Intervention de Arthur De Grave

Réunion du 4 février 2016 à 9h00
Mission d'information relative au paritarisme

Arthur De Grave :

Effectivement, il y a toute une première vague de cette économie, de ces nouveaux modes de production, qui portait une idéologie très hostile au concept même d'institution. C'était une économie informelle, il s'agissait de ne pas servir les puissants.

Et, effectivement, puisque vous rappeliez pourquoi Michelin avait fait signer des contrats de travail aux ouvriers, toute une réflexion de fond sur le travail est nécessaire. Selon une tradition de gauche assez ancienne, le salariat était la forme même de l'exploitation. Jusqu'à une date relativement récente, jusqu'au XXe siècle, chez Marx, le salariat est ce qui rend possible la survaleur ; c'est la forme même de l'exploitation. Ensuite, la balance a penché de plus en plus du côté des salariés, parce qu'on a attaché un ensemble de droits sociaux au salariat. Toute une société s'est ainsi construite sur le salariat de masse, et le salariat est devenu quelque chose de plutôt positif.

Mais depuis un certain temps, à en juger par les inégalités qui reprennent du poil de la bête, salariales mais aussi patrimoniales si l'on en croit les travaux de Thomas Piketty, ce salariat a tout de même du plomb dans l'aile. La société salariale ne semble plus capable d'assurer une prospérité partagée aujourd'hui. Faisons donc ce constat un peu philosophique : le salariat n'a pas toujours été cette panacée, il n'a pas toujours été vécu comme quelque chose de positif. Pour les paysans arrachés de leurs terres au XVIIIe siècle, devoir aller signer ces contrats de travail, qui reposent sur le lien de subordination, ce n'était pas forcément paradisiaque…

Cependant, une fois cela rappelé, on n'a pas dit grand-chose. Il faut vraiment plusieurs niveaux de lecture. Je vous parlais tout à l'heure du digital labor et de la « freelancisation », mais il est un troisième phénomène, distinct, celui de l'économie dite « du partage ». Nous sommes vous et moi des prolétaires du numérique dans la grande usine du numérique mondialisé, mais un certain nombre d'activités nous sont possibles en tant que simples particuliers : vous pouvez mettre votre voiture en location sur une plateforme comme Drivy, mettre de temps en temps votre appartement en location sur AirBnb. Si je n'ai pas cinq appartements à Paris et que je n'en tire pas mon revenu principal, je reste dans une logique de mutualisation ; ce n'est pas du travail, c'est un niveau différent. L'idée d'une franchise avait été reprise notamment dans un rapport du Sénat : il proposait qu'en deçà de 5 000 euros, les montants tirés de plateformes comme AirBnb ou Drivy ne soient pas considérés comme un revenu : on étendait la logique de mutualisation, de partage de frais du covoiturage. Du coup, cela n'entre pas dans le champ du travail, de cette réflexion approfondie qu'appelle la régulation du travail. Au-delà commence le niveau de « freelancisation » de l'économie.

Aujourd'hui, Uber est attaqué de toutes parts aux États-Unis, plusieurs class actions sont en cours parce que Uber, effectivement, vous le signaliez, est dans une situation de monopole. C'est l'un des problèmes de l'économie numérique : elle tend à favoriser l'émergence de monopoles naturels. On n'a pas besoin d'avoir cinq BlaBlaCar en France. Ce qui fait la valeur d'une plateforme, c'est sa capacité à mettre en relation une offre et une demande, il lui faut donc atteindre une masse critique en termes de nombre d'utilisateurs : plus elle est grosse, mieux c'est. Le modèle de concurrence pure et parfaite ne nous sert à rien pour penser cette économie de plateformes qui favorise effectivement l'émergence de monopoles.

Cela pose de vrais problèmes en terme de travail. Si vous ne pouvez pas aller chez un concurrent d'Uber, vous vous retrouvez effectivement totalement enchaîné à cette plateforme. La plateforme Uber a un peu polarisé l'attention et hystérisé les débats parce qu'elle se comporte effectivement comme un employeur : contractuellement, les chauffeurs ne sont pas salariés de cette plateforme mais tout un faisceau d'indices montrent qu'en fait Uber se comporte bel et bien comme tel. De facto, le lien de subordination existe, les conducteurs étant dans un lien de dépendance économique vis-à-vis de la plateforme – toute une réflexion est en cours, aujourd'hui, sur la mutation, de ce lien de subordination en un lien de dépendance économique. Uber désactive les chauffeurs dès lors que leurs notes sont inférieures à un certain seuil, différent selon les pays. Uber peut décider du prix de la course, des horaires de travail, et vous désactiver – donc, in fine, vous licencier. Nous retrouvons chez Uber tout ce qui structure la relation employeuremployé, mais ce n'est pas le cas partout. Bon nombre de plateformes sont moins dirigistes, moins extrêmes dans la subordination, dans la domination exercée sur les utilisateurs. Elles ne fixent pas les prix, elles ne mettent pas en place de systèmes de notation aussi contraignants, elles ne vous désactivent pas si vous êtes mal noté. Vous ne trouverez pas toujours trace d'un lien de subordination qui permettrait de requalifier un indépendant en salarié.

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