Intervention de Philippe Louis

Réunion du 4 février 2016 à 9h00
Mission d'information relative au paritarisme

Philippe Louis, président confédéral de la Confédération française des travailleurs chrétiens, CFTC :

Ce sujet passionne en effet la CFTC, en ces temps où le chômage en France est préoccupant. Nous devons être attentifs à toutes les formes de travail qui émergent aujourd'hui.

Une question se pose, et de la réponse dépendra le choix des pistes à suivre : sommes-nous en train de vivre une crise, sommes-nous dans un monde qui change ou carrément face à un bouleversement ? Nous estimons, à la CFTC, que le monde est en crise, mais que celle-ci est avant tout liée à un véritable bouleversement. Il ne s'agit pas d'une crise économique classique.

Ce bouleversement est lié au développement de la numérisation, qui pousse les entreprises à évoluer. De nombreux rapports d'économistes parviennent aujourd'hui à la conclusion que, le numérique et la robotisation arrivant dans les entreprises, on y trouvera désormais moins de salariés. Et, du coup, il y aura moins de salariés tout court…

Et malheureusement, cela se vérifie : malgré les mesures mises en oeuvre, comme le Pacte de responsabilité, dont l'objectif est d'aider les entreprises à rétablir leurs marges pour créer de l'emploi, investir et se moderniser, nous sommes loin du million d'embauches promis par le MEDEF. Du côté de la création d'emplois, la situation continue à se dégrader. En revanche, les entreprises vont un peu mieux et recommencent à investir. Toutes ne le font pas, mais dans le secteur du numérique, les entreprises françaises sont pour beaucoup des fleurons de la high-tech. On trouve de nombreuses start-ups en France. Autrement dit, la piste est bonne, même si elle ne produit pas ses effets au niveau de l'emploi.

Partant de ce constat, à savoir une économie qui peut redémarrer, mais avec moins de salariés, le problème est de trouver de l'activité pour les autres salariés.

Dans le même temps, on constate l'émergence de l'économie collaborative – ce que l'on appelle communément l'« ubérisation » de l'économie – qui vient bouleverser les fondements du salariat tel que nous l'avons connu.

Selon qu'on estime être dans une phase de « destruction créatrice » ou dans une phase de « création destructive », la question se pose différemment. Faut-il freiner ce qui est en train d'émerger alors que cela répond à un besoin en créant de l'activité ? Ou bien l'activité ainsi créée va-t-elle perturber le fonctionnement des entreprises ? Chacun peut faire son choix, et c'est ce qu'a fait la CFTC : nous pensons pour notre part qu'il s'agit d'une destruction créatrice et que, partant de là, il faut trouver le moyen de redonner un emploi à tous les salariés que le numérique a conduits vers le chômage.

Si ces nouveaux modes d'activité nous perturbent, c'est que nous avons du mal à les appréhender et à les maîtriser.

Prenons un exemple. On a parlé d'ubérisation, mais, à dessein, je ne prendrai pas le cas d'Uber. Imaginons plutôt que vous décidiez que votre activité consistera à tondre la pelouse d'un particulier. Pour mener à bien cette activité, plusieurs possibilités s'offrent à vous : vous pouvez aller voir une entreprise comme O2 ou une association pour vous faire embaucher, et devenir leur salarié. Autre possibilité, vous devenez autoentrepreneur, vous achetez une tondeuse et vous cherchez des clients. Vous pouvez également recourir au chèque emploi service universel (CESU) ; dans ce cas, c'est un particulier employeur qui vous embauche. Enfin, vous pouvez vous inscrire sur une plateforme internet et une application vous indique chez qui aller pour tondre la pelouse.

Pour une même activité, vous pouvez donc être employeur, employé, autoentrepreneur ou salarié. Ces quatre modèles coexistent, et chacun y trouve son compte. Faut-il en supprimer un ? On voit ce qui se passe aujourd'hui avec Uber et les taxis. Quant à UberPop, qui permettait, sans autorisation, à tout un chacun de transporter des personnes, il a été interdit, ce qui était logique puisque rien n'était organisé. Mais fallait-il totalement l'interdire ou plutôt chercher à l'organiser ?

Ces quatre modèles ont chacun leurs avantages et leurs inconvénients.

L'avantage de la plateforme est la rapidité : il suffit de s'inscrire sur le site internet. Vous n'avez pas de patron. Par contre, vous êtes noté. Si vous avez les fameuses quatre étoiles, vous êtes à peu près sûr de pouvoir retrouver des clients. Pour quelqu'un qui n'a pas de diplôme, il n'y a pas d'entretien d'embauche, et il peut se lancer rapidement dans une activité. Bien entendu, il y a, entre autres, des problèmes d'autorisation, mais on a bien vu, avec UberPop, que n'importe qui pouvait commencer une activité. Ce système a permis à beaucoup de jeunes, parfois des jeunes des « quartiers », de mettre le pied à l'étrier pour avoir ensuite une activité plus pérenne. Faut-il condamner ou organiser ce système ? Nous estimons, pour notre part, qu'il faut l'organiser.

J'en viens au statut d'autoentrepreneur. Au plan européen, on raisonne davantage en termes de micro-entreprise. Une micro-entreprise est une entreprise qui se crée, qui a les activités d'une entreprise et qui a vocation à grandir. L'autoentrepreneur, lui, n'a pas forcément envie de créer son entreprise.

