Intervention de Françoise Rudetzki

Réunion du 15 février 2016 à 15h00
Commission d'enquête relative aux moyens mis en œuvre par l'État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier

Françoise Rudetzki :

On parle beaucoup de la radicalisation et de la « déradicalisation ». Mais j'avoue ne pas très bien savoir comment on peut « déradicaliser ».

Ce n'est pas en allant porter la parole des victimes à ceux qui sont en prison que l'on pourra leur faire un lavage de cerveau à l'envers. D'ailleurs, faire de la manipulation mentale irait à l'encontre de nos valeurs. Il faut donc trouver d'autres voies.

J'ai entendu l'ancien Premier ministre, M. Alain Juppé, parler d'une police pénitentiaire. Ce serait peut-être un bon moyen d'avoir des informations. Les affaires Merah, Beghal, Coulibaly ou Kouachi, nous ramènent toujours à la prison. On sait que Djamel Beghal a formé, en quelque sorte, les frères Kouachi et Coulibaly. Peut-être est-ce une erreur de les avoir mis dans la même prison.

On parle de regroupement, d'un camp d'internement – je n'aime pas trop ce type de dispositif – pour les personnes fichées au fichier S. Mais cela me paraît difficile si elles ne sont pas passées à l'acte. En tout état de cause, on ne peut pas agir sur les cerveaux de ceux qui sont déjà en prison…

Par contre, nous pouvons agir au niveau de l'éducation nationale. Certes, je ne suis pas une spécialiste, mais nos valeurs démocratiques, nos valeurs de laïcité, doivent pouvoir être transmises dès le plus jeune âge. Notre erreur a été de considérer que la radicalisation ou le non-respect des valeurs républicaines étaient liés au problème des banlieues. Aujourd'hui, tout le monde s'accorde à dire que l'on s'est trompé. Bien sûr qu'un travail a été fait dans les banlieues, et qu'on y a mis beaucoup d'argent, mais le résultat n'est pas à la hauteur. En dépit des progrès, – étudiante, j'ai travaillé sur la rénovation urbaine –, le problème de l'urbanisme n'est pas réglé.

En tout état de cause, et on le note aussi en Belgique, à part peut-être Merah, toutes les personnes impliquées ne se sont pas forcément radicalisées dans les banlieues. Le phénomène est constaté dans tous les milieux. Je rappelle que 220 Françaises sont parties en Syrie et que leurs familles n'avaient rien vu venir.

Pour avoir des contacts avec les autorités musulmanes, avec l'imam Chalghoumi, avec le recteur de la mosquée de Paris, M. Boubakeur, je pense qu'une des solutions ne peut venir que de la communauté musulmane. Celle-ci doit faire le ménage au sein des mosquées où des prêches salafistes sont prononcés chaque semaine.

Doit-on arrêter ceux qui prêchent contre nos valeurs, qui appellent à la violence ? Cette question relève du ministère de l'intérieur, ministère des cultes. Mais aussi du monde musulman. On le voit bien, et certains le disent, ils sont d'abord français, républicains, démocrates, puis musulmans. Il ne faut donc pas rentrer dans le système du communautarisme : ce serait la pire des choses. Ce serait la perte de nos valeurs, et de la laïcité.

Les intellectuels, travailleurs sociaux qui fréquentent les milieux musulmans devraient peut-être aussi donner les moyens de détecter la radicalisation, ce que ne peuvent pas toujours faire les familles, parfois divisées, parfois recomposées. Il faut donner à toutes les personnes qui sont impliquées auprès de ces Français qui pratiquent, ou non d'ailleurs, la religion musulmane mais qui ont des attaches avec des musulmans, les moyens de détecter, d'être à l'écoute dans le milieu associatif. Elles constitueraient une sorte d'équipe de vigilance qui conduirait un travail complémentaire de celui de la police pénitentiaire.

Il faut utiliser les mêmes modes de communication que les djihadistes, qui mènent des campagnes énormes, avec des vidéos. Il faut quasiment faire du matraquage : toutes les chaînes de télévision, les radios, les réseaux sociaux doivent être utilisés aujourd'hui pour mener le combat.

