Mes chers collègues, je suis particulièrement heureux de vous présenter, ce matin, mon rapport sur la proposition de loi visant à renforcer la liberté, l'indépendance et le pluralisme des médias.
La liberté d'expression, nous le savons, est un combat permanent contre l'intolérance et la haine, mais aussi contre les risques, toujours présents, d'uniformisation des pensées et d'asservissement des discours aux intérêts particuliers.
C'est pourquoi cette liberté exige plus que le pluralisme des médias, gage de la possibilité offerte à nos concitoyens de se forger une opinion libre dans la diversité des courants de pensée. Elle requiert que nos compatriotes aient confiance dans l'information qui leur est fournie, c'est-à-dire qu'ils estiment pouvoir accéder en confiance à une présentation des faits honnête et dégagée de l'emprise des intérêts particuliers.
Or cette confiance est particulièrement abîmée dans notre pays. Seuls 39 % des Français disent faire confiance aux médias, de manière générale, soit dix points de moins que nos principaux voisins. Notre pays accuse le plus fort écart entre le niveau de confiance accordé par les foyers les plus favorisés et celui donné par le reste de la population, et cet écart se creuse chaque jour un peu plus. Pis encore, nos concitoyens portent un regard très sévère sur le métier de journaliste, seuls 27 % d'entre eux les estimant indépendants des pressions politiques et de l'argent.
Bien sûr, la révolution technologique, qui impose un rythme effréné à l'information et multiplie les pressions sur les coûts de production, n'a pas contribué à freiner cette dégradation.
Pour autant, quelques événements récents ont jeté le trouble sur la liberté réelle d'investigation dont disposent les journalistes, en particulier à l'égard de leurs actionnaires. Il faut admettre qu'en France, ce poison du soupçon est d'autant plus foudroyant que les grands médias ne sont pas détenus par des entreprises spécialisées. Beaucoup d'entre eux appartiennent, en effet, à des grands groupes industriels et financiers dont le coeur de métier, et donc, parfois, les préoccupations, sont éloignées du devoir d'informer en toute indépendance. Dans ce contexte, il suffit d'un simple soupçon de censure pour que de nombreux journalistes, aux conditions d'emploi de plus en plus précaires, ainsi que des sociétés de production, soient tentés de s'autocensurer, en évitant précautionneusement toute investigation susceptible de heurter les intérêts protéiformes des actionnaires.
Il est indispensable de restaurer ce lien de confiance, essentiel à la survie même de nos médias et à l'exercice de la démocratie. Pour ce faire, la présente proposition de loi emprunte un chemin original. À la différence des années 1980, avec l'empire Hersant, ou des années 1990, avec l'hégémonie de TF1, l'enjeu n'est pas de légiférer contre un danger avéré de monopole, d'autant que de nombreux médias ont besoin d'investisseurs. Il faudra, bien sûr, rester vigilant devant les mouvements de concentration que l'on observe, notamment de convergence entre la maîtrise des contenus et celle des modes de diffusion – je pense en particulier aux télécommunications. Mais l'urgence commande d'instiller, sans tarder, des gages d'indépendance dans tous les médias.
La présente proposition de loi le fait, d'abord en renforçant les protections accordées par la loi aux journalistes, qui sont les vrais dépositaires de l'indépendance de l'information. Je crois inutile de vous exposer les détails des indices qui témoignent de la nette dégradation de leur rapport de force au sein des médias, qu'il s'agisse de leur précarité contractuelle et salariale de plus en plus nette, marquée, par exemple, par la chute de 20 % depuis 2010 du revenu médian des journalistes en CDD, ou de leurs conditions de travail de moins en moins compatibles avec leur devoir de respecter les précautions déontologiques les plus essentielles.
