Intervention de Jean-Yves le Drian

Réunion du 27 janvier 2016 à 16h30
Commission des affaires étrangères

Jean-Yves le Drian, ministre de la défense :

Madame la présidente, mesdames et messieurs les députés, nous devions nous voir la semaine dernière mais, comme vous le savez, j'ai dû reporter notre rencontre en raison du tragique accident survenu à Valfréjus, en Savoie, lors duquel cinq militaires – six depuis avant-hier – du 2e régiment étranger de génie de Saint-Christol, dans le Vaucluse, ont trouvé la mort après avoir été emportés par une avalanche lors d'un exercice d'aguerrissement en montagne. Je leur rends ici hommage, comme je l'ai fait en allant me recueillir devant leurs dépouilles et en allant saluer leurs camarades blessés. Après le crash aérien survenu l'année dernière à la même époque à Albacete, en Espagne, lors duquel neuf aviateurs français étaient décédés, ce nouveau drame nous rappelle que, même à l'entraînement, il existe toujours des risques pour la vie de nos soldats.

Je commencerai par évoquer la situation au Levant, avec l'opération Chammal. Sans vouloir faire preuve d'un enthousiasme ou d'une impatience qui seraient hors de propos, je suis aujourd'hui en mesure d'affirmer que nous commençons à assister à un réel recul de Daech. En 2015, l'organisation terroriste a perdu la ville de Baïji sous l'assaut des forces irakiennes. Fin décembre, c'est la ville de Ramadi qui a été reprise par les Irakiens, en grande partie grâce à l'Iraqi Counter Terrorism Service (ICTS), un régiment à la formation duquel nous participons à Bagdad. Dans le nord du pays, face aux peshmergas, c'est la ville de Sinjar que Daech a été contrainte d'abandonner.

Par ailleurs, les combattants kurdes se rapprochent de Mossoul. On estime qu'au total, depuis le début des opérations de la coalition – surtout au cours du deuxième semestre 2015 –, Daech aurait perdu environ 20 % du territoire dont elle avait le contrôle. Au nord de la Syrie, de Al-Hasakah jusqu'à la région de Kobane, les Kurdes de l'YPG progressent également. Dans le centre du pays, ce sont les forces armées syriennes (FAS) qui, bénéficiant d'un appui aérien des Russes, progressent dans la région de Palmyre.

Dans le même temps, Daech se trouve perturbée sur le plan logistique et sur celui du commandement – deux éléments clés de sa capacité de nuisance – par la perte de Sinjar, mais aussi et surtout par la perte récente du barrage de Tichrin, qui constitue un point de passage stratégique entre Raqqa et le nord-ouest de la Syrie : ces deux défaites coupent des axes logistiques importants. Depuis novembre, la prise à partie de nombreux centres de commandement de Daech par la coalition – notamment lors du raid que nous avons mené contre un état-major en Irak le 15 décembre dernier – contribue à sa désorganisation.

Tous les ministres de la défense que j'ai rencontrés la semaine dernière s'accordent à considérer que Daech n'est plus en mesure de mener des attaques d'envergure. Cela dit, l'organisation terroriste conserve une très forte capacité de résistance. Elle continue, depuis ses fiefs, à planifier des actes barbares visant l'Europe, mais aussi les pays de la région, et ses pertes en combattants sont partiellement compensées par des recrutements importants et réguliers, en particulier au sein des foreign fighters. Selon la coalition, 2 500 neutralisations auraient été effectuées au cours du mois de décembre dernier – avec les réserves d'usage sur ce chiffre, qui résulte d'une approximation –, mais Daech aurait bénéficié dans le même temps de 2 000 recrutements nouveaux. Je précise que les recrutés viennent de partout : il ne faudrait pas s'imaginer qu'ils proviennent uniquement de France ou de Belgique. Cette faculté qu'a Daech de se reconstituer est préoccupante, car elle lui permet de conserver une forte capacité d'action. Elle continue d'ailleurs de mener des attaques en Syrie, notamment à Deir ez-Zor, où se trouve un aérodrome militaire des forces armées syriennes. Toutefois, je le répète, le recul de Daech est réel, et elle n'est plus en mesure de mener des offensives lourdes.

