Intervention de Pascal Terrasse

Réunion du 2 mars 2016 à 9h00
Commission des affaires économiques

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaPascal Terrasse :

Par lettre du 30 septembre dernier, le Premier ministre m'a chargé d'une mission sur l'économie collaborative, ce qui m'a amené à travailler avec l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS) et l'Inspection générale des finances.

Pour mener cette mission, nous avons procédé à de nombreuses auditions – 78 au total – durant lesquelles nous avons entendu des responsables de plateformes, des représentants des administrations, des organisations professionnelles et des organisations syndicales. Nous avons également ouvert une plateforme de consultation en ligne, ce qui nous a permis de recueillir plus de 250 contributions de citoyens.

Conformément à la demande du Premier ministre, mon rapport est construit autour des cinq thématiques suivantes : définition de l'économie collaborative ; protection des consommateurs ; développement de l'économie collaborative ; droit et protection des offreurs – d'où mes propositions ayant vocation à alimenter le projet de loi dit « El Khomri » – ; contribution de l'économie collaborative à la charge publique, d'où mes propositions appelées à nourrir le collectif budgétaire qui sera examiné au mois de juin.

Avant toute chose, je tiens à dire que l'économie collaborative n'est pas une zone de non-droit. Comme je l'écris dans mon rapport, ce n'est pas l'« ubérisation » – terme marketing qui renvoie à une société tirée vers le bas et à une économie du low cost non protégée. L'économie collaborative a toujours existé : échanger des services et des biens n'est pas nouveau. En milieu rural, par exemple, on aide à ramasser des fruits et on reçoit de la confiture en contrepartie ; le système d'échange local (SEL) est pratiqué dans nombre de territoires.

Néanmoins, ces services d'échange et de troc, jusqu'ici organisés à une échelle locale, se sont massifiés avec l'avènement du numérique. Blablacar n'invente rien d'autre que l'auto-stop organisé. Ainsi, cette intermédiation mise en place grâce au numérique permet à des services d'être aujourd'hui largement répandus, mais elle ne crée pas de nouveaux métiers.

Cette économie n'en est qu'à ses débuts : dans un contexte de transition numérique, elle a vocation à se développer fortement dans les années à venir. Jeremy Rifkin, spécialiste américain de prospective économique, pense que l'avenir repose entre autres sur l'économie collaborative, économie « disruptive » qui aura des impacts majeurs en Europe, en Asie et aux États-Unis. Un certain nombre de startups affichent des taux de croissance de 20 % à 30 %, voire de 200 % pour certaines.

Le temps économique n'est pas le temps politique, avez-vous précisé, madame la présidente. Je dirai que si le temps politique est déjà en retard vis-à-vis de l'économie traditionnelle, il est totalement « largué », si vous me permettez cette expression, en matière d'économie numérique car, face à des évolutions très rapides, les dispositifs législatifs sont toujours mis en oeuvre avec retard.

Dans le domaine de la culture et du divertissement, Deezer et Spotify n'existaient pas il y a quelques années, les droits d'auteur étaient très compliqués, les échanges de pair à pair posaient problème au regard de la législation. Pour autant, ni le cinéma, ni les concerts ne se sont effondrés depuis l'avènement du streaming musical ; les CD ont certes disparu, mais le streaming est un nouveau support musical qui a le vent en poupe.

L'émergence de l'économie collaborative peut se révéler anxiogène pour certains. Mais si nous sommes capables d'accompagner ce développement, elle pourra créer de la richesse, de l'emploi et de la valeur.

Mon rapport distingue économie du partage et économie d'intermédiation. L'économie du partage n'appelle pas de financiarisation, contrairement à l'économie des plateformes d'intermédiation. Je fais donc la différence tout au long de mon rapport entre, d'une part, le particulier, qui se sert occasionnellement de plateformes pour offrir une prestation, et, d'autre part, le professionnel, qui souvent contourne les dispositifs légaux pour s'installer sur une plateforme et exercer une concurrence déloyale par rapport aux acteurs traditionnels. J'essaie ainsi de trouver un juste équilibre entre le prestataire professionnel et le particulier.

L'économie collaborative concerne tous les secteurs d'activité : la culture, avec le divertissement ; les déplacements, avec les VTC, le covoiturage, l'auto-partage, la location de véhicules, de camping-cars ou de bateaux, et même les taxis avions ; la location touristique et la location partielle ; la restauration ; la finance, avec le crowdfunding ; l'assurance ; l'entraide ; la formation ; ou encore la silver économie.

Mon rapport décline 19 propositions, dont je vais vous présenter les grandes lignes.