Les deux grandes protections reconnues par la loi depuis 1935, la clause de cession et la clause de conscience, demeurent, certes, toujours aussi précieuses. Mais elles sont des armes de dernier recours, lorsque, face à de nouveaux actionnaires ou à une inflexion notable de la ligne éditoriale, les journalistes n'ont le choix que de se soumettre ou de se démettre. Il faut aller plus loin pour garantir que, dans l'exercice du métier de journaliste, les intérêts des actionnaires ou des annonceurs ne puissent altérer l'information qu'ils délivrent. À cette fin, l'article 1er propose de généraliser à tous les journalistes le droit d'opposition reconnu depuis 1983 aux journalistes de l'audiovisuel public dans l'avenant qui leur est propre, adossé à la convention nationale collective des journalistes. Témoignant de l'importance qu'elle accordait à ce droit, la précédente majorité, de concert avec l'opposition d'alors, l'a même consacré dans la loi lors de sa réforme de l'audiovisuel de 2009 en en transposant les dispositions, sans changements, dans l'article 44 de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication.
Ce droit d'opposition est très protecteur. Il vise, en effet, des aspects précis de la démarche du journaliste, dont le dévoiement met manifestement en cause l'honnêteté de l'information, en lui permettant de s'opposer à toute pression, de refuser de divulguer ses sources et de ne pas signer un article ou une émission modifiés contre son gré. Surtout, il fournit une protection générale couvrant tous les champs où peuvent surgir les intérêts, en précisant qu'il ne peut être contraint d'accepter un acte contraire à son intime conviction professionnelle.
Cette expression est souvent mal comprise, parce qu'elle n'est pas entendue dans son intégralité. Bien sûr, « l'intime conviction » renvoie à l'idée, fondatrice de notre droit, de « preuve morale », c'est-à-dire qu'elle implique de constater une forte intensité subjective des motivations de la personne, sans préjuger du mode de preuve par lequel celle-ci est convaincue. Mais il est écrit ici qu'il s'agit d'une intime conviction « professionnelle ». Les mots ont un sens, et cet ajout décisif signifie, sans ambiguïté possible, que la conviction du journaliste doit trouver ses fondements dans l'accomplissement et le suivi des précautions fondamentales qui constituent l'exercice loyal et professionnel du métier de journaliste.
Nous sommes nombreux à regretter que ces principes, pourtant clairement exposés, notamment dans la charte d'éthique professionnelle des journalistes de 1918, révisée en 1938 et en 2011, ou dans la Déclaration des devoirs et des droits de Munich de 1971, n'aient jamais trouvé une consécration juridique, demandée de longue date par les journalistes, par exemple grâce à leur annexion à la convention collective. Pour autant, il n'est pas dans le rôle du législateur de définir ce que doit être l'éthique des journalistes. En créant le droit d'opposition, notre conviction est que nous donnerons l'impulsion décisive aux éditeurs pour qu'ils se dotent tous de chartes déontologiques, ne serait-ce que dans leur intérêt bien compris de clarifier les préalables à la constitution légitime de cette intime conviction professionnelle, et nous examinerons cette question au cours de l'examen des amendements.
Ce droit d'opposition n'interfère, bien sûr, en rien avec la ligne éditoriale ou l'autorité du directeur de publication. Pour la première, l'existence même de la clause de conscience implique que l'intime conviction professionnelle du journaliste qui choisit de demeurer dans une entreprise ne s'oppose pas à l'angle éditorial choisi par l'éditeur. Un ordre, légitime dans toute relation salariale, n'est certainement pas une « pression ».
En tout état de cause, l'arbitre ultime du droit sera, comme il est naturel, le juge du travail. L'avantage du droit d'opposition est d'être immédiatement efficace : le journaliste peut refuser de céder aux pressions. Il faut un deuxième acte, une sanction, par exemple, de l'employeur, pour matérialiser son infraction. C'est là qu'interviendra le juge du travail, en vérifiant notamment l'existence des pressions et en s'assurant que l'intime conviction a bien été « professionnelle », et donc, précédée de démarches journalistiques complètes et de qualité.
