Madame la présidente, madame la ministre, monsieur le président de la commission des affaires culturelles et rapporteur, mes chers collègues, face à l’horreur des attentats de 2015, face à la vague de barbarie et de sang qui a éclaboussé notre République, nul d’entre nous sur ces bancs, qu’il soit de gauche ou de droite, ne doute que la première des réponses sera culturelle. La culture est l’antidote à la haine aveugle parce qu’elle nous apprend à respecter l’autre dans sa différence. Tous les artistes de France, musiciens, plasticiens, hommes et femmes de théâtre, cinéastes, écrivains, tous les responsables éducatifs et culturels ont ainsi ressenti une nouvelle responsabilité vis-à-vis de ces jeunes fascinés par une idéologie perverse et sanguinaire.
Dans les premiers mois de son quinquennat, le Président de la République, se rendant au festival d’Avignon, en quête d’un grand projet culturel, déclara : « Je recherche cette grande idée qui devra être partagée, ce n’est pas simplement une volonté présidentielle, cela doit aussi être l’occasion d’un rassemblement large […] qui doit marquer un mandat. » Mais ce grand projet ne devait pas être simplement un grand équipement… Il n’est plus besoin de chercher ni une grande idée partagée, ni comment provoquer de larges rassemblements. Pourtant, des millions de Français sont descendus dans la rue pour témoigner de leur attachement à leurs valeurs communes quand des dessinateurs et des amateurs de musique ont été lâchement assassinés.
Le texte de loi que nous examinons aujourd’hui en deuxième lecture est une occasion ratée. Dans la gravité du moment, elle porte en elle un vice originel : née de la fusion de deux projets de loi, l’un sur la création, l’autre sur le patrimoine, le projet de loi « CAP » est devenu, au fil de trois années d’atermoiements, la loi sans cap, un catalogue disparate, touffu de réponses à des revendications sectorielles. Il fallait un texte de communion nationale ; nous avons un texte sans âme, un texte dont l’extrême complexité, sans égale dans l’histoire du ministère de la culture, aurait nécessité, pour que les députés fassent au mieux leur travail, un temps d’auditions et d’approfondissement important. Hélas, il n’en fut rien. Certes, je tiens à souligner la qualité du travail de notre rapporteur, Patrick Bloche, de son écoute comme de sa connaissance de la palette des actions du ministère, mais nous ne saurions passer sous silence qu’en première lecture, toutes les auditions et l’examen du projet en commission se seront déroulés en période de vacances parlementaires, et qu’en deuxième lecture, alors que le texte a été largement remanié par le Sénat, les temps laissés pour le dépôt des amendements ont été des plus réduits.
Pire encore, plusieurs amendements importants nous ont été carrément présentés en commission. Et surtout, l’absence de toute étude d’impact sur des sujets particulièrement complexes, aux conséquences difficilement prévisibles, constitue une prise de risque réelle que nous regrettons.
Madame la ministre, dans de telles conditions, vous n’avez pas la partie facile. Il m’aurait été agréable, au moment de votre arrivée dans vos fonctions, de vous faire part de notre satisfaction. J’ai en effet la conviction chevillée en moi depuis de longues années –depuis que j’ai présidé la Fédération nationale des élus à la culture, ce bel exemple de groupe de réflexion et d’étude, fondé par Jacques Duhamel et Jack Ralite – que la culture dépasse souvent les frontières des engagements partisans. Je connais également, madame la ministre, votre engagement sincère pour la culture ainsi que la qualité de votre travail au Centre national du cinéma et de l’image animée.
Plusieurs mesures contenues dans ce texte aux milles facettes ont recueilli notre soutien. Nous ne pouvons approuver toutefois ni la confusion générale résultant du projet, ni certaines dispositions dangereuses sur lesquelles nous aimerions vous convaincre de revenir, madame la ministre. C’est pourquoi notre groupe présentera, à l’occasion de cette motion de renvoi en commission, les points qui lui posent particulièrement problème.
Certes, le texte de l’article 1er, « La création artistique est libre », a la sobriété puissante des textes que l’on garde en mémoire. Il répond à un besoin au moment où a pu être mis en cause la liberté de créer. Nous l’approuvons.
Nous sommes en revanche très réservés sur l’article 2. À vouloir définir toutes les missions de l’État, des collectivités locales et de leurs groupements ainsi que des établissements publics, ce texte de plus de deux pages perd la force ramassée, le souffle visionnaire du formidable décret de 1959, écrit de la main d’André Malraux. Nous aurions donc préféré le renvoi de cette énumération à un décret.
L’article 3, qui donne une existence légale aux nombreux labels existant dans le spectacle vivant ou les arts plastiques, répond à un besoin. Si nous en approuvons le principe, nous aurions aimé que celui-ci soit assorti d’une réflexion sur le nombre et la répartition de ces labels sur le territoire national. Le caractère souvent automatique de leur reconduction a également suscité des interrogations au sein de notre groupe. Par ailleurs, les crédits en faveur de la création ont chuté de 40 millions d’euros durant le quinquennat, passant de 788 millions d’euros en 2012 à 746 millions en 2016.