Qu'est-ce qu'une entreprise ? En général, c'est une personne morale. Son activité consiste à tenir une comptabilité, embaucher, aller chercher des clients etc., alors qu'avec les plateformes, on peut être autoentrepreneur sans avoir toutes ces obligations. Ce sont deux modèles distincts. Une loi récente rapproche le statut des autoentrepreneurs de la micro-entreprise, ce qui, à mon avis, au lieu d'éclairer les choses, a créé encore plus de confusion.

Une autre catégorie est en train de se créer, que l'on a tendance à confondre avec les autoentrepreneurs : celle des salariés indépendants. Ce sont des salariés qui n'ont pas d'entreprise. J'aurais tendance à les appeler « auto-salariés ». La question qui se pose est de savoir s'ils doivent être les salariés des plateformes, qui dès lors deviendraient des entreprises.

Il existe peut-être des solutions pour répondre aux aspirations de tous ceux qui se lancent dans une activité par l'intermédiaire des plateformes et qui s'y précarisent, dans la mesure où rien n'est prévu en matière de protection sociale ou de formation. Personne ne s'occupe d'eux : ils sont lâchés dans la nature, sans possibilité de faire valoir des revendications.

Il faudrait créer un socle de droits, qui pourrait être commun à tous les salariés, y compris à ceux qui n'ont pas d'entreprise. Cela étant, certains droits accordés aux salariés des entreprises n'intéressent pas les gens dont nous parlons. Ce que je vais dire, venant d'un représentant d'une organisation syndicale, va peut-être vous choquer, mais beaucoup de salariés se moquent du temps de travail : pour eux, c'est une contrainte… Pour autant, s'ils peuvent gérer leur temps de travail, cela ne veut pas dire qu'il faut laisser faire n'importe quoi. Les maxima doivent s'appliquer.

Prenons le cas des éleveurs : ils n'ont aucune contrainte en termes de temps de travail, mais ils en sont arrivés à travailler certainement plus de quarante-huit heures par semaine, sans pourtant pouvoir dégager un vrai salaire. Autrement dit, la liberté ne doit pas laisser la place aux abus. Mais il faut tenir compte du fait que certains salariés veulent être libres de leurs horaires, car cela a aussi des avantages : on travaille quand on peut ou quand on a envie de travailler. Pour des gens qui veulent préserver une vie de famille, cela peut être un plus.

Par ailleurs, dès lors qu'on est payé au SMIC dans une entreprise, on doit fournir un certain volume de travail. Mais on le voit avec les heures supplémentaires, beaucoup de gens préfèrent travailler plus pour avoir un revenu plus substantiel. Mais le plus souvent, c'est l'entreprise qui en décide, pas le salarié.

Le modèle d'auto-salarié, ou salarié indépendant, laisse beaucoup plus de liberté. Mais il n'est pas certain que le code du travail, en l'état, leur soit applicable. Et il n'est pas sûr non plus qu'ils le souhaitent.

Le récent rapport de M. Robert Badinter esquisse des pistes : il y a de grands principes qui peuvent être appliqués à tous, et d'autres qui pourraient être appliqués suivant le mode de salariat. Encore faut-il admettre qu'il puisse exister plusieurs modes de salariat.

Quant au compte personnel d'activité (CPA), je pense qu'il y a, là aussi, des pistes qui permettraient de créer un socle commun, s'agissant notamment de la protection sociale et de la formation. Il a été prévu d'inclure les indépendants dans le dispositif, ceux-ci étant parfois les salariés de leur propre entreprise, voire des salariés comme les autres. Cela étant, ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes pour mener leur activité. Or quand l'activité n'est plus suffisante, n'ayant pas droit à une allocation-chômage, leur situation devient dramatique. Pourquoi ne leur permet-on pas de cotiser et d'avoir eux aussi accès aux allocations-chômage ?

Aujourd'hui, on travaille quarante-deux ans. Demain, ce sera quarante-trois ou quarante-quatre ans. Aura-t-on la possibilité de faire toute sa carrière dans une seule catégorie ? Ou bien sera-t-on parfois salarié, parfois autoentrepreneur, parfois fonctionnaire ? La fonction publique ne doit-elle pas être plus ouverte ? Autant de questions qu'il faut se poser.

Quoi qu'il en soit, nous sommes persuadés qu'il faut donner le maximum de droits communs à tous, un socle de droits qui permette à chacun de prendre en main sa vie professionnelle. Grâce à ce socle commun et à la levée des freins qui existent aujourd'hui pour passer d'une catégorie à une autre, nous pourrions permettre l'apparition de nouvelles activités. Les activités qui émergent aujourd'hui ont l'avantage d'être des activités marchandes, et non des emplois aidés, ce qui nous semble positif, à condition, je le répète, de donner des droits à tous les salariés.

Il convient aussi de donner à ces auto-salariés des droits en matière de représentation. Les organisations syndicales doivent avoir leur place dès lors qu'on parle d'un socle commun qui tourne autour de la protection sociale et de la formation professionnelle.

En ce qui concerne la représentation des catégories, des choix sont à faire : on peut considérer que les autoentrepreneurs seraient mieux représentés par une organisation patronale que par une organisation salariale, mais je vois mal comment on pourrait négocier socialement. Imaginons que les autoentrepreneurs adhèrent au MEDEF… Sachant qu'Uber est adhérent du MEDEF et qu'il s'agit d'un rapport de sous-traitance.

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