Monsieur le président, vous avez déjà dit beaucoup de choses. J'ajouterai cependant quelques mots pour introduire le sujet du point de vue de notre administration.
Si l'on compare la situation actuelle avec celle d'il y a dix ou quinze ans, on constate que le monde a changé, et que le domaine fiscal ne fait pas exception au phénomène général de juridictionnalisation de la société. Ce qui est nouveau, sur cette période longue, est le fait suivant : alors que la contestation en justice portait autrefois sur l'application de la loi dans le cadre de litiges classiques entre l'administration et les redevables, c'est désormais la loi elle-même qui est contestée, en particulier au regard du droit européen.
Vous avez amplement dit, monsieur le président, quels sont les voies et moyens divers et variés pour nouer un contentieux de cette sorte. Ce phénomène extrêmement frappant n'existait pas il y a dix ou quinze ans. Ces contentieux prennent d'ailleurs la forme de contentieux de série qui impliquent des milliers, voire des dizaines de milliers, d'entreprises et de contribuables.
Le troisième trait qui caractérise la situation est la durée dans laquelle ces contentieux s'inscrivent. Vous avez cité le cas particulièrement intéressant du contentieux relatif au précompte mobilier, qui a donné lieu à trois questions préjudicielles adressées à la CJUE. Par une décision réputée être finale, le Conseil d'État semblait avoir clos le litige. Néanmoins, la Commission européenne a encore été saisie de contestations de ce chef, et nous sommes en discussion avec elle sur le point de savoir si ces contestations vont prospérer. C'est dire à quel point, entre le moment où naît le litige et le moment où il peut être conclu, un temps extrêmement long peut s'écouler.
J'en viens aux enjeux financiers sous-jacents. Il y a parfois, mais non certes dans cette assemblée, une confusion entre les chiffres que nous donnons. Il y a en réalité deux aspects principaux.
D'une part, nous inscrivons des provisions, soumises à l'appréciation du certificateur, dans la comptabilité générale de l'État. Elles obéissent à des règles prudentielles strictes : par convention, dès que naît un litige d'un volume important, nous l'inscrivons au premier euro. Cela donne, assez rapidement, des montants substantiels.
Plus que le chiffre en valeur absolue, c'est sa progression qui me paraît intéressante, puisqu'il a été multiplié par deux en cinq ans. Voilà une illustration du phénomène croissant auquel nous avons à faire face. À l'intérieur de ces provisions très conventionnelles, qui, par précaution, surestiment donc le risque, vous trouvez trois grandeurs très différentes : les contentieux classiques, comptabilisés par une règle statistique de gains ou de pertes prévisionnels, et qui représentent de faibles montants ; des contentieux de série, qui représentent 65 % des sommes provisionnées et qui reposent sur un nombre de litiges assez faible, puisque vous les avez presque tous cités dans votre brève introduction – des sommes importantes se trouvent ainsi mises en jeu, avec des sous-jacents peu nombreux ; des dossiers unitaires enfin, qui représentent 20 % à 25 % des provisions, soit vingt à vingt-cinq dossiers pour lesquels les enjeux avoisinent les 50 millions d'euros.
Mais, vous le savez, le total des provisions n'a pas de signification quant au risque réellement couru par l'État, puisqu'il est conventionnel.
D'autre part, avec humilité, je vous avoue les grandes difficultés que nous rencontrons à apprécier les dépenses futures. C'est toute la question de ce qui est inscrit, à titre évaluatif si j'ai bonne mémoire, dans les programmes 200 et 201 qui constituent la mission Remboursements et dégrèvements, dont Mme Sas est la rapporteure spéciale dans votre assemblée. À dire vrai, il y a des choses extrêmement variées dans cette somme qui est très importante, mais à l'intérieur de laquelle se trouvent en effet les montants destinés à couvrir les litiges en cours.
