Intervention de Daniel Psenny

Réunion du 17 février 2016 à 16h15
Commission d'enquête relative aux moyens mis en œuvre par l'État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier

Daniel Psenny, journaliste au Monde, victime des attentats du 13 novembre :

Je souhaitais apporter mon témoignage sur la soirée du 13 novembre, notamment sur l'intervention policière : je ne remets pas en cause son déroulement, auquel je n'ai d'ailleurs pas assisté, mais elle a eu des conséquences pour nous — c'est-à-dire pour moi-même et pour le blessé américain que j'ai secouru.

Nous étions au tout début de l'attentat, il était vingt-deux heures : nous nous étions réfugiés tous les deux dans le hall de mon immeuble, nous étions dans l'incertitude ; je pensais que la police allait arriver et que le blessé serait évacué par une ambulance. Après que j'ai été blessé par balle, nous avons eu un moment de panique, nous ne savions pas quoi faire : un voisin pensait que le terroriste était dans la rue et qu'il allait venir dans le hall pour nous achever. C'est alors que j'ai décidé d'appeler un voisin qui, courageusement, est venu nous chercher pour nous mettre à l'abri. Nous sommes montés chez lui, au quatrième étage. C'est là que les choses se sont compliquées. Nous avons dû faire nous-mêmes des garrots : j'avais une balle dans le bras et le sang coulait beaucoup ; l'Américain, qui avait une balle dans le mollet, était dans un état très critique — il était tout blanc, il vomissait ; nous étions très inquiets.

J'ai téléphoné au journal Le Monde, qui a appelé la police et les secours, expliquant que nous étions au quatrième étage, isolés de fait ; nous étions au coeur de l'action, mais il y avait un tel chaos dans la rue que la police avait sécurisé l'endroit et que personne ne pouvait plus passer. Mon intention n'est pas de critiquer le protocole policier : il est plutôt efficace, on l'a vu au Bataclan. Mais je constate que les deux blessés que nous étions n'ont pas pu être évacués, malgré l'intervention de hautes autorités — y compris le chef des pompiers du 17e arrondissement qui m'a dit au téléphone qu'il était informé de notre situation, mais ne pouvait pas venir nous chercher. Nous sommes donc restés trois heures dans l'appartement en attendant qu'on nous autorise à l'évacuer. Trois heures, c'est très long quand on perd son sang. Nous nous demandions combien de litres de sang contient un corps humain et nous craignions de finir par tout perdre. Nous nous disions : « Nous allons mourir alors que les secours sont à cinquante mètres ! Malgré la police, les ambulances, la sécurité civile, personne ne peut venir nous chercher ! »

C'est ce stress et cette angoisse que nous avons ressentis. Les services de secours savaient que nous étions là, mais, malgré toutes les bonnes volontés, personne ne pouvait venir nous chercher. Aussi, je me demande s'il ne faudrait pas réaménager le protocole. Je ne connais pas exactement les dispositifs policiers dans les situations extrêmes comme celle-ci, et il paraît normal qu'on sécurise la zone, mais il y a la règle et il y a l'esprit de la règle : ne peut-on tout de même organiser l'évacuation des blessés, dès lors qu'on est averti de leur situation ? On ne peut pas mettre en jeu aussi longtemps la vie de deux personnes. Nous nous en sommes sortis miraculeusement, et je m'en réjouis. Mais il faudrait que l'Assemblée nationale se penche sur cette question, pour éviter que ce cas de figure ne se répète. Bien sûr, on le voit dans la vidéo que j'ai tournée, le chaos était général : personne ne savait ce qui se passait, il y avait des morts et des blessés dans la rue, nous-mêmes étions blessés, et tout cela était sans doute très compliqué à analyser au premier coup d'oeil pour la police.

