 25 février à minuit. Si nous n’avons été que six parlementaires à nous opposer, le 19 novembre dernier, à la prorogation de l’état d’urgence, qui a d’ailleurs été accompagnée de modifications substantielles de la loi du 3 avril 1955, je crois que cette fois-ci, ce ne sera plus tout à fait le cas.
Aujourd’hui, en effet, les oppositions sont plus vives. La concomitance de la révision constitutionnelle et de la réforme de la procédure pénale avec cette nouvelle prolongation de l’état d’urgence nourrit les préoccupations de nombreux parlementaires comme celles de nos concitoyens. En novembre dernier, les enquêtes d’opinion semblaient unanimes, et le Gouvernement les a largement utilisées pour appuyer son action. Je crois qu’aujourd’hui, ce n’est plus cas non plus !
Le Sénat a adopté le 9 février dernier le projet de loi prorogeant l’état d’urgence jusqu’au 26 mai 2016, après adoption d’un unique amendement, proposé par notre collègue sénateur Michel Mercier, le rapporteur du projet de loi. Cet amendement a procédé à une réécriture de l’article, sans effet cependant sur la durée ou le périmètre de la prorogation. Il a permis de revenir à la rédaction traditionnelle des lois de prorogation de l’état d’urgence, en trois points. Premier point : prorogation de l’état d’urgence pour une durée de trois mois à compter du 26 février 2016. Deuxième point : mention expresse en vertu de laquelle il pourra être procédé, pendant cette durée, à des perquisitions administratives. Troisième point : le Gouvernement pourra mettre fin à l’état d’urgence par décret en conseil des ministres avant la fin de cette période de trois mois, auquel cas il sera tenu d’en rendre compte au Parlement.
Chers collègues, dès la déclaration de l’état d’urgence, le ministre de l’intérieur et les préfets ont été dotés de pouvoirs de police très étendus. Et, comme vous le savez, le régime a de surcroît été renforcé, je dirais même durci par la loi du 20 novembre 2015.
En effet, onze mesures dérogatoires, individuelles ou de portée générale, sont prévues par la loi. Je voudrais ici les énumérer pour que celles et ceux qui nous écoutent constatent l’étendue des prérogatives octroyées au pouvoir exécutif et aux forces de police et de gendarmerie : l’interdiction de circulation des personnes ou des véhicules ; l’institution de zones de protection ou de sécurité où le séjour des personnes est réglementé ; l’interdiction de séjour ; l’assignation à résidence, complétée le cas échéant par une assignation à domicile à temps partiel, pouvant comporter jusqu’à trois pointages au commissariat ou à la brigade de gendarmerie et une interdiction d’entrer en relation, et qui peut être aménagée sous la forme d’un placement sous surveillance électronique ; la dissolution d’associations ou de groupements ; la fermeture provisoire des salles de spectacles, débits de boissons et lieux de réunion ; l’interdiction de manifestation ; la remise des armes de catégories A à C et de celles de catégorie D soumises à enregistrement ; la réquisition de personnes ou de biens ; la perquisition à domicile de jour et de nuit ; le blocage de sites internet provoquant à la commission d’actes de terrorisme ou en faisant l’apologie, mesure qui existe d’ailleurs déjà dans la loi pour la confiance dans l’économie numérique.
D’après les chiffres communiqués par le ministère de l’intérieur, certaines de ces mesures ont été utilisées très activement. On compte 3 340 perquisitions administratives ; seules 52 % des personnes perquisitionnées seraient inscrites sur le fichier des signalés pour la prévention et la radicalisation à caractère terroriste, créé en mars 2015 et qui compte plus de 11 000 noms. Il y a eu 395 interpellations entraînant 344 gardes à vue, dont 67 condamnations prononcées et 54 décisions d’écrou, ainsi que 29 procédures dont 23 pour apologie du terrorisme – c’est donc la grande majorité de ces cas qui concerne le délit d’apologie du terrorisme. Enfin, 285 assignations à résidence sont toujours en vigueur ; 2 ont été suspendues ou annulées par le juge administratif et 46 ont été abrogées « spontanément » par le ministère de l’intérieur, sans doute par crainte d’une condamnation de l’État, notamment celles intervenues durant la COP21.
La loi du 20 novembre 2015 a introduit un nouvel article dans la loi du 3 avril 1955 : l’article 14-1, qui reconnaît la pleine compétence du juge administratif pour contrôler a posteriori les mesures de police administrative prévues par l’état d’urgence, faisant ainsi de lui le garant de la nécessité et de la proportionnalité de ces mesures.