Les chapitres II, III et IV comportent des dispositions techniques sur les garanties dont disposent les artistes. Depuis Beaumarchais, le droit d’auteur est le terreau fécond sur lequel a prospéré la création. Si la France est encore une terre fertile dans les domaines de la littérature, du cinéma, de la musique, mais aussi du patrimoine, c’est en grande partie grâce à notre arsenal législatif.
Bien qu’ayant approuvé la plupart des articles proposés, nous estimons une étude d’impact est indispensable sur deux points essentiels, compte tenu des enjeux. Il s’agit à l’article 7 bis AA de l’assujettissement à la rémunération pour copie privée de certaines pratiques de copie dans le cloud, et, aux articles 10 quinquies et octies, des quotas garantissant la production indépendante. Quant à l’article 11 ter sur les chansons francophones, mieux vaut ne pas céder au chant des sirènes et préserver l’existant.
D’une manière générale, votre gouvernement doit porter une attention toute particulière à ne pas entrer en contradiction avec lui-même. Ainsi, le risque est fort, si vous n’y prenez garde, que certaines dispositions du projet de loi pour une République numérique n’aillent à l’encontre de la protection de nos industries culturelles.
Pour ce qui concerne l’article 17 A, j’ai trop bataillé, durant ces derniers mois, avec Catherine Morin-Desailly, afin que votre majorité renonce à supprimer tous les crédits de l’État aux conservatoires dans le budget 2015, pour ne pas vous savoir gré, madame la ministre, et, avant vous, Fleur Pellerin, d’être en partie revenues, dans le budget 2016, sur ce qui était une faute aux conséquences très graves sur notre tissu culturel, un non-sens par rapport à l’ambition de démocratisation culturelle qui fait depuis ses origines la fierté du ministère de la culture.
Soyons clair, ce n’est qu’un premier pas : les crédits dévolus aux conservatoires sont passés de 30 millions d’euros en 2012 à 13 millions en 2016, alors que le champ des écoles couvertes par les dernières circulaires est élargi. Aussi, au vu de l’adoption, en commission, d’un amendement gouvernemental AC 214 tendant à abroger purement et simplement l’article L. 216-2-1 du code de l’éducation, selon lequel l’État transfère « aux départements et aux régions les concours financiers qu’il accorde aux communes pour le fonctionnement des écoles nationales de musique, de danse et d’art dramatique, et des conservatoires nationaux de région », nous avons le désagréable sentiment d’être pris pour des dupes. Nous regrettons également l’abandon de la disposition adoptée par le Sénat désignant la région comme chef de file.
Comme en première lecture, le titre II de votre projet de loi, consacré au patrimoine culturel et à la promotion de l’architecture, est celui qui suscite les plus fortes réserves dans cette assemblée et au Sénat. La Haute Assemblée a ainsi totalement réécrit l’article 20 relatif à l’archéologie préventive.
Tout le monde connaît la situation. L’Institut national de recherches archéologiques préventives est un établissement public indispensable, comprenant des agents de qualité et passionnés, mais depuis des années, il fait l’objet, de la part de tous les organismes de contrôle de l’État, de nombreuses critiques en raison de sa gestion déficiente. On sait par ailleurs que le personnel de cet établissement a une longue pratique des conflits sociaux, qui n’incite pas à la réforme efficace.
Certes, ses recettes, qui proviennent d’une taxe prélevée sur les chantiers de construction, sont fluctuantes. Vous avez résolu ce problème, madame la ministre, en budgétisant la redevance dans le projet de loi de finances pour 2016, ce qui a eu pour effet de gonfler artificiellement le taux de progression de votre budget. Vous répétez à l’envi que ce taux est de 2,6 %, mais vous savez parfaitement que sans cet artifice comptable, qui représente 110 millions d’euros, la progression n’est en réalité que de 1 %, ce qui est tout de même mieux que les deux premiers budgets culturels catastrophiques de ce quinquennat. Il y a donc de la part de votre majorité un peu de mauvaise foi, voire de l’inconscience, à justifier les modifications apportées à la loi de 2003 en prétendant rétablir une concurrence saine avec les professionnels du secteur privé et les services d’archéologie des collectivités territoriales. Quant aux agents de ces collectivités et aux élus qui ont soutenu, envers et contre tout, la création de services locaux d’archéologie, souvent de très bonne qualité, ils sont écoeurés de se voir ainsi quelque peu mépriser.
En réalité, au lieu de trouver des mesures incitatives pour l’INRAP, vous ne faites que donner l’assurance à cet établissement, au demeurant utile, d’obtenir travaux et chèques sans incitation à se réformer. Ce faisant, vous faites clairement courir le risque d’un retour à la situation antérieure à 2003, avec un allongement de la durée des opérations de fouilles et des tarifs excessifs, sans la garantie de voir la qualité des prestations s’améliorer.