Durant ces trois heures d'attente, l'autre blessé, Matthew, a connu des moments où il était très mal. Nous ne pouvions rien faire. Puis nous avons appris, sur une chaîne d'information, que l'assaut avait été donné. Les premiers secours se sont portés auprès des corps qui gisaient dans la rue — de nombreux blessés et des dizaines de morts devant et à l'intérieur du Bataclan. Je ne dirai pas qu'on nous avait abandonnés, mais ce qui devait arriver arriva : on nous oubliait, il y avait tant à faire que personne n'avait le temps de monter au quatrième étage d'un immeuble pour venir nous chercher.

Mon voisin s'est donc manifesté à la fenêtre pour rappeler que nous étions là : aussitôt, dix rayons laser se sont braqués sur lui. Les forces de l'ordre présentes en bas nous ont autorisés à descendre. J'avais la chance de pouvoir marcher, j'ai prévenu que je descendais à pied pour éviter toute confusion — j'avais perdu ma chemise, j'étais dans un état assez lamentable. Dans l'escalier, j'ai croisé un policier qui montait, très armé : suivant le protocole, il me pointe son pistolet sur la tempe et se met à me palper. Je me suis dit : s'il pense que je suis un sniper qui cherche à fuir, il va m'abattre. Je me trouvai dans cette situation paradoxale : nous avions attendu des heures au risque de mourir faute de soins, et nous risquions à présent de nous faire tuer parce que le protocole exigeait que la police nous fouille. Ce policier était suivi d'un officier qui lui a dit de me laisser passer et nous avons pu finir de descendre. Mais je vous assure que ça fait bizarre, quand on sort de trois heures d'angoisse et de stress, de se faire pointer un pistolet sur la tempe ! Cela fait partie du protocole, m'a-t-on expliqué. Je ne conteste pas qu'il faille l'appliquer. Mais certains points concernant l'évacuation des blessés sont peut-être à revoir. Et s'il y avait eu une bavure ? Si le policier m'avait pris pour un terroriste, il n'aurait pas hésité à tirer. Il y a quand même là quelque chose qui ne marche pas.

Après cet incident fâcheux, le policier qui était devant la porte de l'immeuble ne m'a pas laissé passer, parce que, disait-il, la zone n'était pas encore sécurisée. Après nous être vidés de notre sang pendant trois heures dans l'appartement, nous avons donc dû attendre une heure de plus dans le hall. Sans doute la zone n'était-elle pas sécurisée, mais les forces de l'ordre n'étaient-elles pas assez nombreuses pour pouvoir nous évacuer ? Ces précautions, qui ont montré leur efficacité, sont sans doute justifiées, mais elles sont à double tranchant. On ne peut pas dire à deux blessés qu'ils ne doivent pas sortir parce que la zone n'est pas sécurisée, mais on pourrait leur dire qu'on a pris leur demande en compte et qu'on va tout faire pour qu'ils soient secourus. Mais peut-être le policier en bas de l'immeuble ne savait-il pas que nous avions déjà attendu trois heures.

C'est à cette question qu'il faut réfléchir : si, lors d'un assaut, certaines règles sont impératives, ne peut-on conserver une marge d'appréciation, une capacité à juger de la situation, ou doit-on se contenter d'appliquer le protocole ?

Après que j'ai été autorisé à sortir, il m'a fallu encore une heure pour aller à pied — et pieds nus ! –, jusqu'au Cirque d'hiver, situé au moins à 500 mètres, où l'on m'a pris en charge. Il était une heure trente du matin : j'attendais depuis la veille, vingt-deux heures, qu'on me pose une perfusion et qu'on me fasse un pansement. Pour Matthew, que les pompiers ont descendu sur un brancard, je pense que ça a été plus rapide.

Certes, il s'agissait d'une situation vraiment exceptionnelle. Mais il faut sans doute, à la lueur de cette expérience, réfléchir à des améliorations. Il aurait pu y avoir beaucoup plus de blessés à l'intérieur de l'immeuble. Qu'aurait-on fait ? Il faut prendre en compte ce cas de figure, qui, malheureusement, pourrait se reproduire.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion