Monsieur le président, mes chers collègues, je commencerai par vous exposer les raisons qui ont motivé ce rapport.
Les autorités sanitaires ont mis en évidence un taux de suicide chez les Amérindiens huit à dix fois supérieur à la moyenne pour la Guyane et la métropole. Ce phénomène concerne avant tout trois peuples amérindiens de l'intérieur – les Wayampis, les Wayanas et les Tékos – et commence à s'étendre aux Bushinenge, autre peuple de Guyane. Certains de nos collègues parlementaires guyanais ont fortement alerté Mme la ministre des outre-mer sur cette situation puis le Président de la République lors de sa visite en Guyane. Des associations se sont également manifestées.
Le Premier ministre a par la suite décidé de nommer deux parlementaires en mission, deux parlementaires de métropole, Mme Aline Archimbaud, sénatrice, et moi-même, pour rédiger un rapport sur le suicide des jeunes Amérindiens en Guyane. Dans notre travail, nous avons dès le départ pu compter sur l'appui de nos collègues guyanais, notamment de Mme Chantal Berthelot, et je tiens à les remercier ici.
Compte tenu de l'ampleur de la tâche et de l'enjeu de la mission, la modestie s'imposait à nous : ce nombre élevé de suicides met en jeu la survie même d'un peuple premier. (Mme Chantal Berthelot entre dans la salle de réunion).
J'étais en train de dire, madame Berthelot, que nous nous étions beaucoup appuyés sur les parlementaires guyanais et que vous aviez été pour nous une personne-ressource.
Pour remplir nos objectifs, nous avons d'abord cerné les ressources à notre disposition en métropole. Nous avons rencontré des ethnologues, des psychologues, des associations. Puis nous sommes parties sur le terrain, où nous avons eu la chance de bénéficier de l'appui du préfet, du recteur d'académie, ainsi que du sous-préfet aux communes de l'intérieur. Nous avons rencontré des responsables de diverses institutions, des élus locaux et nationaux, des syndicats, des professionnels du milieu sanitaire.
Nous avons également tenu à entendre les habitants. L'une de nos grandes interrogations était d'ailleurs de savoir si les gens viendraient à nous. Ils l'ont fait : le bouche-à-oreille a fonctionné et nous avons pu recueillir des témoignages, quelquefois véhéments.
Les causes de l'augmentation du nombre de suicides sont multiples. Le premier facteur est l'isolement : la forêt constitue une barrière plus forte encore que l'eau. À cela s'ajoute le désoeuvrement : ces territoires sont marqués par l'absence de perspectives. Nous avons rencontré des jeunes qui avaient fait avec leurs parents le pari de l'éducation et allaient se former sur le littoral : certains avaient étudié dans des conditions tellement dégradées qu'ils n'avaient pu construire aucun projet de vie ; d'autres, en retournant chez eux, étaient confrontés à l'absence de débouchés économiques. Des très nombreux jeunes ne parviennent pas à trouver leur place. Il faut prendre en compte aussi des facteurs identitaires et culturels : ce peuple aux traditions séculaires a voulu se tourner vers la modernité, sans toutefois être pleinement accompagné dans cette double culture. Le problème de la reconnaissance des cultures se pose ; on nous a tout le temps demandé pourquoi la France n'a pas signé la fameuse convention 169 de l'Organisation internationale du travail (OIT) relative aux peuples indigènes et tribaux. Nous avons pris note de ce propos, mais, bien entendu, il appartient au seul Gouvernement de prendre position dans ce débat.
Causes sanitaires, intrafamiliales, identitaires et culturelles se mêlent pour expliquer cette recrudescence de suicides.
La France est fière d'avoir le premier domaine maritime du monde mais elle oublie que c'est grâce aux outre-mer, dont certains territoires subissent une rupture d'égalité. Nous nous sommes félicités de la nomination de Mme Bareigts comme secrétaire d'Etat à l'égalité réelle : les gens que nous avons rencontrés sont fondés à nous parler du problème. Dans les communes de l'intérieur en Guyane, des équipements et services considérés comme courants chez nous ne sont même pas assurés aux habitants. Je pense à l'eau, au gaz, à l'électricité. Cette réalité matérielle accentue un certain désoeuvrement, qui peut être source de mal-être.