En ce qui concerne l’article 24, face à la fronde de tout le secteur du patrimoine, des associations, des élus de tous bords, vous avez heureusement viré de bord, adoptant les dispositions du Sénat et revenant ainsi à l’esprit des propositions et amendements qu’au nom de notre groupe j’avais déposés, sans succès, en première lecture. L’urgence n’est pas en effet à modifier une législation qui a permis, depuis la loi de 1913, de préserver l’essentiel, mais de redonner à l’État les moyens à la fois d’entretenir son patrimoine, mais aussi d’aider les collectivités et les propriétaires privés à faire de même. Ce qui était attendu, madame la ministre, c’était une loi de programmation. Depuis 2012, en effet, nous assistons à une forte baisse des crédits du programme « Patrimoine » qui, de 860 millions d’euros en 2012, a chuté à 746 millions en 2014, un niveau quasi maintenu en 2016, si on fait abstraction de l’artifice de la rebudgétisation de l’INRAP.
La même inquiétude apparaît pour le petit patrimoine, la Fondation du patrimoine ayant vu en 2016 s’effondrer de 10 millions à 4 millions d’euros la part de ses recettes provenant du budget de l’État via les successions vacantes. Cela est d’autant plus préoccupant que la chaîne historique des métiers du patrimoine se trouve menacée si l’on en brise un des maillons.
Concernant les abords, l’adaptation de la règle des 500 mètres ne constituait pas une priorité ; non seulement cette possibilité existe déjà, mais le régime en vigueur, robuste dans sa simplicité, fait l’objet de très peu de contentieux. La nouvelle disposition, en revanche, va nécessairement générer un grand flou et, comme les architectes des bâtiments de France sont déjà submergés, que tous les maires de France ne sont pas nécessairement des amoureux des vieilles pierres, il est à craindre que le patrimoine n’en pâtisse sérieusement dans certaines communes. C’est du moins ce qu’en pensent les associations du patrimoine.
Il conviendrait au minimum de rétablir une définition plus cohérente des abords, la protection des abords d’un monument touchant à la qualité de son environnement et non, comme le prévoit le nouveau texte, à une cohérence d’ensemble – ce qui ne signifie pas grand-chose.
Avec l’abandon des secteurs sauvegardés et des zones de protection du patrimoine architectural, urbain et paysager – ZPPAUP – devenus aires de valorisation de l’architecture et du paysage – AVAP –, le Sénat nous propose en réalité de quasiment maintenir les anciens régimes de protection. Le monde du patrimoine respire et les élus sensibles à cette cause, aussi.
Toutefois, sous la bannière désormais commune des « sites patrimoniaux protégés » – nous l’avons entendu de votre bouche, madame la ministre –, la distinction entre secteur sauvegardé et plan de valorisation de l’architecture et du patrimoine – PVAP – apparaît affaiblie puisque qu’elle ne permet plus de différencier clairement le patrimoine exceptionnel de celui qui, sans être remarquable, est de qualité. Je vous vois sourire, madame la ministre : nous en parlerons plus tard. Ce manque de lisibilité est déjà reproché par les professionnels du patrimoine que j’ai interrogés.
L’introduction d’une réglementation sur les éoliennes est également une demande très forte des associations du patrimoine. Si un champ d’éoliennes en pleine mer semble fortement efficace, l’éolienne, unique, plantée à quelques centaines de mètres d’un monument historique pour satisfaire les intérêts purement financiers du propriétaire du terrain, nuit clairement à l’intérêt général. J’appelle donc votre attention, chers collègues, sur les dangers d’adopter des amendements qui feraient perdre tout intérêt à la nouvelle protection envisagée.
Si j’en crois nos débats en commission, il nous faudra être très vigilants sur ce point au cours des débats. En vous voyant sourire, monsieur le rapporteur, j’anticipe des débats musclés.
Dans le domaine de l’architecture, ce projet de loi présente des avancées réelles. Nous en viendrons à regretter que ces éléments n’aient pas fait l’objet d’un texte spécifique, qui aurait mieux mis en valeur l’importance de la question architecturale et urbaine dans notre société.
À cet égard, j’ai proposé un amendement permettant d’ouvrir le capital des agences d’architecture. En effet, il ne faut pas se leurrer : en dehors de quelques grands noms, l’architecture française s’exporte mal aujourd’hui car elle ne dispose pas d’équipes suffisamment puissantes et diversifiées pour affronter la complexité des grandes compétitions internationales. De la même façon, les jeunes agences prometteuses ne peuvent bénéficier de la dynamique des start-up, qui s’appuient sur des financements extérieurs, leur permettant d’accéder plus rapidement à la notoriété. L’architecture est le seul domaine artistique qui reste fermé à ce type de montage financier, à la différence du monde de la mode par exemple.
Madame la ministre, en touchant à trop de domaines, ce projet de loi fait apparaître, en creux, l’absence de lisibilité de la politique culturelle depuis quatre ans. À mes yeux, il y a même quelque chose d’angoissant dans ce texte touffu, souvent trop technique, parfois sans véritable courage – en ce qui concerne par exemple les quotas sur la musique française, l’INRAP, l’éolien –, catalogue de préoccupations professionnelles, qui répond bien mal à l’angoisse du moment.