J'indique d'abord qu'il est très difficile d'apporter une définition de l'économie collaborative, tant elle est large aussi bien dans sa dimension économique que dans son acception juridique. L'économie sociale et solidaire bénéficie d'un cadre juridique renforcé depuis la loi de 2014 ; la silver économie est l'économie au service des personnes âgées ; quant à l'économie verte, il s'agit en réalité d'un terme marketing. Selon le Sénat, l'économie collaborative est un système mettant en relation un offreur – prestataire – et un client – consommateur – par l'intermédiaire d'une plateforme numérique. Or cette définition exclut du champ de l'économie collaborative une forme d'économie traditionnelle que j'ai évoquée. Je pense aux « communs », ces grandes plateformes ne mettant pas en relation offreurs et consommateurs, le meilleur exemple étant Wikipédia qui permet l'enrichissement par la collectivité d'un bien commun dont tout le monde peut se servir, sans échanges monétarisés. Au-delà, je pense à la chaîne de blocs (blockchain) avec ces plateformes d'intermédiation et de sécurisation des relations financières qui appartiendront, non à un bénéficiaire de parts sociales – comme Airbnb ou Uber –, mais à tout le monde. Ainsi, d'ici à quatre ou cinq ans, les grandes plateformes connues en France, en Europe et dans le monde, sont susceptibles d'être « ubérisées », si vous me permettez cette expression, au profit de plateformes qui appartiendront à tout le monde.

L'économie collaborative remet en cause une série de principes sur l'organisation économique de la société, car elle présente la particularité d'être très horizontale : elle renverse l'ordre des choses en matière de décisions. À terme, le risque est de voir disparaître les emplois intermédiaires, le plus souvent occupés par des femmes – 7 à 10 millions d'emplois seraient détruits en Europe, selon des prospectivistes présents au sommet de Davos.

Comme l'a montré le Pôle interministériel de prospective et d'anticipation des mutations économiques (PIPAME), l'économie collaborative est une pratique majoritairement plébiscitée par les catégories socioprofessionnelles supérieures (CSP+) et les consommateurs de moins de trente-cinq ans. Ces consommateurs se fient aux avis en ligne : 80 % des achats sont réalisés à partir de notations. Or il faut savoir que 50 % des avis en ligne sont faux – ils permettent simplement d'améliorer son e-réputation.

C'est pourquoi la première proposition de mon rapport consiste à fiabiliser les conditions de référencement des offres. Le législateur est déjà intervenu pour exiger des plateformes une information loyale et transparente dans leurs modalités de référencement des contenus : la loi pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques en avait posé le principe, le projet de loi pour une République numérique précise cette obligation. Ma deuxième proposition vise à fiabiliser les avis en ligne en imposant aux plateformes d'informer sur le fait que les avis ont fait l'objet d'une vérification et, le cas échéant, d'en préciser les modalités. L'article 24 du projet de loi pour une République numérique impose aux plateformes de délivrer aux « consommateurs une information loyale, claire et transparente sur les modalités de vérification des avis mis en ligne ». Dans le même esprit, ma troisième proposition tend à créer un « espace de notation » des plateformes, construit par les contributeurs eux-mêmes.

La quatrième proposition de mon rapport vise à offrir aux consommateurs une information claire, lisible et accessible sur les responsabilités de la plateforme, la qualité de l'offreur et les garanties associées à son statut. Les plateformes devraient indiquer pour chaque prestation s'il s'agit d'un acte d'achat ou d'un usage au profit d'un particulier ou d'un professionnel. En effet, la protection et les garanties dont bénéficie le consommateur s'il s'adresse à un professionnel n'existent pas dans le cadre d'une relation de particulier à particulier. Cette information, les plateformes devraient la mettre en évidence.

L'économie collaborative concerne environ 15 000 entreprises, hors taxis. Si j'ai fait partie de ceux qui pensaient possible d'imaginer un troisième statut, à côté des indépendants et des salariés, je me suis très vite rendu compte que ce statut « hybride » induirait des incidences sociales très fortes – aucune organisation professionnelle ni aucune organisation salariale n'y sont d'ailleurs favorables. Ma proposition n° 5 vise donc à poursuivre la trajectoire de convergence entre la protection sociale des indépendants et celle des salariés. En découlent mes propositions suivantes, n° 6 à n° 10 : mobiliser le compte personnel d'activité (CPA) pour instaurer une véritable portabilité des droits ; prendre en compte les périodes d'activité sur les plateformes dans le cadre de la procédure de validation des acquis de l'expérience (VAE) ; définir clairement les conditions de rupture des relations avec les prestataires ; développer des sécurités annexes pour favoriser l'accès au logement, sécuriser l'accès au crédit et améliorer la couverture sociale des utilisateurs ; et organiser des actions de formation pour les prestataires. Ce dernier point est très important car, pour fournir de bonnes prestations, les plateformes doivent jouer le jeu de la formation. La proposition n° 8 tend à mieux définir les conditions de rupture des contrats avec les prestataires, car des indépendants peuvent du jour au lendemain se retrouver déréférencés et risquer de perdre leur activité.

Sur la contribution des plateformes, je suis heureux de constater que le fisc français réclame 1,6 milliard d'euros à Google. J'invite le Gouvernement à engager la mise en oeuvre du projet BEPS (base erosion and profit shifting) de lutte contre l'érosion de la base fiscale et le transfert de bénéfices élaboré par l'OCDE et entériné par les chefs d'État et de Gouvernement lors du G20 d'Antalya. Les grandes entreprises étrangères du numérique doivent payer leurs impôts dans les pays où elles opèrent. Assurer la contribution des plateformes aux charges publiques en France, telle est ainsi ma onzième proposition.