Les avancées constatées sont à mettre au crédit de l'action convergente des Kurdes, des forces irakiennes loyalistes et de l'opposition syrienne, avec le soutien de la coalition internationale, qui mène des frappes aériennes. Le rôle de la France au sein de cette coalition est important. Depuis le mois de septembre 2014, notre pays a mené plus de 400 frappes au total, en utilisant près d'un millier de munitions. On distingue deux types d'actions : d'une part, nous assurons l'appui des troupes au sol – en décembre, en appui à la prise de Ramadi, la France a mené soixante-cinq missions aériennes au-dessus de cette seule ville –, d'autre part, aux termes d'un élargissement de nos règles d'engagement, décidé à la suite des événements du 13 novembre 2015, nous frappons également des centres d'entraînement, des points névralgiques et des sites d'exploitation de matières premières, notamment de pétrole, dont la vente permet à Daech de se financer – sur ce point, l'élargissement des règles d'engagement des États-Unis a permis d'amoindrir de façon significative les capacités de ressources des djihadistes.

D'un point de vue quantitatif, la France réalise 50 % des frappes non américaines et, grâce à la contribution du groupe aéronaval, jusqu'à 25 % du total des frappes. Qualitativement, nous sommes en dehors des États-Unis le seul pays à déployer la totalité des moyens nécessaires à la lutte contre Daech. Nous avons des instructeurs, des conseillers au sol – à la fois à Erbil et à Bagdad –, nous disposons d'avions de renseignement électronique, de chasseurs équipés de pods Reco NG – des nacelles de reconnaissance –, d'un appareil de ravitaillement, de chasseurs bombardiers équipés de munitions de précision et de missiles SCALP, que nous utilisons ; enfin, nous avons un navire au large de la Syrie et le porte-avions Charles de Gaulle accompagné de son groupe aéronaval dans le Golfe Persique.

Je me suis rendu en fin d'année sur le Charles de Gaulle, mais aussi à la base française H5, au nord de la Jordanie, et auprès de la 13e demi-brigade de la Légion étrangère (13e DBLE), aux Émirats arabes unis, qui intervient surtout pour la formation des militaires irakiens. J'ai pu échanger avec les personnels en poste sur ces différents sites et leur faire part du soutien de la Nation ; ils travaillent dans des conditions très difficiles, notamment à H5, soumise à des conditions météorologiques extrêmes – il y fait très chaud l'été et très froid l'hiver, comme vous avez pu le constater, madame la présidente.

Nos échanges opérationnels avec les États-Unis sont intenses pour toutes les actions aériennes, mais aussi en matière de renseignement, de ciblage, de ravitaillement et de commandement. Nous avons établi une relation de confiance et de compréhension mutuelle avec notre allié, ce qui nous a permis, grâce à une coopération très efficace lors des opérations contre Daech, de renforcer le rythme et l'intensité de ces opérations.

La réunion à Paris, il y a quelques jours, des ministres de la défense des sept pays les plus engagés dans les opérations, à savoir la France, les États-Unis, le Royaume-Uni, l'Allemagne, l'Italie, les Pays-Bas et l'Australie, a permis de faire le point sur la situation et d'établir un plan d'action pour la suite, dont je vous parlerai tout à l'heure. J'ai pu avoir une conversation approfondie avec mon homologue américain, Ashton Carter. Une deuxième rencontre, plus large, aura lieu le 11 février prochain à Bruxelles, afin de discuter des moyens supplémentaires de nature à permettre une accélération de notre campagne.

