Intervention de Christian Kert

Réunion du 2 mars 2016 à 9h00
Commission des affaires culturelles et de l'éducation

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaChristian Kert :

Avec mes collègues du groupe Les Républicains, nous étions de ceux qui pouvaient penser qu'il s'agissait bien en effet d'une loi « anti-Bolloré » en dépit de la conviction déployée par notre collègue Stéphane Travert pour nous faire douter…

Monsieur le rapporteur, nous ne remettons pas en cause la qualité de votre travail, qui est excellent. Nous nous sommes cependant interrogés sur la nécessité qu'il y avait pour vous à le conduire aussi rapidement, dans la mesure où il n'y avait pas, selon nous, urgence en la matière. En revanche, nous émettons un certain nombre de réserves sur votre proposition de loi. Nous ne pourrions en effet la voter… que si vous acceptiez de supprimer les deux articles principaux !

Au regard de tous les défis auxquels l'audiovisuel est confronté, nous avons le sentiment que ce texte appartient à une époque révolue. Pourquoi confier la mission d'assurer le pluralisme et l'indépendance de l'information à une instance de régulation ? Certes, on la dit indépendante, mais cependant cette indépendance est plus un devoir qu'un état de fait.

Votre texte suscite la révolte dès l'article 1er. Nous avons procédé nous aussi en effet, à l'audition de professionnels du secteur. Or tous nous ont fait part de leur inquiétude face à votre dispositif, dont certains sont allés jusqu'à penser qu'il témoignait d'une méconnaissance du fonctionnement des rédactions.

Je le répète, la révolte gronde dès l'article 1er, car, en généralisant le statut de journaliste de l'audiovisuel public à l'ensemble des journalistes, vous risquez de porter atteinte à l'équilibre de la loi de 1881 sur la liberté de la presse. Reconnaître le droit pour tout journaliste de refuser toute pression et de pouvoir opposer son intime conviction professionnelle, c'est en effet recourir à une notion particulièrement subjective et difficilement définissable. Et inutile, car le journaliste est déjà protégé par le biais des clauses de conscience ainsi que par le code de la propriété intellectuelle.

Vous vous êtes livré à une analyse de cette notion ; mais pour nous, elle reste floue. Cette « intime conviction professionnelle » crée un droit, autorise éventuellement des excès et appelle des interprétations qui ne relèvent pas des autorités chargées d'appliquer la loi, sous peine de méconnaître les exigences de l'article 34 de la Constitution. Ce n'est pas au juge de fixer les conditions d'exercice d'une liberté. La liberté doit marquer l'indépendance de la pensée. C'est à la loi de fixer les contours exacts de ce nouveau droit que vous donnez. Il nous paraît impossible de caractériser ce que vous appelez une « intime conviction professionnelle » que vous promouvez pourtant en un droit individuel opposable au directeur de la publication. Il faudrait au moins que la loi précise en quoi cette intime conviction se distingue de la clause de conscience telle qu'encadrée par le code du travail et les chartes des journalistes. Car il existe des chartes, et je sais, monsieur le rapporteur, que vous y ferez référence au cours du débat.

En outre, vous ne prévoyez aucun mécanisme de sanction. Rien n'empêcherait donc, en l'état, un journaliste de se soustraire à un acte en arguant seulement de son intime conviction. Comment apporter la preuve d'un préjudice ? Comment un juge pourra-t-il s'immiscer dans une matière totalement subjective ? Le journaliste devra-t-il se dévoiler pour exposer et prouver ses convictions professionnelles ?

Enfin, cette expression d'« intime conviction professionnelle » porte atteinte à la notion de travail salarié – à un moment où elle est d'actualité –, parce qu'elle postule que l'employeur ne peut être un donneur d'ordre. Quelle atteinte à la liberté d'entreprendre ! Vous ne vous étonnerez donc pas que nous proposions la suppression de l'article 1er.

Or, si vous avez pu trouver quelques soutiens pour cet article, tel n'est pas le cas pour les autres. Les journalistes et leur organisation représentative, massivement, ne veulent en effet en aucune manière que le CSA soit le garant de leur indépendance. Seuls leurs pairs ou la justice trouvent grâce à leurs yeux.

Qu'est ce qui justifie qu'une administration, certes indépendante, mais dont le président, rappelons-le, est nommée par l'exécutif, puisse avoir ce droit de regard ? On peut vous faire le même reproche concernant le contrôle ex ante que lui confère ce même article et sur lequel vous avez peu insisté, monsieur le rapporteur. Le fait de pouvoir définir ex ante, au moment de la signature des conventions, les conditions garantissant l'impossibilité d'une immixtion des actionnaires dans les processus éditoriaux des chaînes, rompt totalement avec la mission de contrôle a posteriori du CSA. Mes collègues Franck Riester et Michel Herbillon mettront l'accent sur cette question, car il y a là un vrai risque d'ingérence s'agissant des lignes éditoriales et la déontologie, ce que peuvent difficilement admettre les professionnels.

Quant aux comités d'éthique dont vous proposez la généralisation, de nombreux médias en disposent déjà. Vous voulez les imposer par la loi, par le biais de l'article 7. Pourquoi pas, même si cela semble poser problème à certains éditeurs ? Mais pourquoi rigidifier leur composition, au point de se demander si l'on arrivera à trouver suffisamment de personnes qualifiées pour passer à travers les mailles du filet que vous tissez ? L'exigence pour ses membres de n'avoir aucun lien, dans un délai de trois ans avant sa nomination, avec la société éditrice du service de radio ou de télévision en cause me paraît très excessive. Il conviendrait également de limiter leur saisine et de faire en sorte que ces comités travaillent en bonne intelligence avec la direction de l'entreprise, ce qui n'est pas précisé.

Enfin, notre groupe regrette qu'en filigrane, cette proposition trahisse une méfiance vis-à-vis des éditeurs et des équipes dirigeantes de ces entreprises. Nous sommes conscients que produire de l'information n'est en rien anodin. Monsieur le rapporteur, si l'esprit qui a prévalu à l'écriture de cette proposition est tout à fait défendable – et nous nous connaissons suffisamment pour que je n'ignore rien des fondements de votre réflexion – nous craignons néanmoins que votre texte n'aboutisse à un résultat contraire à celui recherché. De peur de ne pas être dans les clous entre le CSA et le comité d'éthique, les rédactions, pressurées, risqueront de s'autocensurer et de ne plus traiter les sujets les plus sensibles. J'ai lu, dans votre rapport, que vous en appeliez – à juste titre – à la grande sagesse d'Hannah Arendt. Je mentionnerai quant à moi Montesquieu, qui nous rassemble tous ici, et qui disait que « les lois inutiles affaiblissent les lois nécessaires ». Nous aurions aimé, monsieur le rapporteur, que votre proposition de loi soit nécessaire.

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