Mon intervention portera sur certaines questions liées à la relation entre les branches et les entreprises ainsi que sur la place du juge, essentielle lorsque l'on s'attache au paritarisme au sens large du terme. Car on peut considérer le seul paritarisme de gestion – à savoir les organismes paritaires – ou le dialogue social de façon plus générale, c'est-à-dire le paritarisme entendu comme les relations établies entre les partenaires sociaux, à tous les niveaux : national, branche, entreprise, afin d'édicter des règles de droit.
La question de la place des branches dans ce contexte a été posée, et notre rapport - cela fait d'ailleurs l'objet de son sous-titre – insiste sur celle qui revient à l'entreprise. Au sein du système, l'entreprise nous paraît être le degré à privilégier, car il recèle le plus d'efficacité dans la régulation des rapports sociaux et la réponse aux besoins des acteurs économiques comme des salariés. Éric Aubry a souligné qu'il s'agit d'un mouvement de fond en faveur de la négociation d'entreprise courant sur plusieurs décennies. De fait, depuis une dizaine d'années, il y a huit fois plus d'accords conclus chaque année en France que dans les années 1970, quatre fois plus que dans les années 1980. La croissance est linéaire et la courbe dessine un pic au cours de la période de la mise en oeuvre des lois relatives aux 35 heures, puisqu'elles ont été à l'origine d'un vaste mouvement de négociations au sein des entreprises. Après une légère décrue, la courbe est ensuite repartie à la hausse, ce qui montre bien qu'il s'agit d'une vague de fond en faveur de la négociation collective en général et de la négociation d'entreprise en particulier.
Il y a à cela de bonnes et de mauvaises raisons. Les mauvaises sont connues : depuis dix ans, la multiplication des obligations de négocier s'est parfois traduite par une logique de « cocher la case », consistant à conclure des accords purement formels simplement pour se mettre en conformité avec ces obligations de négocier. Est plutôt une bonne raison, en revanche, le fait que la négociation peut faire beaucoup plus aujourd'hui qu'il y a trente ou quarante ans. Depuis 1982, et à plusieurs reprises par la suite, le domaine privilégié d'élargissement de cette sphère d'intervention de l'accord collectif a évidemment été le temps de travail. Cette appétence est aussi présente dans d'autres pays européens, par exemple l'Espagne, où des réformes ont privilégié le niveau du terrain, celui de l'entreprise : nous avons la volonté de nous inscrire pleinement dans ce mouvement.
Cela revient à répondre à une question très simple : que doit pouvoir faire demain la négociation collective qu'elle ne pouvait pas faire hier ? À cette fin, nous avons présenté dans notre rapport un tableau recensant les domaines desquels la négociation était absente hier et vers lesquels nous pensons qu'elle devrait aller. Nous avons, par exemple, considéré que les sujets du contrat de travail ou des motifs de rupture du contrat de travail devaient pouvoir être inclus dans le champ de la négociation collective, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui.
Donner la priorité à la négociation d'entreprise ne signifie pas pour autant que les branches n'ont plus aucun rôle à jouer. Les accords d'entreprise sont passés de 500 dans les années 1970 à environ 40 000 aujourd'hui, mais le nombre annuel des accords de branche est resté stable depuis un certain nombre d'années, oscillant entre 800 et 1 200. Plusieurs rapports, dont celui du député Jean-Frédéric Poisson en 2009, se sont penchés sur la question, et il en ressort que les branches s'emparent de la négociation collective de manière assez contrastée. Le rapport de M. Poisson dénombrait à peu près 300 branches qui étaient caractérisées par une atonie quasi totale : rien ne s'y passait.
On pourrait tout à fait considérer, dès lors que l'on privilégie l'accord d'entreprise, que les branches étant en crise, mieux vaut laisser les choses en l'état. Au contraire, privilégier le rôle de l'entreprise signifie que l'on s'interroge sur la valeur ajoutée de la branche dans les domaines qui lui reviennent. Notre rapport renvoie aux sujets que la loi du 4 mai 2004 relative à la formation professionnelle tout au long de la vie et au dialogue social a considérés comme relevant du seul niveau de la branche et sur lesquels l'accord d'entreprise ne peut pas revenir. Le premier de ces domaines est celui de la mutualisation des moyens en matière de formation et de prévoyance. Le deuxième est celui des classifications et des salaires minimums. Nous allons plus loin que la loi en considérant que la branche doit fixer l'ensemble de ces salaires ; ce domaine doit lui être réservé. C'est bien d'ailleurs ce qui s'est produit en Allemagne et en Grande-Bretagne. Le dernier sujet réservé aux branches est celui de la concurrence.