Comme vous l'avez rappelé, madame la présidente, après les attentats commis à Paris en novembre 2015, j'avais demandé aux pays de l'Union européenne une participation militaire accrue sur certains théâtres d'opérations extérieures et sollicité leur appui à la France dans la lutte contre Daech, sur la base de l'article 42.7 des traités européens. Aujourd'hui, nous constatons que cette demande a été suivie d'effets. Je pense notamment à l'élargissement de la mission britannique, qui frappe désormais également en Syrie, et à l'engagement significatif de l'Allemagne. Après un débat au Bundestag, nos alliés d'outre-Rhin ont décidé de mobiliser sur le territoire du Levant des avions de reconnaissance Tornado basés en Turquie, mais aussi un avion ravitailleur, et une frégate qui accompagne en ce moment le Charles de Gaulle ; ils ont également renforcé leur participation aux actions de formation – essentiellement à Erbil – et décidé de déployer jusqu'à 650 soldats au sein de la MINUSMA.

Par ailleurs, les Pays-Bas, le Danemark et l'Italie sont en train de réfléchir à un engagement au Levant. Comme vous le voyez, la solidarité manifestée par de nombreux pays membres de l'UE sous le coup de l'émotion dans les jours qui ont suivi les attentats du 13 novembre 2015 n'a pas faibli, mais s'est au contraire traduite par une véritable mobilisation. Même les pays plus petits, ne disposant pas de la capacité ou des moyens financiers d'intervenir directement au Levant – je pense notamment à l'Autriche ou à la Roumanie –, nous aident par des contributions diverses en Afrique, notamment en République centrafricaine. Quant à l'Espagne, dont la situation politique ne lui permet pas d'engager actuellement une action militaire, elle nous a assurés de son soutien et de sa volonté d'agir dès que possible.

Je me suis rendu en Turquie et en Russie dans le cadre des initiatives prises par le Président de la République à la suite des attentats du 13 novembre, afin de rencontrer mes homologues et d'échanger avec eux. J'étais ainsi en Turquie il y a quelques jours, où j'ai eu des entretiens, notamment avec le président Erdogan, qui ont été l'occasion de faire le constat que Daech était notre ennemi commun : je rappelle que les Turcs ont été victimes d'attentats à la frontière syrienne le 20 juillet dernier, à Ankara le 10 octobre, et à Istanbul le 12 janvier. Nous considérons que le dialogue politique avec ce pays est indispensable. Une coopération existe déjà, notamment en matière de renseignement, ainsi qu'avec la mise à disposition de la coalition de deux bases aériennes par la Turquie. On constate, par ailleurs, une volonté des Turcs de renforcer les contrôles à leurs frontières et surtout de tenter de régler la question de la frontière entre Jarabulus et Bab Al-Salamah. La coopération avec la Turquie ne peut aller qu'en s'amplifiant, ne serait-ce qu'en raison de la nécessité pour ce pays de trouver une solution au problème extrêmement préoccupant que je viens d'évoquer.

Nous avons également établi des relations de coopération avec la Jordanie et les Émirats arabes unis. Ces deux pays accueillent les moyens militaires français et nous fournissent le soutien indispensable à nos actions au Levant. Tous deux craignent le danger que constitue Daech, surtout la Jordanie, qui se trouve également exposée à une progression de Jabhat al-Nosra.

Nous considérons la Russie comme un acteur incontournable de la crise au Levant. Elle y a déployé une quarantaine d'avions de chasse, des hélicoptères en nombre significatif, de l'artillerie et environ 5 000 soldats sur le sol syrien. Ce dispositif important est alimenté par un soutien logistique s'inscrivant dans la durée : la Russie et la Syrie viennent d'ailleurs de signer, le 15 janvier, un accord prévoyant le stationnement des forces russes sans limitation de durée. L'action de ces forces a significativement changé l'équation entre le régime et l'opposition. Pour ce qui est de l'appui au régime, les progrès territoriaux sont encore faibles, mais bien réels. Ainsi la ville de Homs a-t-elle vu le dernier quartier tenu par le Jabhat et l'insurrection évacué à la mi-décembre. La pression sur la zone d'Alep s'est accrue au sud et à l'est, et le régime syrien progresse donc sur presque tous les fronts, mais cela ne se fait que très lentement et au prix de l'emploi massif de milices confessionnelles plutôt que de l'armée syrienne, qui semble souvent exsangue – ce qui a surpris les Russes, qui s'attendaient à une armée plus structurée et plus professionnelle.