Douzième proposition : clarifier la doctrine de l'administration fiscale sur la distinction entre revenu et partage de frais et celle de l'administration sociale sur la notion d'activité professionnelle. Un professionnel doit s'inscrire dans les démarches fiscales traditionnelles. Mon rapport ne préconise aucunement la création d'une nouvelle taxe, il indique que la loi fiscale doit s'appliquer. À titre d'exemple, la location par un particulier de sa résidence principale pendant trois semaines par an ne donne pas lieu au paiement de l'impôt, car une loi prévoit des abattements, voire des franchises ; par contre, la location par un particulier de sa résidence secondaire huit semaines par an est considérée comme une location de meublé – au même titre qu'un gîte ou une chambre d'hôte – et elle est donc fiscalisée. Mon rapport rappelle d'ailleurs l'ensemble des dispositifs existants en matière de BNC ou de BIC. Autre exemple : les revenus tirés de la vente d'appareils ménagers ou de véhicules, grâce à la plateforme Leboncoin par exemple, sont exonérés d'impôt dès lors qu'ils n'excèdent pas 5 000 euros ; par contre, quelqu'un qui vend régulièrement des voitures est un garagiste, il est donc assujetti à l'impôt. Vous l'avez compris, l'objectif est de garantir l'absence de concurrence déloyale entre des « faux particuliers » et des professionnels. D'ailleurs, je n'ai pas retenu l'idée d'une franchise de 5 000 euros pour tous, proposée par les sénateurs Michel Bouvard et Albéric de Montgolfier dans leur rapport sur l'économie collaborative, car un tel dispositif aurait des incidences négatives pour l'activité de certaines plateformes.

En matière de formation, j'encourage notre pays à développer des dispositifs car nombre de startups françaises cherchent à embaucher des développeurs, des web designers ou des codeurs. Faute de trouver ces professionnels dans notre pays, plusieurs d'entre elles envisagent même de partir à l'étranger. Le Gouvernement a lancé la « grande école du numérique ». Dans mon département de l'Ardèche, le territoire du Cheylard a mis en place, avec l'État, l'école du numérique qui permet à des anciens travailleurs du textile de se former pendant dix-huit mois au codage et au développement informatique, ce qui donnera la possibilité à ces personnes de travailler à domicile pour le compte de startups. Cette piste permet de maintenir l'emploi dans les territoires. En matière de formation informatique, il faut bien reconnaître que la France est très en retard. C'est pourquoi la proposition n° 13 de mon rapport vise à répondre aux difficultés de recrutement de professionnels du numérique dans le secteur de l'économie collaborative.

Proposition n° 14 : s'engager avec les plateformes dans une démarche d'automatisation des procédures fiscales et sociales. Je considère que, dans deux à trois ans, les plateformes auront l'obligation de transmettre à tous les prestataires le montant des transactions le concernant. Il reviendra ensuite au prestataire de faire sa déclaration. D'ores et déjà, un salarié reçoit de son employeur les éléments à déclarer au fisc ; votre banque vous envoie tous les ans les éléments à déclarer au titre de vos placements financiers. À terme, il faudra arriver à un dispositif où les plateformes elles-mêmes fourniront ces éléments aux administrations compétentes en vue de fiabiliser les déclarations des contribuables, dans l'esprit du rescrit fiscal.

Quinzième proposition : simplifier la démarche entrepreneuriale en permettant aux plateformes d'agir comme tiers de confiance.

Autre sujet important : l'inclusion numérique. La fracture numérique se résorbe grâce à l'essor du FTTH (Fiber to the Home), qui amène la fibre optique directement chez l'abonné. Néanmoins, il existe une fracture des usages, les personnes de plus de quarante-cinq ans se trouvant totalement « larguées » face aux dispositifs des plateformes. Il faut y remédier, d'où ma proposition n° 16 : prendre en compte le développement de l'économie collaborative dans le cadre des politiques d'inclusion numérique.

Ma proposition n° 17 vise à créer un observatoire de l'économie collaborative. Il existe en effet un fort décalage entre le temps politique et le temps de l'économie. Cet observatoire permettrait à l'État de mesurer les conséquences sociales, en termes de créations d'emplois, et les nouveaux potentiels économiques de l'économie collaborative. Il pourrait être amené à diffuser de l'information juridique et fiscale sur ce phénomène de disruption. En travaillant avec d'autres observatoires européens, il permettrait de faire émerger un écosystème européen, face à la Chine et aux États-Unis qui sont très en avance sur nous.

Proposition n° 18 : promouvoir des territoires collaboratifs expérimentaux. Il s'agirait de créer une trentaine de territoires collaboratifs, dans le cadre d'appels à projet. Le Gouvernement, en lien avec les collectivités territoriales, pourrait identifier un certain nombre de territoires pour mener des actions cohérentes en matière de formation, d'usage ou de développement.

Enfin, la proposition n° 19 vise à favoriser le développement du travail à domicile et à sécuriser les droits et devoirs des télétravailleurs.

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