Intervention de Alain Tourret

Séance en hémicycle du 10 mars 2016 à 9h30
Réforme de la prescription en matière pénale — Présentation

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaAlain Tourret, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République :

Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, ministre de la justice, c’est une belle et grande loi que nous allons vraisemblablement voter, après l’avoir si bien travaillée pendant de très nombreux mois. Je voudrais adresser mes remerciements d’abord à vous, monsieur le garde des sceaux, qui m’avez toujours fait confiance, qui avez accepté l’établissement au préalable d’un rapport important et qui avez suggéré à M. le président de l’Assemblée nationale de saisir le Conseil d’État, pour la première fois de la législature en ce qui concerne une proposition de loi. La décision du Conseil a du reste été d’une exceptionnelle qualité.

Je voudrais également remercier Georges Fenech. C’est la deuxième fois que nous travaillons ensemble, et c’est à l’unanimité que nous avons fait passer une loi sur la révision des décisions pénales, avec votre appui, monsieur le garde des sceaux, en qualité alors de président de la commission des lois. Ayant cheminé de la même manière, j’espère que nous arriverons au même résultat.

Pourquoi fallait-il changer les règles de la prescription pénale ? La prescription pénale est un mode d’extinction de l’action publique. On peut remonter à l’empereur Auguste, et, dans l’ancien droit, à la modernité des décisions prises par Saint Louis, en 1246 si mes souvenirs sont bons. Puis est arrivé le code Napoléon, en 1808. Les choses étaient claires : il devait y avoir une prescription, laquelle devait s’appliquer d’un côté à l’action publique, de l’autre côté à la peine, en retenant la différenciation qui a toujours fait la spécificité française : la contravention, le délit, le crime.

Au fur et à mesure des ans, on s’est rendu compte que les choses étaient moins simples que cela. Une véritable schizophrénie s’est établie entre d’une part ceux qui voulaient faire appliquer la prescription et d’autre part le refus absolu de l’opinion publique, et des victimes en particulier, d’admettre la prescription. À partir de 1935, la Cour de cassation a décidé de se prononcer contra legem, contre la loi qu’elle est normalement dans l’obligation d’appliquer, mais avec une continuité dans son opposition telle qu’elle ne peut que nous interroger au bout d’un certain temps. Car après tout, qui a raison : Napoléon en 1808, ou la Cour de cassation à partir de 1935 ?

L’on conçoit fort bien que la situation a un peu explosé sous la pression de la criminalité économique, c’est-à-dire tout ce qui concerne la criminalité intelligente. Et le législateur est lui-même intervenu à de multiples reprises pour opacifier les règles. Des prescriptions de trente ans ont été inventées pour certains crimes, par exemple, et de nombreuses prescriptions ont été abrégées. Finalement plus personne ne s’y retrouve et l’opacité est devenue la règle.

Or nous avons besoin de sécurité juridique. Lorsque, avec Georges Fenech, nous avons interrogé les spécialistes – magistrats, avocats, professeurs de droit – tous nous ont dit que la situation ne pouvait plus rester en l’état. Aussi nous sommes-nous intéressés à ce qu’un certain nombre d’entre nous avaient déjà ébauché. M. Mazeaud a proposé une réforme qui est restée sans solution. En 2008, M. Hyest, désormais membre du Conseil constitutionnel, a proposé une réforme de la procédure civile et une réforme de la procédure pénale. S’il a bien réussi en matière de procédure civile, tout s’est arrêté sur la procédure pénale. Nous nous sommes également penchés sur les propositions de hauts magistrats. Tous ont échoué.

Dès lors, c’était un sacré défi qui nous était lancé. Quelles ont été les idées qui ont chevillé nos positions, à Georges Fenech et à moi-même ?

Première question : faut-il oui ou non une prescription ? Cela semble aller de soi, mais il n’en est rien car dans nombre de pays, en particulier les pays de common law, il n’y a pas de prescription. Et c’est la dernière fois, je le dis avec solennité, que nous pourrons sauver la prescription : actuellement en effet, tout va dans le sens de la disparition de cette notion.