La Russie a étendu son action à la lutte contre Daech grâce à des capacités offensives, au recours à des bombardiers à long rayon d'action, décollant des aéroports de Russie, mais aussi à des missiles de croisière. Lorsque j'ai rencontré mon homologue russe, Sergueï Choïgou, je lui ai fait remarquer que la Russie avait d'abord concentré l'action de ses forces sur le soutien du régime de Bachar el-Assad, notamment en intervenant sur les zones de conflit avec les insurgés, ce qui a permis une progression des forces armées syriennes loyalistes. J'ai fait valoir qu'il fallait considérer que Daech était l'ennemi de tous, y compris de la Russie : d'une part, en raison de l'attentat contre l'avion de Metrojet à Charm el-Cheikh, d'autre part, en raison du fait qu'il se trouve de nombreux russophones au sein des troupes de Daech, ce qui constitue un danger réel pour la Russie. Aujourd'hui, les Russes continuent à privilégier le soutien à Bachar el-Assad par rapport aux attaques contre Daech – qui se sont accrues, mais dans des proportions nous paraissant insuffisantes.

Les choses se trouvent un peu compliquées par le fait que des discussions vont prochainement s'ouvrir avec les groupes d'insurgés dans le cadre des processus de Ryad et de Vienne. Nous avons également fait remarquer aux Russes que leurs frappes se faisaient sans égard pour l'environnement civil des cibles visées par leurs frappes – alors que, pour notre part, nous veillons à procéder à des frappes sur Daech aussi précises que possible.

Nous sommes entrés dans une phase de dialogue politique avec le processus de Vienne et la résolution des Nations unies, votée à l'unanimité le 18 décembre dernier. Parallèlement, s'est tenue en décembre dernier à Ryad la réunion de l'ensemble des groupes insurgés, afin d'établir un processus de désignation des interlocuteurs qui prendront part à la réunion qui doit avoir lieu dans quelques jours. Pour la première fois, les groupes insurgés se sont dotés d'un Haut comité des négociations, présidé par M. Riad Hijab – un ancien premier ministre de M. Bachar el-Assad – et ayant vocation à engager des discussions avec les représentants du régime de Damas afin d'aboutir à un processus de transition et, nous l'espérons, à un cessez-le-feu. Le Président de la République et moi-même avons reçu récemment M. Hijab, et les discussions se poursuivent aujourd'hui avec Staffan de Mistura, envoyé spécial des Nations unies pour la Syrie.

Tout me laisse à penser que la négociation finira par avoir lieu, même si pour le moment la représentation des groupes insurgés ne se fait pas sans poser des questions auxquelles il faut répondre avant que le processus ne s'enclenche. Notre intérêt est évidemment que le processus de Ryad et le processus de Vienne fonctionnent bien et aboutissent rapidement à la mise en oeuvre d'un cessez-le-feu et à la prise en compte des impératifs humanitaires – car comme nous l'a fait remarquer M. Hijab, il est difficile d'engager des négociations alors même que des civils meurent bombardés ou de faim.

La façon dont les Kurdes pourraient être représentés dans la discussion est une question épineuse. Si l'YPG joue un rôle important sur le terrain, ce mouvement ne fait pas partie des groupes insurgés pris en compte dans le processus de Ryad. De ce point de vue, je fais confiance aux diplomates pour trouver une solution tenant compte du fait que les Turcs refusent que les Kurdes participent à la discussion au même niveau que les insurgés organisés autour de M. Hijab.