Il y a aussi le problème de la formation des imams et de son financement. Qui dit qu'un imam est imam ? C'est un vaste débat et cela relève du ministère de l'intérieur.

En tout cas, il y a une prise de conscience de la société civile. Le 11 janvier en a magnifiquement témoigné même si, après, le soufflé est un peu retombé. Cette journée de mobilisation exceptionnelle marquera l'histoire du pays, et d'ailleurs celle du monde entier. Il faut prendre en compte également les cercles de réflexion : l'Institut Montaigne, Diderot, les Francs-Maçons, les associations qui travaillent sur la résilience – car je n'en ai pas parlé, mais on ne doit pas maintenir une victime dans son statut de victime, il faut l'aider sur le chemin de la résilience.

On note chez certains intellectuels français, des « droits de l'hommistes » que je fréquente à la CNCDH (Commission nationale consultative des Droits de l'homme), une confusion entre terrorisme et résistance. Ce n'est pas du tout la même chose. Quand les Résistants français menaient des actions pendant la Seconde Guerre mondiale contre des Allemands, il s'agissait de cibles très particulières. Les Allemands, en revanche, prenaient des otages ou tuaient des civils. Ne confondons pas ! Action Directe qui posait des bombes et causait de graves dommages collatéraux, ce n'était pas acceptable dans un pays où l'on a le droit de voter, de militer, de s'exprimer. De même, il n'était pas admissible d'offrir l'hospitalité aux brigadistes rouges, de donner l'asile politique à des réfugiés prétendument italiens, réclamés par la justice italienne pour des crimes commis en Italie. Le cas de Battisti est inadmissible : on l'a libéré et il s'est enfui. Il fallait le remettre à la justice italienne. L'Italie fait partie de l'Europe.

Cela m'amène à mon combat en faveur de l'Europe judiciaire. Pour moi, les seules frontières qui existent aujourd'hui sont des frontières judiciaires. Prenons l'exemple de Carlos, qui a été arrêté par les services français et ramené en France en 1994. Il a été condamné pour les attentats de 1982-83 : le TGV, le Capitole, la gare saint-Charles, la rue Marbeuf – pour lui aussi, les victimes étaient des dommages collatéraux. Weinrich, qui était son bras droit, a été arrêté, quant à lui, en Allemagne et l'on n'a jamais pu organiser de confrontation entre les deux – les Allemands considéraient que le déplacement dans un avion de l'un ou l'autre aurait été trop dangereux – alors pourtant qu'ils avaient participé aux mêmes actions. Il y a eu deux procédures judiciaires, une à Berlin et une à Paris, parce que ni les Allemands ni les Français n'extradent leurs propres nationaux.

Donc l'Europe judiciaire dysfonctionne complètement. J'avais organisé en 1996 un colloque au Sénat, à la suite de l'appel de Genève lancé par les magistrats antiterroristes. Mais il a fallu attendre les événements de 2001 pour que le mandat d'arrêt européen soit créé. Il n'y a pas de liste commune d'infractions, sur laquelle on puisse travailler, avec une extradition automatique. On n'extrade pas entre Paris et Lyon : pourquoi une procédure d'extradition entre Bruxelles et Paris ? Il ne devrait plus y avoir de frontières judiciaires. On alors on ferme complètement chaque pays, et on dit au revoir à l'Europe. C'est un autre débat.

Si l'on reste dans cette Europe qu'à mon avis on doit sauver, il faut construire l'Europe judiciaire, et créer un Parquet européen afin que, si un État s'abstient de poursuivre, s'il y a des problèmes de coopération entre les différentes justices, on puisse avoir une autorité suprême, en Europe, qui permette de juger, d'arrêter et de lutter avec nos armes contre le terrorisme. Je le dis toujours, les armes d'une démocratie, c'est le droit.

Voilà mon projet. Il est peut-être un peu fou, mais je souhaite vraiment que l'on travaille à la création de cet espace judiciaire européen, pour commencer au sein d'un petit noyau : Bruxelles, bien évidemment ; l'Espagne qui, elle aussi, a été touchée par les attentats.

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