Bref, nous avons été convaincus qu’il fallait maintenir la prescription. Pourquoi ? Au nom de la grande loi de l’oubli ? Oui et non. Oui, parce que c’est de manière incontestable son fondement même. Peut-on juger de la même manière au bout de dix, quinze, vingt, quarante ans ? À l’évidence, non. Les hommes ont changé. Comment peut-on se souvenir de ce qui s’est produit, des preuves qui existent vingt ans ou trente après ?

Une autre justification de la prescription était l’idée que celui qui a commis une infraction a supporté le poids du repentir pendant toute la durée qui le sépare du point de départ de la prescription. Cette idée du repentir ne nous a pas tellement convaincus…

Il y a aussi le problème de la disparition des preuves. C’est un problème délicat car incontestablement, les preuves ne sont pas que des preuves scientifiques. S’agissant de ces dernière, nous voyons, avec l’ADN, tout ce qui a pu changer.

Nous avons donc pensé qu’il fallait un équilibre entre le droit à la sécurité et celui à un procès équitable ; un équilibre entre le droit des victimes d’obtenir réparation après une déclaration de culpabilité de l’auteur de l’infraction et celui de chacun d’être jugé dans un délai raisonnable ; un équilibre entre la mise en oeuvre des moyens techniques d’élucidation des infractions ; et, enfin, un équilibre entre les différents foyers de sens de la peine, entre le rappel de la loi et la défense de la société.

Ce que nous ne voulons pas, c’est que la prescription soit un moyen général d’impunité. On doit répondre de ses faits, avec toute les garanties de la loi. Mais il doit bien sûr être possible de faire jouer la prescription.

Alors, nous avons estimé nécessaire de rappeler que les durées étaient insuffisantes en matière de prescription et nous avons proposé leur doublement. Certains peuvent estimer que c’est trop important, mais je rappelle que l’ensemble des législations étrangères prévoient des durées encore plus longues que celles que nous avons retenues.

Nous avons par ailleurs estimé qu’il était indispensable d’entériner la jurisprudence de la Cour de cassation, en particulier pour tout ce qui concerne les délits occultes. La délinquance économique doit être poursuivie, et cette délinquance-là n’est pas la délinquance de droit commun. Toutes les volontés antérieures de révision de la loi sont tombées parce que cet aspect n’avait pas été pris en considération. Georges Fenech et moi avons été très intéressés par les auditions de membres du Pôle financier, en particulier celle de M. le juge d’instruction Van Ruymbeke, qui nous a dit d’entériner la jurisprudence de la Cour de cassation. C’est que nous proposons.

Nous avons eu à régler le problème de l’imprescriptibilité des crimes de guerre. J’avais été très séduit, monsieur le garde des sceaux, par votre position personnelle sous une précédente législature. J’avais également été séduit par les positions de M. Bruno Cotte, mais aussi par celles de votre prédécesseur, Mme Taubira, qui voulait absolument qu’il y ait une prescription des crimes de guerre.

Finalement, nous sommes arrivés à trouver un juste milieu. Nous considérons désormais que la proposition que nous faisons avec le Gouvernement, avec vous-même, monsieur le garde des sceaux, pour faire en sorte que l’imprescriptibilité s’étende aux crimes de guerre connexes à un crime contre l’humanité est la bonne solution en la matière.

L’apport du Conseil d’État a été essentiel : il nous a notamment fait renoncer à une prescription de trois années que nous avions envisagée pour le cas où les magistrats chargés de faire une enquête ne respecteraient pas les délais normaux pour ce faire. C’était trop compliqué. Or notre objectif était de simplifier.

Cette proposition de loi, Georges Fenech et moi en sommes très fiers. Nous avons beaucoup travaillé. « Vous avez fait un véritable travail de garde des sceaux », m’avez-vous dit un jour, monsieur le ministre. Je tiens à vous remercier de cette appréciation.

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