Les sept ministres de la défense qui se sont réunis pour la première fois la semaine dernière – nous souhaitions le faire depuis longtemps – sont d'accord sur le plan d'action militaire consistant à détruire Daech et ses bases militaires au Levant, ce qui doit se faire en aidant les forces irakiennes au sol, mais aussi en continuant à frapper toutes les fonctions stratégiques, ce qui implique de renforcer notre action. La coalition a pour premier objectif en 2016 de libérer Raqqa et Mossoul. Il était important de mentionner Raqqa, car la prise de conscience de l'enjeu syrien ne s'est faite que progressivement, pour connaître une accélération après les attentats du 13 novembre.

Le deuxième objectif consiste à stopper lesdéveloppements extérieurs de Daech, c'est-à-dire à endiguer sa progression par un soutien aux États voisins, à commencer par la Jordanie. Le 1er janvier dernier, vous étiez à mes côtés, madame la présidente, ainsi que le vice-président de la commission des affaires étrangères du Sénat, lors d'une rencontre avec l'état-major jordanien et le prince Fayçal, visant à renforcer la collaboration entre nos forces spéciales.

Toujours pour lutter contre ces « métastases », nous devons également agir en direction du Liban. Ce que l'on appelle le « paquet Donas », c'est-à-dire le contrat conclu entre l'Arabie Saoudite et la France, prévoyant la livraison de matériel à l'armée libanaise, avait été validé et était même entré en application avant de s'arrêter au motif de vérifier que les matériels ne seraient pas détournés à d'autres fins. Ladite vérification ayant été effectuée, le processus peut désormais reprendre. Initialement prévu pour quatre ans, il a été étalé sur six ans, pour un montant de trois milliards de dollars.

Atteindre l'ensemble des objectifs fixés prendra du temps, mais nous nous trouvons actuellement dans une phase d'adaptation et d'accélération de notre campagne militaire. De ce point de vue, la réunion des ministres de la défense de la semaine dernière a été très utile ; elle sera complétée par une autre rencontre dans quelques jours – incluant les membres arabes de la coalition –, ainsi que par le projet de la coalition de renforcer la contre-propagande contre Daech, chaque pays s'étant attribué des responsabilités spécifiques dans la réalisation de cette action coordonnée par mon homologue britannique.

Pour ce qui est de la Libye, la démarche initiée par Martin Kobler, nouveau représentant de la Mission d'appui des Nations unies en Libye (MANUL), a permis d'aboutir à la signature d'un accord à Skhirat, au Maroc. Cet accord, approuvé à une large majorité par le Parlement libyen de Tobrouk, avait permis la désignation d'un premier ministre, qui a proposé un gouvernement ; malheureusement, ce gouvernement a été repoussé par le même Parlement de Tobrouk !

Or, la lutte contre Daech passe obligatoirement par la Libye, où l'organisation terroriste contrôle déjà un vaste pan du territoire autour de Syrte, à partir duquel elle progresse grâce à l'arrivée de combattants étrangers provenant de Tunisie, d'Algérie, d'Égypte, mais aussi de la zone du Levant, notamment de Syrie – un phénomène qui a tendance à s'amplifier, ce qui est préoccupant. Daech, qui reçoit également le soutien de groupes qui lui font allégeance en Libye, pour des raisons financières ou d'opportunité, a montré sa volonté d'occuper des sites pétroliers, dans le but de compenser la perte de ressources subie au Levant du fait de l'action de la coalition. J'ajoute que nous avons également remarqué l'apparition de trafics d'armement par la voie maritime.

Aujourd'hui, tous les efforts sont orientés vers la recherche d'une solution politique en Libye. Trouver cette solution paraît d'autant plus délicat que nous avons en quelque sorte affaire à trois gouvernements : celui de Tripoli, celui de Tobrouk et celui que tente de constituer M. Fayez el-Sarraj à la suite de l'accord de Skhirat. Une nouvelle proposition de gouvernement va être faite dans les jours qui viennent, et la France s'efforce de convaincre ses alliés de soutenir cette démarche afin de lui donner les meilleures chances de réussite. À défaut, c'est une déstabilisation de l'ensemble de la région qui serait à craindre, notamment en Tunisie.