Nous avons rencontré des populations qui ont envie de se prendre en charge, des élus qui se battent pour leur territoire. Et nous avons constaté que la République n'était pas toujours rendez-vous.
Certes, le préfet a mis en place une cellule régionale pour le mieux-être des personnes de l'intérieur qui réunit tous les acteurs concernés. Certes, le recteur a envoyé des intervenants en langue maternelle pour faciliter l'accès à l'éducation des enfants qui ne maîtrisent pas encore totalement le français. Mais le manque de moyens est source de multiples obstacles pratiques. Par exemple, les communes n'ont pas assez de ressources pour mettre en place des cantines à midi dans les écoles. Ne faudrait-il pas que l'État se substitue à elles pour assurer l'égalité sur le territoire de la République ?
À cela s'ajoutent les problèmes liés au foncier, à l'orpaillage, à l'empoisonnement au mercure, dont quelques études tendent à prouver – cela n'est pas avéré pour l'instant – qu'il serait à l'origine de malformations neurologiques.
Dans nos préconisations, Aline Archimbaud et moi avons essayé d'être les plus pragmatiques possible. Nous nous sommes demandé comment lutter concrètement contre le mal-être chez les jeunes et nous avons formulé une liste de propositions.
Personne ne s'étonnera que je commence par l'éducation ! Il nous semble important de régler la question du logement des lycéens amérindiens. Pour faire leurs études, ils se rendent sur le littoral, principalement à Cayenne, or les internats des établissements où ils sont scolarisés ne sont pas ouverts le week-end. Ils sont donc contraints de trouver des familles pour les héberger en fin de semaine, des familles qui ne sont pas ou sont peu contrôlées et dont le logement ne se situe pas forcément près des établissements. Ces jeunes, déracinés, se trouvent ainsi livrés à eux-mêmes. Et je vous laisse imaginer les conséquences pour les jeunes filles. Certaines, parties faire des études afin d'améliorer leur situation, reviennent dans leur village avec un bébé : ce n'est pas tout à fait le modèle de réussite sociale dont elles rêvaient.
Une autre forme de déracinement est vécue par les femmes enceintes qui sont contraintes de se rendre sur le littoral deux mois avant leur accouchement, et qui se demandent ce que va devenir leur famille. Tout cela parce qu'on n'a pas encore tiré tous les profits de la télémédecine.
Lors de notre visite à Maripasoula, nous avons pu prendre la mesure des souffrances vécues par les collégiens – donc des enfants de seulement douze ans parfois – qui ne peuvent retourner dans leur famille pendant deux mois faute de moyens de transport adéquats : s'il y a une pirogue le samedi pour les emmener chez eux, à deux heures de trajet, il n'y en a pas le dimanche pour les ramener au collège.
Nous avons encore été confrontées dans certains établissements au mauvais entretien des locaux.
En métropole, les parents d'élèves seraient déjà intervenus auprès de l'inspection d'académie. Il va falloir faire preuve d'inventivité et trouver des solutions pour que ces situations changent.
Je dois souligner que nous avons trouvé le personnel éducatif très en pointe alors que l'on nous avait dit que les enseignants n'étaient pas volontaires. En réalité, ils étaient bien volontaires ; ils aimeraient seulement pouvoir retourner à Cayenne plus souvent et bénéficier d'une meilleure adaptation des vacances scolaires, ce qui a été fait en partie par le recteur pour les vacances de Noël.
Il manque le petit déclic qui permettrait d'opérer des changements. Les populations se prennent en charge. Mais, élue de Bretagne, donc d'esprit décentralisateur, j'ai été surprise par la demande de reconnaissance qu'elles ont explicitement adressée à l'État.
Une autre de nos propositions vise à consolider le dispositif des intervenants en langue maternelle en zone amérindienne. C'est une demande récurrente des populations. Les enfants en âge scolaire n'ont pas toujours le niveau exigé en langue française et il serait bon de faciliter leur transition vers le milieu scolaire.