Le deuxième grand axe de la proposition de loi concerne les médias audiovisuels, que la rareté des fréquences et l'ampleur des audiences ont placés, depuis 1982, dans le champ d'une régulation particulière, désormais assurée par une instance pleinement indépendante. L'ambition poursuivie est, là encore, une démarche de confiance et de clarté.
C'est ainsi par confiance dans les vertus de l'autorégulation qu'il est proposé, à l'article 7, de généraliser l'existence de comités d'éthique dans tous les services de télévision et de radio à vocation nationale qui diffusent des émissions d'information politique et générale. Ce type d'organe a, en effet, spontanément émergé au cours des récentes années, d'abord au Monde et à France Télévisions, avant que les questions déontologiques soulevées par les terribles attentats de 2015 ne fournissent un encouragement à leur multiplication dans les chaînes d'information continue. Mais, pour avoir une chance de convaincre nos concitoyens de leur utilité, ces comités doivent respecter quelques principes fondamentaux, que l'on ne retrouve malheureusement pas dans leur mise en oeuvre actuelle.
D'abord, leurs membres doivent être à l'abri de tout soupçon de collusion avec les éditeurs, les actionnaires et les annonceurs. Cette nécessité explique le caractère très précautionneux des dispositions proposées par l'article 7, qui veillent à éviter tout conflit d'intérêt dans les trois années qui précèdent leur nomination. Ensuite, ces comités doivent pouvoir se saisir de toute question et rendre publics leurs avis, sauf à les transformer en organes factices permettant aux éditeurs, voire aux journalistes, d'autojustifier leurs choix éditoriaux en gardant la main sur les sujets examinés par les comités. Là encore, la loi offre directement toutes les garanties nécessaires, en prévoyant, d'une part, que le comité peut s'autosaisir ou être seulement consulté pour avis par la direction et par toute personne, et en précisant, d'autre part, qu'il établit un rapport annuel rendu public. Au-delà de ces grands principes essentiels, toute la place est laissée à la négociation entre les éditeurs et le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA), notamment pour déterminer le nombre des membres et l'organisation des travaux des comités.
J'en viens au rôle du CSA, qui est parfois mal interprété. La proposition de loi ne propose pas une révolution : garantir que l'information dispensée par les médias ne soit pas malhonnête, univoque ou dictée par les intérêts particuliers des propriétaires ou des annonceurs fait naturellement partie des missions de toute autorité de régulation. En cohérence, dès à présent, de nombreuses dispositions de la loi de 1986 veillent au respect des principes d'indépendance, d'honnêteté et de pluralisme. La difficulté est que ces dispositions sont éparses et que les pouvoirs du CSA sont inégaux selon les principes.
Le pluralisme, en particulier, est à la fois un critère de délivrance des autorisations d'émission et une disposition obligatoire des conventions, mais il peut, et même doit, selon l'article 13 de la loi de 1986, faire l'objet de recommandations générales adressées par le CSA aux éditeurs et publiées au Journal officiel. Les manquements aux obligations induites par ces recommandations, comme, d'ailleurs, à celles inscrites dans les conventions, font l'objet de mises en demeure et de sanctions, dont la loi du 15 novembre 2013 a restauré l'efficacité et dont l'expérience récente, par exemple pour la chaîne Numéro 23, a montré qu'elles n'étaient pas des tigres de papier.
L'honnêteté et l'indépendance de l'information, en revanche, ne figurent que parmi les nombreux critères de délivrance et de reconduction des autorisations d'émission et ne trouvent légalement leur concrétisation que dans les conventions, dont les dispositions sont, en conséquence, très inégalement protectrices selon les éditeurs. Ainsi, les chaînes d'information ont souscrit des engagements très précis pour garantir l'étanchéité entre le groupe auquel elles appartiennent et leurs rédactions et ont même consenti à la mise en place de comités d'éthique, aux prérogatives d'ailleurs variées. À l'autre bout du spectre, une convention avec une chaîne payante, mais diffusant de nombreux programmes en gratuit ne comporte aucune disposition relative à son indépendance à l'égard de ses actionnaires ou de ses annonceurs. C'est là où la loi a vocation à être unifiante.
