Intervention de Christian Kert

Séance en hémicycle du 8 mars 2016 à 15h00
Liberté indépendance et pluralisme des médias — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaChristian Kert :

…mais surtout de méfiance vis-à-vis des éditeurs et des équipes dirigeantes ? Quelle sera la réalité des acquis pour les journalistes eux-mêmes, au vu des nombreuses contraintes de ce texte ? En quoi leur indépendance sera-t-elle véritablement renforcée ? Ne pensons-nous pas que l’indépendance est plus un devoir qu’un état de fait ? Ne devrait-on pas laisser aux journalistes l’idéal de leur indépendance et le sentiment de leur devoir ?

Au-delà de ces interrogations, une autre demeure et elle est essentielle : monsieur le rapporteur, pourquoi une telle urgence alors que notre pays, nos concitoyens, attendent des réformes bien plus importantes ? Malgré vos explications en commission, il faut bien constater que nous sommes bien devant une proposition de loi ad nominem, suite à seulement une ou deux informations bien ciblées et mises en avant de façon excessive visant expressément un groupe et son dirigeant. Ne joueriez-vous pas dans cette affaire le rôle de démineur de la contestation actuelle ? Ne vous a-t-on pas demandé de chercher un marqueur un peu plus à gauche que celui de l’avant-projet de loi sur le travail ? Si tel était le cas, ce serait une opération réussie. Vous le savez pourtant : un texte écrit dans l’urgence et issue d’une telle genèse ne peut jamais être bien ficelé. Permettez-moi, madame la ministre, de vous rappeler les propos fort sages tenus ici même par M. Christian Blanc, alors secrétaire d’État, qui évoquait son expérience de membre du Gouvernement : « La vie m’a appris une chose : quand il y a urgence, il faut savoir parfois ne pas se presser ».

Comme je l’ai évoqué lors de nos travaux en commission et alors que l’on rappelle sans cesse la nécessité d’alléger les contraintes qui pèsent sur tous les secteurs d’activité, ce texte va constituer un véritable poids pour la liberté d’information en méconnaissant, tous les professionnels ont dû vous le dire, monsieur le rapporteur, le fonctionnement des rédactions et les responsabilités déjà assumées par les directeurs de la publication.

Ainsi, l’article 2 renforce, une fois encore, les pouvoirs de régulation du CSA puisque celui-ci devra s’assurer que les intérêts économiques des actionnaires ne pèsent pas sur le projet éditorial des chaînes et ne portent pas atteinte aux principes d’honnêteté, d’indépendance et de pluralisme. Pourquoi une autorité, certes indépendante mais dont le président est nommé par l’exécutif, devrait avoir ce droit de regard ? Dans sa motion de rejet préalable, notre collègue Franck Riester a bien exposé les questions que soulève ce renforcement du pouvoir du CSA, rappelant avec justesse que l’ambiguïté de son rôle a pourtant été parfaitement relevée dans l’excellent récent rapport de notre collègue Marcel Rogemont, rapport dont vous n’avez que très peu tenu compte. Les journalistes eux-mêmes sont opposés au fait que le CSA soit le garant de leur indépendance.

Vous généralisiez déjà par votre article 7 la présence de comités d’éthique à l’ensemble des services de radio et de télévision à vocation nationale, mais leur champ d’action a été extrêmement élargi depuis un amendement adopté en commission qui concerne les radios ou télévisions locales diffusant par voie hertzienne. D’une part, cette opération ne sera pas facile à mettre en oeuvre dans tous les cas, et, d’autre part, il faut observer que de nombreux médias disposent déjà aujourd’hui d’un comité d’éthique. Certes, pourquoi ne pas les imposer par la loi ? Mais il s’agit d’une contrainte de plus qui semble, par exemple, poser problème à France Télévisions dont vous connaissez bien le mode de gouvernance, déjà complexe du fait de sa double tutelle. J’ajoute qu’il aurait été étrange que les chaînes parlementaires échappent à ce dispositif et vous avez d’ailleurs accepté un de nos amendements qui prévoit qu’elles seront soumises à cette nouvelle règle.

