Intervention de Gaël Giraud

Réunion du 15 mars 2016 à 18h00
Mission d'évaluation et de contrôle des lois de financement de la sécurité sociale

Gaël Giraud, directeur de la chaire « énergie et prospérité » de l'école Polytechnique, X, de l'école normale supérieure, ENS et de l'école nationale de la statistique et de l'administration économique, ENSAE :

L'un des rôles de la dette publique consiste à stabiliser le système économique, aujourd'hui fragile. Croire que l'économie de marché s'équilibre spontanément relève d'une vision dogmatique, que de nombreux éléments théoriques et empiriques contredisent. L'État a, en réalité, en permanence un rôle contracyclique à jouer pour équilibrer le cycle interne d'une économie de marché. Si l'État refusait d'investir quand le secteur privé ne le fait pas et de relâcher la pression fiscale lorsque l'économie repart, il empêcherait l'activité économique de suivre une trajectoire équilibrée. Il n'y a pas d'économie de marché équilibrée sans intervention permanente de l'État. Cela va à l'encontre de l'idéologie selon laquelle la réduction de l'activité de l'État s'avère toujours positive, cette religion de l'économie de marché n'ayant aucun fondement théorique ou empirique.

Dans le contexte actuel de déflation, le rôle de l'État est encore plus important ; l'austérité budgétaire se révèle catastrophique, et la politique volontariste de réduction de la dette publique une très mauvaise idée. Dans une situation de déflation, la majorité des acteurs privés souffrent d'un surendettement qui les empêche d'investir, ce qui paralyse la machine économique ; l'ensemble des acteurs privés tentent donc de se désendetter en vendant leurs actifs. Or si tout le monde vend simultanément ses actifs, le prix de ceux-ci s'effondre, ce qui entraîne une baisse généralisée des prix. Si les prix baissent plus vite que la réduction de la dette nominale des agents, alors la dette réelle augmente ; par exemple, si j'ai 100 de dette et que je vends pour 10 de mes actifs, mais que le niveau général des prix baisse de 15 %, alors le poids réel de ma dette a progressé. Dans une trappe déflationniste, la dette des acteurs s'accroît si chacun cherche à se désendetter au même moment. Voilà pourquoi les politiques d'austérité imposées à la Grèce sont contre-productives ; le ratio grec de la dette publique sur le PIB ne cesse de s'élever et continuera d'augmenter tant que l'on contraindra ce pays à suivre ce chemin qui conduit à ce que la croissance du PIB restant inférieur à celle de la dette publique.

S'il est indispensable que le secteur privé se désendette pour pouvoir investir et relancer la machine économique, l'État n'a pas à mener cette politique au même moment sous peine d'aggraver la déflation et doit au contraire dépenser et investir. Lorsque l'activité économique sera repartie, l'État pourra à son tour se désendetter.

Le traité de Maastricht interdit les avances de la Banque centrale européenne (BCE) aux États, si bien que la BCE ne rachète de la dette que sur le marché secondaire, c'est-à-dire aux banques et non à l'Agence France Trésor (AFT). Il serait opportun de réviser cette disposition du traité, mais il est impossible d'obtenir un accord politique sur cette mesure aujourd'hui. Si l'on oblige les États à s'endetter auprès d'investisseurs privés, on crée en effet des gagnants, en l'occurrence les investisseurs privés. Ces derniers prêtent à la France à des taux ridiculement bas car ils doivent diversifier leurs portefeuilles, acquérir des titres de la dette publique et en acheter une partie en euros. Dans la zone euro, la totalité du sud de l'Europe est proscrite – certains pays n'ayant d'ailleurs plus accès au marché – et les autres États de la zone euro émettent peu de dettes ; les investisseurs anglo-saxons prêtent donc à des taux presque nuls à la France, non parce qu'ils croient à la vertu de sa politique en matière de finances publiques, mais parce qu'ils souhaitent détenir de la dette publique en euro émise par une économie solide.

L'assouplissement monétaire quantitatif (le QE) mené par les banques centrales américaine, européenne et japonaise – cette dernière prêtant à taux négatif –, a créé un malentendu important, celui de faire croire que les banques allaient prêter à l'économie réelle. La doctrine néoclassique standard défend l'illusion du multiplicateur monétaire, selon laquelle les banques commerciales créeront x euros qui alimenteront l'économie réelle pour chaque euro émis par la banque centrale. Cette théorie s'avère totalement fausse. Quand la banque centrale inonde le marché interbancaire de liquidités, les banques privées ne sont pas obligées de prêter aux acteurs de l'économie réelle et elles ne le feront que si une demande de crédit leur est adressée et si elles y trouvent leur intérêt. Ces deux conditions ne sont pas remplies depuis 2008, car la demande de crédit s'est effondrée à cause du surendettement du secteur privé et les bilans des banques, notamment françaises, se sont beaucoup dégradés. Il ne faut pas croire les dirigeants des banques françaises qui proclament la grande santé de leur établissement : elles sont tellement fragiles qu'elles ont peur de prêter à l'économie réelle où il existe un taux de défaut, naturel pour une économie industrialisée comme la France. Les banques mixtes qui exercent à la fois des activités de marché et de réseau préfèrent prendre part à des opérations à fort effet de levier spéculatif sur les marchés financiers, puisqu'elles disposent de l'assurance publique liée à la garantie des dépôts qui leur permet de gagner beaucoup d'argent lorsque l'opération fonctionne ou d'être sauvées par le contribuable en cas d'échec. Toutes les décisions de QE ont échoué à relancer la machine du crédit bancaire.

La BCE pourrait racheter des créances titrisées émises par les banques privées pour relancer le crédit bancaire, car elle a compris la dangerosité de la trappe déflationniste dans laquelle nous sommes enlisés et est prête à tout expédient pour encourager les banques privées à prêter à l'économie réelle. Cet instrument ne réussira pas davantage que le QE, le secteur privé n'étant plus en mesure de demander du crédit aux banques du fait de la trappe déflationniste et de l'absence totale de perspectives. Les entreprises ont besoin de carnets de commandes remplis et ce n'est pas cet outil monétaire qui stimulera l'activité.

Un pays, l'Australie, a pratiqué le QE for people en 2009 juste après la crise financière. Elle n'a pas connu de grande récession à la suite de l'utilisation de cet instrument, au contraire, cela a permis aux ménages surendettés d'être à nouveau solvables. Ce succès ne signifie pas que n'importe quel QE for people fonctionnerait dans n'importe quelle situation, mais l'on peut étudier cet exemple pour savoir s'il serait opportun de l'importer en Europe.

Le souhait de la BCE de racheter des créances titrisées des banques privées présente le danger de rééditer les erreurs commises sur la titrisation entre 2001 et 2007 et qui ont conduits à la crise des subprimes, les banques ayant prêté pour des projets qui n'avaient aucun sens – que l'on songe aux réalisations immobilières en Irlande ou en Andalousie. Si la BCE envoie le signal aux banques privées de les couvrir pour tous les prêts qu'elles émettront, elle encourage le retour de ce phénomène. La BCE devrait plutôt raisonner avec les États sur la politique industrielle – elle n'en a pas le mandat, mais nous sommes déjà entrés dans une phase non conventionnelle – et effectuer du QE en direction de secteurs fléchés, notamment, celui de la transition énergétique.

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