Il nous semble que ces domaines circonscrivent le champ d'action des branches, même si un débat peut avoir lieu au sujet de leur nombre, de leur taille et de leur capacité à tenir leur rôle. La loi du 5 mars 2014 relative à la formation professionnelle, à l'emploi et à la démocratie sociale, renforcée par celle du 17 août 2015 relative au dialogue social et à l'emploi, a donné au ministre du travail des outils pour, de façon quelque peu pressante, favoriser les regroupements de branches : ces outils ont le mérite d'exister, il convient de s'en servir et, en réduisant activement le nombre des branches, de mettre celles-ci à même de remplir leurs missions.
Ces questions posées, on en vient à s'interroger sur la capacité de la négociation collective à jouer pleinement son rôle. L'une des propositions de notre rapport, qui ne se veut pas symbolique, consiste à inscrire l'accord collectif dans la Constitution qui prévoit qu'est réservée à la loi la détermination des droits fondamentaux du travail, où pourtant l'accord collectif ne figure pas. C'est ce qui a permis au Conseil constitutionnel de juger que le législateur avait fait preuve d'incompétence négative en renvoyant à la négociation collective le soin de déterminer les modalités d'organisation du portage salarial, au motif que ce renvoi était insuffisamment cadré par la loi qui lui était déférée. Le message du Conseil était qu'il n'était possible de donner plus d'espaces à la négociation collective qu'en circonscrivant son champ, donc en limitant sa liberté d'action. Il nous semble que mieux tenir compte de l'accord collectif dans la Constitution permettrait d'élargir son domaine de compétence, qui, dès lors, ne serait plus borné que par des dispositions d'ordre public.
La question du rôle du juge a connu un regain d'actualité avec la remise au Premier ministre de son rapport par M. Robert Badinter, avec ses fameux soixante et un principes essentiels du droit du travail. Ce document pose, lui aussi, la question de la négociation collective.
L'exemple du forfait jours conduit à s'interroger sur les relations entre la négociation collective et le juge : plusieurs accords collectifs ont été annulés en justice sur la base, somme toute contestable, de l'interprétation d'une directive communautaire relative au temps de travail, disposant qu'il ne peut être dérogé à certaines règles en vigueur dans ce domaine que sous réserve que les principes généraux de prévention des risques professionnels soient respectés. Cela a été traduit par la nécessité d'introduire dans l'accord collectif des dispositions relatives à la charge globale de travail : on constate que la marge d'interprétation est large.
Beaucoup d'acteurs du droit du travail se sont émus de l'arrêt de la Cour de cassation, dit « Pain », du 1er juillet 2009, qui a remis en cause la capacité des accords collectifs à établir des différences de traitement entre catégories professionnelles, à moins qu'elles ne soient nécessaires et justifiées. À cette occasion, le juge s'est arrogé le droit de vérifier la pertinence de ces différences de traitement, suscitant l'émoi dans le Landerneau : un grand nombre de textes ont alors été passés au crible afin de savoir si les différences conventionnelles établies, entre cadres et non-cadres par exemple, allaient tomber sous le coup de la nouvelle jurisprudence. Puis le juge a nuancé sa position et, par un arrêt fondateur du 27 janvier 2015, la Cour de cassation a consacré la norme conventionnelle en posant pour principe que les différences de traitement, dès lors qu'elles sont conventionnelles, bénéficient d'une présomption de conformité au regard du principe d'égalité. S'il faut saluer cette décision, on ne peut que constater qu'elle ne fait que contrecarrer une difficulté créée par le juge lui-même. Toutefois, cet arrêt va dans le sens de notre proposition qui consiste à poser le principe que la règle négociée ne doit pas être regardée par le juge comme la règle unilatérale. Il faut aller plus loin que la Cour de cassation en appliquant cette présomption de conformité, au-delà de la seule question de la différence de traitement, à tous les principes posés par l'accord collectif ; et il appartiendra à la partie contestant leur légalité de démontrer leur défaut de conformité, avec un renversement de la charge de la preuve.