Mais pourquoi tant de rigueur dans la composition des comités d’éthique, dont nous acceptons tout à fait le principe ? Il faudra aller chercher des gens qui ressembleront à Robinson Crusoé, bloqué en 1659 sur l’île du Désespoir et qui, de par sa solitude, présentait toutes les preuves de son indépendance. Et puis les possibilités de saisine paraissent trop larges et vous auriez dû nous suivre en y apportant des limites pour une meilleure efficacité et afin que ces comités travaillent en bonne intelligence avec la direction de l’entreprise.

Tout texte de loi a normalement une finalité : ici, il s’agit de l’indépendance de la presse, qui passe par celle du journaliste. Mais qu’en est-il réellement ? L’article 1er généralise à l’ensemble des journalistes le statut de protection spécifique dont bénéficient jusqu’à présent seulement les journalistes de l’audiovisuel public, mais vous portez ainsi atteinte à l’équilibre de la loi de 1881 sur la liberté de la presse et vous gommez toute différence entre presse écrite et presse audiovisuelle. Pourtant, vous le savez bien ainsi que certains de nos collègues ici présents, par expérience : leur organisation de travail est encore très différente. Reconnaître le droit pour tout journaliste de refuser toute pression et de pouvoir opposer son intime conviction professionnelle, c’est recourir à une notion particulièrement subjective et difficilement définissable.

J’ai approuvé beaucoup des aspects de votre rapport, mais il y a un passage que je n’ai pas aimé parce qu’il m’a semblé décalé. En effet, s’agissant de la notion d’intime conviction professionnelle, vous vous référez à la Constituante en rappelant cette phrase, terrible d’ailleurs : « Avez-vous une intime conviction ? », demande le juge aux jurés. Or, monsieur le rapporteur, les journalistes ne sont ni des juges ni des jurés, et faire référence à l’adresse aux jurés dans votre texte, c’est très hasardeux.

De plus, une interrogation demeure sur la façon dont s’articule ce droit au refus avec la protection déjà accordée aux journalistes qui bénéficient d’une clause de conscience et d’une clause de cession, et il porte atteinte à la notion de travail salarié – à un moment où elle est pourtant d’actualité – en postulant que l’employeur ne peut donner des ordres. Nous avons donc maintenu notre amendement de suppression de l’article 1er car nous restons convaincus que la création d’un droit individuel de refus pour le journaliste, adossé à son intime conviction professionnelle, est en contradiction avec le droit de la presse.

Je tiens également à rappeler mon soutien à l’article additionnel sur la protection du secret des sources des journalistes voté à l’initiative de notre collègue Marie-George Buffet, qui reprend un texte bloqué depuis plusieurs mois en commission des lois. Ce nouvel article aura, semble-t-il, plus d’impact sur l’indépendance des journalistes que les autres dispositions. Je n’émets qu’une seule réserve : quid de la situation d’un directeur d’entreprise de presse devant lequel un journaliste fera jouer son intime conviction pour refuser d’écrire un article, arguant que ce qu’il avait appris de ses sources le lui interdisait ?

Monsieur le rapporteur, je crains très sincèrement que votre texte n’aboutisse à un résultat contraire à celui recherché. De peur de ne pas être dans la pensée unique, coincées entre le CSA et leur comité d’éthique, les rédactions, pressurées, risqueront de s’autocensurer et de ne plus traiter les sujets les plus sensibles. Ou sera alors le renforcement de l’indépendance et du pluralisme des médias ? Quant à la liberté, je vous rappelle qu’elle n’est rien d’autre qu’une chance de devenir meilleur… Je ne suis pas persuadé, monsieur le rapporteur, madame la ministre, que nous sortions meilleurs de ce débat. Voilà pourquoi je doute que mon groupe votera ce texte.

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