Toutefois, comme vous l’avez vous-même noté, monsieur le ministre, lors de votre audition par la commission des lois la semaine dernière, eu égard aux mesures déployées, le bilan semble, non pas médiocre, mais modeste, surtout si l’on s’en tient au nombre de procédures ouvertes sous la qualification de « terroriste », puisque le pôle antiterroriste du parquet de Paris n’a été saisi que de cinq procédures – mais je concède que ce chiffre n’est pas définitif, de nouvelles enquêtes judiciaires pouvant être ouvertes au vu des éléments recueillis. En outre, sur les 578 armes saisies par les autorités, 428 l’étaient déjà à la mi-décembre. Même constat concernant les stupéfiants : sur 254 découvertes, 206 avaient déjà été faites à la même époque. La principale mesurée utilisée est en réalité la perquisition administrative.
Le 13 janvier dernier, Jean-Jacques Urvoas, en sa qualité de président de la commission de contrôle parlementaire de l’état d’urgence, faisait le constat suivant devant la commission des lois : « La proportion de perquisitions nocturnes reste stable alors même que l’effet de surprise s’est estompé, que les cibles prioritaires se raréfient et que les unités spécialisées interviennent moins fréquemment ». Il ajoutait que « le recours aux perquisitions administratives [s’était] concentré dans les premières semaines de l’état d’urgence », pour ne pas dire les premiers jours ; il soulignait même que « depuis le 30 novembre, la brigade de recherche et d’intervention, l’unité de recherche, assistance, intervention, dissuasion et le groupe d’intervention de la gendarmerie nationale [n’étaient] presque plus engagés ».
Certes, le Conseil d’État a donné, le 2 février, un avis favorable à la prolongation de l’état d’urgence jusqu’au 26 mai. Comme l’a rappelé Pascal Popelin, pour la juridiction administrative, « les précautions prévues contre d’éventuels excès dans l’emploi de ces mesures, ainsi que leur contrôle juridictionnel, se sont révélés effectifs ». En l’occurrence, le Conseil d’État à la fois dit le droit et fait office de conseil du Gouvernement, de contrôle et de recours : cela fait beaucoup pour une seule instance !
Les recours devant les tribunaux contre l’état d’urgence ont mis en évidence quelques approximations – j’espère que vous ne vous offusquerez de ce terme, monsieur le ministre – de la part du ministère de l’intérieur, dont les décisions d’assignation à résidence reposaient parfois uniquement sur des notes blanches qui n’ont pas résisté au débat contradictoire devant le juge. Pourtant, ces feuilles volantes ne devraient plus exister : peu après les attentats de Madrid, le ministre de l’intérieur de l’époque, Dominique de Villepin, présentait à l’Assemblée nationale une petite révolution : « Il n’est pas acceptable dans notre République que des notes puissent faire foi alors qu’elles ne portent pas de mention d’origine et que leur fiabilité ne fait l’objet d’aucune évaluation ». M. de Villepin assurait même avoir élargi cette mesure à l’ensemble des notes, y compris celles qui sont transmises aux juridictions administratives et judiciaires.
La présidente de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, Mme Christine Lazerges, a elle aussi fait part de son scepticisme : « On peine à comprendre qu’on puisse aujourd’hui en France effectuer des perquisitions sur la base d’informations trop souvent ni datées ni signées, si ce n’est par un service, et contre lesquelles il est dès lors très difficile de former un recours ».
Dans sa décision du 11 décembre, le Conseil d’État indique clairement qu’une assignation à résidence constitue une atteinte grave et immédiate aux libertés, tandis que le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 22 décembre, rappelle que les dossiers doivent être examinés contradictoirement et que les allégations du ministre de l’intérieur ne bénéficient d’aucune présomption de vérité. Tout comme ici, en fait !
Certes, 2 assignations à résidence ont été suspendues par la justice, mais 46 autres ont été abrogées par le ministère de l’intérieur la veille de l’audience, le ministre préférant sans doute mettre fin aux assignations à résidence, conformément à la conduite qu’il s’était fixée dès le départ, afin de ne pas subir de camouflet devant le juge judiciaire. Probablement pour se prévenir d’éventuelles condamnations devant la Cour européenne des droits de l’homme, le Gouvernement a aussi informé le Conseil de l’Europe d’une dérogation provisoire à la Convention.
Enfin, comme vient de le souligner Noël Mamère à la tribune, l’utilisation de l’état d’urgence pour des décisions très éloignées de la lutte contre le terrorisme avait été critiquée le 13 janvier dernier par Jean-Jacques Urvoas, lequel avait cité l’exemple d’un arrêté préfectoral interdisant la vente d’alcool dans le Nord et celui d’une interdiction de déplacement visant des supporters de clubs de football – je crois que M. Popelin a lui aussi assisté à cette réunion de la commission des lois.
Parce qu’il me semble qu’il reste encore quelques gaullistes dans cet hémicycle,…