La proposition de loi vise à mettre de l'ordre dans ce paysage parcellaire, en clarifiant les missions du CSA et, par conséquent, en lui donnant des moyens efficaces d'agir pour faire respecter ces trois principes absolument décisifs, non seulement pour l'information, mais pour l'ensemble des programmes, tant il est vrai que les frontières entre les deux sont de plus en plus poreuses et qu'on ne voit pas en quoi une émission pourrait avoir le droit d'être malhonnête, dépendante à l'égard des intérêts des actionnaires ou avoir pour effet de rompre la nécessité constitutionnelle du pluralisme.
En proposant d'intégrer ces derniers parmi les missions de l'autorité de régulation énumérées à l'article 3-1 de la loi de 1986, l'article 2 lui permettra d'agir, comme elle le fait pour ses autres missions, telles la diversité ou la parité, en émettant, lorsque c'est nécessaire, des recommandations générales, et surtout en s'assurant que les conventions signées avec les éditeurs comportent toutes des stipulations précises et homogènes pour garantir le respect de ces principes. Le CSA pourra, en cohérence, user de tous ses pouvoirs de sanction face aux manquements. Compte tenu de l'importance et de l'urgence de ces enjeux, il est proposé de fixer un délai de six mois pour adapter ces conventions. La gravité des entorses à ces principes décisifs justifie en outre qu'ils soient intégrés, par l'article 5, aux motifs qui empêchent la reconduction automatique des autorisations d'émettre délivrées aux services de télévision et de radio. Enfin, l'article 8 prévoit que le CSA devra naturellement rendre compte de son action dans le rapport annuel public qu'il remet, notamment, au Parlement.
Une question particulière a surgi sur l'articulation entre les missions, générales et légitimes, de régulation et le nouveau pouvoir d'opposition accordé aux journalistes, ainsi qu'avec les travaux des comités d'éthique.
Or sur ces deux sujets, les choses sont claires. La violation du droit d'opposition des journalistes est un symptôme particulièrement grave du non-respect des principes généraux d'honnêteté et d'indépendance de l'information. Le CSA ne peut pas ne pas en tenir compte dans son contrôle général, ex post, du respect par les éditeurs de leurs obligations légales. Il en va de même pour les faits constatés par les comités d'éthique : leur gravité implique qu'ils étayent naturellement le jugement porté par le CSA sur la manière dont l'éditeur respecte la loi, et donc, que celui-ci en soit immédiatement informé.
Pour autant, face aux craintes exprimées de voir le CSA se muer en juge quotidien du droit d'opposition exercé par chaque journaliste – alors même qu'il est établi que celui-ci ne peut être et ne sera que le juge du travail –, je proposerai de préciser que seules les conventions, négociées avec les éditeurs, et non les recommandations générales, pourront déterminer les mesures prises par ces derniers pour garantir le respect de ce droit.
En dernier lieu, la présente proposition de loi parachève un travail de transparence de la presse écrite et en ligne, que je devine consensuel, en obligeant les publications à porter à la connaissance de leurs lecteurs toutes les modifications du statut, des dirigeants et des actionnaires, et à publier un état annuel de la composition de son capital et de ses organes dirigeants.
Voilà mes chers collègues, les principaux enjeux de cette proposition de loi qui, j'en suis convaincu, formera une garantie importante de la liberté et de la crédibilité de nos médias.
Je souhaite vivement que les travaux que nous allons mener ce matin en commission et a fortiori la semaine prochaine, en séance publique, en présence du Gouvernement, permettent d'atteindre, de la manière la plus consensuelle possible, ces objectifs qui nous rassemblent puisqu'ils sont au coeur du pacte démocratique. Je souhaite également, en tant que rapporteur, contribuer à ce que chaque groupe puisse, à un moment de la discussion, trouver satisfaction dans la prise en compte de ses propositions.