Si aucun accord politique n'a été trouvé au printemps, les trafics de migrants à destination de l'Italie vont reprendre de plus belle. Cela constitue une grande préoccupation, d'autant plus que, selon nos informations, Daech risque de s'impliquer dans l'organisation de ces trafics. M. Laurent Fabius soutient donc la démarche de M. Kobler auprès de l'ensemble des pays amis, et je plaide moi-même en faveur de cette solution auprès de tous ceux qui veulent m'entendre, comme je l'ai fait récemment auprès de M. Erdogan. Je veux croire qu'il est possible de trouver un accord, mais si la prochaine tentative de trouver une solution politique devait échouer, nous nous trouverions dans une situation extrêmement difficile.

Au sujet des trafics de réfugiés en Méditerranée, je rappelle que l'Union européenne a mis en place l'opération EUNAVFOR SOPHIA. Cette opération, dont l'état-major est situé à Rome, et qui a pour numéro deux un amiral français, repose sur une force d'intervention à la fois navale et aérienne pouvant intercepter les bateaux de migrants et intercepter les passeurs. Je précise que son action est limitée à la haute mer, en l'absence de l'initiative légale qui lui permettrait d'intervenir à la source. Dès que M. Fayez el-Sarraj aura formé un gouvernement reconnu par la communauté internationale, nous espérons pouvoir obtenir la capacité d'agir de manière préventive sur les trafics de réfugiés et d'armes.

Pour ce qui est de la bande sahélo-saharienne, l'opération Barkhane mobilise toujours 3 500 militaires sur les cinq pays concernés, à savoir la Mauritanie, le Mali, le Niger, le Tchad et le Burkina Faso. Depuis 2015, l'armée française a mené 150 opérations très diverses quant à leur nature et leur ampleur, qui ont abouti au repérage d'une centaine de caches d'armes et à la destruction de seize tonnes de munitions. Les opérations menées depuis 2013 ont permis la neutralisation de nombreux groupes terroristes, ce qui a obligé ceux qui restent à modifier leur mode d'action. Ils ne n'opposent plus directement aux forces françaises, mais évitent au contraire nos zones de déploiement en recourant plutôt à des mines artisanales ou à des tirs indirects. Ce qui constitue un résultat tangible de notre action et nous encourage à poursuivre dans cette voie, étant cependant précisé que les groupes terroristes s'attaquent désormais davantage à l'armée malienne.

Par ailleurs, l'émir Yahia Abou el Houmâm, qui était resté silencieux depuis 2013, vient de prendre la parole pour se féliciter du regroupement d'AQMI – qu'il dirige – avec Al-Mourabitoune, Ansar Eddine et le front du Macina, dans une logique commune d'action dont l'objectif principal est la France, et dont les premières manifestations ont été les attentats de Bamako et de Ouagadougou. Cette nouvelle formation semble privilégier un mode d'action terroriste simple, plutôt défensif, et pour le moment orienté plutôt vers le Sud, ce qui nécessitera une vigilance accrue des forces de sécurité des pays concernés, auxquels nous fournirons l'appui nécessaire.

La situation au Mali a évolué de manière positive. Ainsi, l'accord d'Alger a abouti à la conclusion de l'accord de Bamako et à la mise en place d'une plateforme de coordination dans le domaine sécuritaire, politique et économique. La mise en oeuvre de l'accord d'Alger se poursuit lentement – un peu trop à mon gré –, avec l'application progressive du triptyque « désarmement, démobilisation, réinsertion » (DDR). Il nous appartient de soutenir ce mouvement en faisant en sorte que la mission EUTM Mali, aujourd'hui commandée par la brigade franco-allemande, avec à sa tête un général allemand, soit l'outil appuyant la mise en oeuvre du processus de DDR au Mali. Pour ce qui est de la MINUSMA, qui manquait un peu de consistance jusqu'à présent en matière de logistique, en dépit de la présence de Danois et de Néerlandais en son sein, elle va se trouver renforcée par une présence allemande qui devrait beaucoup nous aider.