En matière de santé, il existe des dispositifs mais ils sont coûteux et inadaptés. Pour descendre l'Oyapock en pirogue, un psychiatre mettra une semaine pour rester seulement vingt-quatre heures sur place. Pour le même prix, ne pourrait-on préférer une journée de voyage en avion pour quatre jours de consultation ? Le dispositif de prise en charge psychiatrique, notamment après une tentative de suicide, reste un grand problème car tout suivi de long terme est impossible. De la même façon, le recteur nous a expliqué que les difficultés de transport l'empêchaient d'envoyer du personnel, du fait notamment de l'absence de lignes de transports fluviaux.
Nous proposons de mettre en place des mutualisations entre la préfecture, les services médicaux et l'éducation nationale. Il faut garantir une sécurisation des transports fluviaux.
Il importe de résoudre ces problèmes matériels : il est possible de le faire car cela ne nécessite pas des sommes astronomiques. Les gens arrivent déjà à se débrouiller avec des bouts de ficelle ; il s'agit de parvenir à mettre un peu de liant.
Je continuerai avec les infrastructures et le développement.
La République n'a pas donné l'accès au téléphone à ces territoires alors que le Suriname voisin, qui est l'un des pays les pauvres du monde, et le Brésil assurent partout une couverture téléphonique en 4G et 3G. Lors d'une réunion d'une cinquantaine de personnes à Talhuen, les habitants nous ont dit vouloir bénéficier des mêmes services qu'en métropole. Certains jeunes nous ont demandé pourquoi la mission locale avait fermé et si, en métropole, elles étaient aussi fermées. Des mères de famille, révoltées par les dégâts causés par l'orpaillage clandestin sur l'écosystème, nous ont demandé si dans les villes de métropole, nous supporterions qu'il y ait de telles zones de non-droit.
Nous avons entendu des jeunes, diplômés ou non du baccalauréat, nous faire part de leur souhait de démarrer dans la vie et de ne plus être des assistés. C'est une dimension très importante à prendre en compte : les populations veulent se prendre en main et demandent simplement un peu d'aide. Elles veulent être reconnues pour ce qu'elles sont, y compris au plan culturel.
Le parc de Guyane, qui fait un travail formidable, pourrait offrir à ces jeunes une autre issue que la désespérance, l'alcool, le mal-vivre d'une double culture : un emploi qui leur donnerait une place dans la société.
La lettre de mission insistait sur les transformations envisageables. Le Conseil consultatif des populations amérindiennes et bushinenge (CCPAB) a un statut un peu bâtard : il dépend de l'État mais doit être rattaché à la nouvelle collectivité territoriale et s'il ne dispose pas de moyens financiers suffisants, il ne pourra être autonome. Cette instance n'a pas de budget propre et les membres du CCPAB ne sont même pas défrayés de leurs frais de déplacement, même s'ils doivent venir du fin fond de la Guyane pour pouvoir siéger à Cayenne. Nous avons formulé quelques préconisations pour que le CCPAB soit considéré comme un équivalent des comités consultatifs, voire d'un conseil économique et social.
Nous avons pris acte de très fortes demandes concernant le foncier, en précisant que notre mission ne couvrait pas ce domaine. Cela fait partie du problème de la reconnaissance de la culture puisque l'État possède 80 % du foncier. Dans certaines zones de droit coutumier, les habitants peuvent certes se livrer à des cultures traditionnelles, mais cela ne suffit plus. La question qui se pose est celle des possibilités de développement des communes amérindiennes.
Nous avons remis notre rapport le 30 novembre dernier à Mme la ministre des outre-mer, en présence du cabinet de Mme la ministre des affaires sociales. Nous avons eu des contacts avec les membres du cabinet de Mme la ministre de l'éducation nationale et nous devrions bientôt rencontrer le Premier ministre – notre rendez-vous avait été reporté car il devait avoir lieu juste au moment des attentats.
La ministre des outre-mer nous a promis d'intégrer quelques-unes des mesures que nous préconisons dans le pacte d'avenir pour la Guyane. J'aimerais ici insister sur le fait que les changements que nous appelons de nos voeux ne réclament pas tous des moyens financiers supplémentaires.
J'ai découvert des gens qui se prenaient en main, qui avaient conscience des problèmes. Il faut les aider. La République ne doit abandonner personne. Nous avons apporté notre petite pierre à un édifice qui a déjà commencé à se construire. Sachez qu'Aline Archimbaud et moi-même nous resterons mobilisées aux côtés de nos collègues guyanais pour soutenir leurs revendications et pour faire avancer les choses.