Il y a souvent – c'est fâcheux – une divergence entre ces crédits et les crédits en exécution. C'est loin d'être idéal, mais cet écart s'observe plutôt dans le bon sens, dans la mesure où les dépenses ont été plutôt surévaluées que sous-évaluées. Car, même s'il n'est jamais souhaitable qu'il y ait un écart, je crois néanmoins préférable qu'il soit favorable à l'État.
Nous avons beaucoup de difficultés à évaluer ce que nous devons inscrire à titre de provisions pour une année budgétaire donnée. Trois acteurs différents sont en effet en présence, dont l'action combinée détermine le niveau de la dépense effective, quand elle s'observe.
Le juge constitue le premier acteur. Quand va-t-il se prononcer et dans quel sens ? Des incertitudes pèsent par définition sur les cas les plus compliqués et les plus litigieux. M. Jean-Luc Barçon-Maurin, chef du service juridique de la fiscalité, présent à mes côtés, vous en parlerait plus savamment que moi.
Le deuxième paramètre d'incertitude, qui doit nous rendre humbles en ce qui concerne nos prévisions, c'est le justiciable lui-même. Car, une fois qu'une juridiction lui a donné raison, la complexité des affaires est bien souvent telle qu'il doit monter un dossier. La juridiction ayant pris des dispositions assez précises, qui lui permettent de savoir dans quels cas il est – ou non – éligible à un remboursement, il doit naturellement produire les pièces attestant qu'il remplit les conditions. Nous avons pour devoir, en tant qu'administration, de rembourser à bon droit et non excessivement. Le justiciable est donc lui-même l'un des paramètres du temps. Il peut mettre plus ou moins de temps à constituer son dossier, plus ou moins de zèle à porter son dossier devant l'administration.
L'administration elle-même constitue le troisième paramètre. Habitée par le souci d'éviter les restitutions indues, et devant faire face à une masse de travail considérable, elle traite des dizaines de milliers de dossiers dans un contentieux comme celui né de l'arrêt de Ruyter.
L'ensemble de ces acteurs et de ces délais crée une zone d'incertitude assez forte, qui fait que nous avons effectivement une difficulté à soumettre au Parlement des évaluations de grande qualité. De tout cela, le Parlement, et plus particulièrement votre commission, sont bien informés, à travers le rapport spécial de Mme Sas sur les crédits dont nous venons de parler. Quant au détail, les pouvoirs particuliers dont vous jouissez, monsieur le président, madame la rapporteure générale, vous permettent de bénéficier d'informations encore plus précises sur tel ou tel contentieux.
Face à cette situation, nous mettons toute l'énergie nécessaire à défendre les intérêts de l'État. Mais comment éviter que cela se reproduise ? Certes, il n'y a pas de recette miracle. Devant cette grande montée en puissance des contentieux d'origine européenne, l'expérience passée nous fait penser que le Conseil d'État a un rôle extrêmement important, puisque, lorsqu'un projet de loi lui est soumis, l'un des points qu'il examine est la compatibilité avec le droit européen – cela constitue même une raison de disjonction, lorsqu'il constate qu'une disposition heurterait le droit européen. Voilà pour la prévention. Le passage par le Conseil d'État constitue le circuit le plus sûr, même si, naturellement, je ne critique pas les autres.
Un autre moyen, qui est moins de prévention que d'action, c'est le parti de prendre rapidement des mesures, quand un défaut de conformité apparaît, pour le corriger assez vite sans toutefois retomber dans un autre travers. Dans le contentieux de Ruyter, une législation est venue, comme vous l'avez dit, corriger le tir, même s'il n'est pas toujours facile d'imaginer comment rentrer dans le droit chemin.
Telles sont néanmoins les deux voies que l'on peut envisager pour prévenir toutes ces affaires.
J'en terminerai par une observation, faite de notre fenestron. Ces dernières années, un marché nouveau s'est développé, où le contribuable est sollicité et prospecté par des professionnels du droit, avec activisme. C'est un phénomène relativement nouveau à l'échelle de notre vieille administration.