Le mouvement Boko Haram subsiste, notamment dans la forêt de Sambisa, non pas sous la forme d'une armée structurée et organisée, mais sous celle de petits groupes commettant des actes terroristes individuels. Depuis l'arrivée au pouvoir de M. Muhammadu Buhari, l'action des forces du Nigeria s'est fortement améliorée, et bénéficie de la mise en oeuvre d'une force multinationale mixte constituée des États voisins que sont le Niger, le Tchad et le Cameroun. Chacun des États frontaliers a pris ses responsabilités et les bataillons sont en place, le seul problème étant que l'état-major de cette force, basé à N'Djamena, n'est pas suffisamment efficace. La France s'efforce donc, comme les Américains et les Britanniques, de fournir à ses partenaires africains un appui en termes de renseignement, de formation et de conseil. Nous espérons ainsi parvenir prochainement à défaire Boko Haram – dont, je le précise, on ne peut aujourd'hui établir le lien avec Daech en Libye, même si le chef de Boko Haram, Abubakar Shekau, a affirmé que ce lien existait.

En République centrafricaine, nous avons noté avec satisfaction un taux de participation de 79 % au premier tour de l'élection présidentielle de décembre dernier. Les deux candidats arrivés en tête ne sont pas ceux qui étaient attendus par les experts : il s'agit d'Anicet-Georges Dologuélé et de Faustin Archange Touadéra, qui ont obtenu respectivement 23,74 % et 19,05 % des voix. Le second tour aura lieu le 14 février, et la proclamation des résultats le 4 mars. Le premier tour des législatives, organisé en même temps que la présidentielle, a été invalidé en raison de dysfonctionnements dans l'acheminement des bulletins de vote, ce qui fait que de nouvelles élections auront lieu le même jour que le deuxième tour de la présidentielle.

Globalement, nous nous trouvons dans une vraie phase de transition et nous espérons que le résultat des urnes permettra la mise en place d'un gouvernement ainsi que la reconstitution de l'armée centrafricaine, pour laquelle j'ai demandé à l'Union européenne de mettre en place un dispositif de formation du même type que celui qui donne actuellement satisfaction au Mali – étant précisé que le dispositif destiné à la Centrafrique ne nécessitera pas d'être aussi important. La Mission intégrée multidimensionnelle de stabilisation des Nations unies en République centrafricaine (MINUSCA) a joué son rôle de sécurisation du scrutin. Nous avions également renforcé le dispositif Sangaris durant les opérations électorales, afin d'éviter les irrégularités et les violences, et l'ensemble des mesures mises en oeuvre a contribué à ce que la transition se fasse dans des conditions satisfaisantes. Si le processus continue à se dérouler dans de bonnes conditions, nous devrions être en mesure de sortir Sangaris de la République Centrafricaine au cours de l'année 2016.

Je conclurai par un point sur la situation au Yémen, qui reste très confuse. Depuis décembre, la coalition arabe a intensifié ses frappes dans les régions de Sa'dah et de Sanaa. Ces frappes n'ont cependant que peu d'impact sur les moyens militaires des pro-Houthis. La tension diplomatique qui s'est intensifiée entre Téhéran et Ryad à la suite de l'exécution du cheikh Al-Nimr par l'Arabie saoudite ne va évidemment pas aider le Yémen à retrouver la paix. Actuellement, les Saoudiens renforcent leur dispositif à la frontière avec le Yémen. Les Émiratis sont présents, et la seule issue que nous puissions souhaiter réside en la mise en oeuvre d'un processus politique. À cet effet, nous multiplions les efforts pour que l'envoyé de M. Ban Ki-moon puisse aboutir à un processus de paix – car tant que les tensions subsistent, les participations potentielles d'un certain nombre de pays arabes à la coalition se trouvent remises en cause.

J'ai été très frappé de constater, lors d'un déplacement aux Émirats arabes unis durant les fêtes de fin d'année, que la principale préoccupation de mes interlocuteurs était la situation au Yémen, en raison des pertes subies, de l'argent que cela coûte et de l'absence de solution en perspective.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion