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Il y a deux ou trois jours, j'assistais à un séminaire donné par Yann Moulier-Boutang, économiste, philosophe, auteur notamment de L'Abeille et l'Économiste. Il expliquait que ce qui est automatisé aujourd'hui, y compris dans le tertiaire, ce sont les tâches de l'hémisphère gauche du cerveau, toutes les tâches rationnelles. Restent toutes les tâches demandant de la créativité, qui relèvent de l'hémisphère droit. Le problème, c'est qu'il y a quelque chose de profondément contradictoire, de la part des entreprises, à demander de faire preuve d'initiative et de créativité à quelqu'un qui leur est lié, contractuellement, par un lien de subordination… Voilà qui explique aussi pourquoi le salariat perd de sa pertinence.
Vous évoquiez tout à l'heure des formes de sociabilité. Lorsque mon père rentrait du bureau dans les années quatre-vingt, quatre-vingt-dix, on pouvait éventuellement l'appeler sur le téléphone fixe de la maison pour qu'il revienne au bureau en cas d'urgence, mais sinon… Et il n'avait ni ordinateur ni téléphone portable. Aujourd'hui, si la batterie du téléphone portable de certains de mes amis est à plat, cela peut, dans certains secteurs, être un motif de licenciement – pas en France, mais au Royaume-Uni. Dans cette société connectée, nous sommes tous traqués, aussi bien par notre employeur que par l'État, par les grandes plateformes ; il est compliqué de revenir dans un monde où nous avons une identité propre et distincte, où nous cessons d'être le directeur du marketing une fois le bureau quitté. Effectivement, nous avons perdu, à mon avis de manière irréversible, cette séparation étanche entre la sphère privée et la sphère professionnelle. Tout cela a un peu tendance à s'entremêler ; c'est ce qui fait que des plateformes comme AirBnb, existent aujourd'hui. Votre identité y est vérifiée, vous y êtes vous-même, non un salarié derrière un guichet. Le numérique favorise cette perte d'étanchéité, et je ne vois pas trop comment revenir dessus. C'est potentiellement assez dramatique, pour ne pas dire très violent, dans la mesure où cela peut donner à une entreprise une emprise considérable sur les personnes actives sur sa plateforme.
Des évolutions du droit du travail sont possibles, avec l'instauration d'un droit à la déconnexion, une limitation du temps de travail, etc., mais j'ai l'impression que, dans ce monde-là, ce n'est pas le droit qui sera le plus protecteur. Comment éviter que les travailleurs indépendants se mettent à travailler dix fois plus ? Comment encadrer le temps de travail de quelqu'un qui est indépendant ? C'est compliqué. J'ai l'impression que la clé, pour protéger le travailleur de demain, ne réside pas tant dans le droit du travail que dans la sortie de la dépendance économique. Il faut faire en sorte que les gens n'aient pas le couteau sous la gorge. Je songe évidemment au revenu universel d'existence. À mon sens, à long terme, c'est la seule façon de faire en sorte que tout cela soit émancipateur et non pas le vecteur d'une nouvelle forme de précarisation. Je ne vois pas d'autre solution.