Intervention de Sergio Coronado

Séance en hémicycle du 16 février 2016 à 15h00
Prorogation de l'état d'urgence — Motion de renvoi en commission

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaSergio Coronado :

…je voudrais convoquer Michel Debré. Lorsqu’il avait présenté en 1958 l’avant-projet de notre Constitution, il s’était montré intraitable sur l’autorité judiciaire. Il avait dit qu’on ne peut emprisonner, perquisitionner, assigner à résidence, si ce n’est sur décision d’un juge ; et que c’est le juge judiciaire qui doit autoriser les atteintes aux libertés. Lorsque Michel Debré défendait avec vigueur cette position, la guerre d’Algérie durait depuis plus de quatre ans !

Chers collègues, nous devons aujourd’hui nous prononcer sur la prorogation d’un état d’urgence déjà prorogé une première fois. Vous le savez, notre outil répressif n’a cessé d’être renforcé depuis quarante ans. Il s’est encore enrichi, notamment en matière de lutte contre le terrorisme. L’arsenal juridique français est loin d’être laxiste ! On encourt jusqu’à sept ans de prison pour apologie du terrorisme sur internet et l’« entreprise terroriste individuelle » a été intégrée dans notre droit.

Le délit d’association de malfaiteurs en liaison avec une activité terroriste avait déjà pour objet de prévenir les attentats en arrêtant ceux qui les projettent, au moment où des actes préparatoires suffisamment graves sont commis mais où l’irréparable n’a pas encore eu lieu. Cette infraction repose sur le comportement général de l’individu, sur ses fréquentations, sur les sites internet qu’il consulte. Le délit, prévu à l’article 421-2-1 du code pénal, existe depuis la loi du 22 juillet 1996 tendant à renforcer la répression du terrorisme.

L’essentiel de la loi relative au renseignement, en particulier la possibilité de s’introduire chez une personne pour sonoriser son logement à titre préventif et sans autorisation préalable d’un juge, constitue également un dispositif lourd de conséquence.

Pour réprimer, l’exécutif dispose de moyens considérables dans notre droit. C’est le corps social tout entier qui est affecté par l’état d’urgence, dont les effets ne se limitent pas à la police administrative. Vous avez, tout comme moi, été informés de cas qui n’en relèvent pas : ainsi, ce fonctionnaire travaillant dans une ambassade à l’étranger, qui avait bénéficié d’un passeport des services et qui, deux jours après les attentats, a été rappelé sans explication, au prétexte qu’il faisait l’objet d’une fiche S. La vie de milliers de citoyens est ainsi directement affectée.

Les conséquences de l’état d’urgence inquiètent bien au-delà des organisations de défense des droits humains. Dès janvier, alors que l’on en était à la première prolongation de trois mois, le secrétaire général du Conseil de l’Europe faisait part de ses préoccupations. Dans une lettre au président français, il soulignait les risques pouvant résulter des prérogatives conférées à l’exécutif dans le cadre de ce régime d’exception, en particulier s’agissant des perquisitions administratives et des assignations à résidence.

Mi-janvier, le commissaire aux droits de l’homme s’inquiétait des dérives de l’état d’urgence en France ; il évoquait notamment le risque d’un profilage ethnique et mettait en doute la nécessité des perquisitions administratives.

Hier, la commission d’enquête relative aux moyens mis en oeuvre par l’État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015 a débuté ses travaux en auditionnant les associations de victimes des attentats. Des victimes d’une très grande dignité, que je veux saluer ici en notre nom à toutes et tous, qui ont évoqué une administration pesante, procédurière et déshumanisée et qui ont largement critiqué la réponse politique apportée par le Gouvernement. Demain, une seconde table ronde aura lieu avec notamment les représentants de l’association française des victimes du terrorisme.

En outre, la mission d’information sur les moyens de Daech continue ses auditions. On est encore loin d’avoir tiré toutes les conclusions de ses travaux précieux. L’impact des nombreuses lois antiterroristes n’a pas encore été établi que, déjà, un nouveau texte renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l’efficacité et les garanties de la procédure pénale, vient en discussion, en procédure accélérée, au Parlement. Il s’agit d’un texte hybride, dont la vocation est de prolonger les mesures autorisées par l’état d’urgence en dehors de l’état d’urgence.

Je voudrais être très clair. Comme vient de le souligner Isabelle Attard, personne ici ne s’est opposé à la décision du Président de la République de décréter l’état d’urgence le soir même des attentats ; personne ici ne considère que le terrorisme ne représente pas un danger. Mais, pour reprendre les mots de Jean-Jacques Urvoas le 13 janvier, arrêter l’état d’urgence « ne sera pas synonyme d’une moindre protection », car, en réalité, « l’essentiel de l’intérêt de ce que l’on pouvait attendre [de ces mesures] semble à présent derrière nous ». « Partout où nous nous sommes déplacés », ajoutait-il, faisant référence au contrôle parlementaire qu’il avait réalisé avec Jean-Frédéric Poisson, « nous avons entendu que les principales cibles et objectifs avaient été traités. » L’effet de surprise est de fait largement estompé et les personnes concernées sont désormais pleinement préparées à faire face à d’éventuelles mesures administratives.

Ce phénomène d’extinction progressive de l’intérêt des mesures de police administrative se lit d’ailleurs dans les chiffres. Réagir efficacement à un attentat terroriste en donnant à l’État les moyens proportionnés à l’ampleur de la menace imminente était une chose, combattre le terrorisme sur le long terme en est une autre.

Il y a un mois, en commission des lois, il était question de sortir de l’état d’urgence ; aujourd’hui, il s’agit de proroger cet état d’urgence pour trois mois supplémentaires !

Ce qui a changé sans doute, comme le Premier ministre l’a, comme souvent, exprimé clairement – j’allais dire brutalement – c’est l’approche du Gouvernement. En effet, dans de nombreuses et récentes déclarations, le Premier ministre a indexé la durée de l’état d’urgence sur les menaces terroristes permanentes – ce sont ses propres mots – et la mise hors d’état de nuire de Daech. D’une mesure limitée, proportionnée, on passe à un dispositif ordinaire de lutte contre le terrorisme, à un état permanent de maintien de l’ordre public. Ce n’était pas, je crois, l’esprit de la loi du 3 avril 1955.

Nous aurions souhaité, et je sais que le président de la commission des lois partage cet avis, que la commission de contrôle fasse un bilan global de l’application de la prorogation pour trois mois : c’eût été une nécessité avant de proroger une nouvelle fois l’état d’urgence. Malheureusement, cela n’a pas été le cas.

Si le ministère que vous dirigez, monsieur le ministre, a fait preuve d’un esprit de coopération qu’il convient de saluer, les propos que vous avez tenus à cette tribune diffèrent beaucoup de vos communications d’étape devant la commission de contrôle composée par celui qui est désormais garde des sceaux et par notre collègue Jean-Frédéric Poisson.

Le renvoi du texte en commission permettrait de dresser un bilan global de la prolongation pour trois mois de l’état d’urgence. C’est, je le répète, une nécessité avant toute nouvelle prolongation. Ce serait aussi reconnaître la réalité du contrôle parlementaire, sans doute la seule mesure positive de la loi du 20 novembre 2015. Cela rendrait enfin possible un débat non pas uniquement sur les mesures et leur efficacité, mais aussi sur le changement d’approche du Gouvernement après les déclarations du Premier ministre. Si ce changement était entériné sans discussion, cela reviendrait à considérer que rien ne fait obstacle à une prorogation incessante de l’état d’urgence. C’est pour toutes ces raisons que j’invite mes collègues à voter le renvoi du texte en commission.

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