Intervention de Patrick Artus

Réunion du 23 mars 2016 à 10h00
Commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire

Patrick Artus, directeur de la recherche et des études de Natixis :

Avant de vous dire comment j'analyse la situation financière internationale, en commençant par les problèmes de l'économie pour finir par les problèmes de politique monétaire et de marchés financiers, permettez-moi de remarquer qu'il faut se garder de toute confusion entre la situation que l'on connaît aujourd'hui et celle qui prévalait en 2008 au moment de la crise des subprimes ou en 2011-2012 lors de la crise de la zone euro. Je ne connais personne qui critique les banques centrales pour avoir, en ces périodes de crise de liquidités, créé beaucoup de monnaie et, en réalité, financé directement les agents économiques – les banques en 2009, les États européens en 2011 et 2012 – qui n'arrivaient plus à le faire. Le débat qui nous occupe porte sur les politiques récentes des banques centrales.

La situation actuelle est assez particulière, puisque l'on s'aperçoit que chaque région du monde a des problèmes structurels spécifiques. Il n'y a pas de crise de l'économie mondiale, avec un facteur unique de crise qui vaudrait pour tous les pays, mais autant de problèmes structurels que de régions considérées ; j'en donnerai une liste non exhaustive.

La Chine connaît un très gros problème de compétitivité-coût, associé à un excès de capacités, principalement dans l'industrie, si bien que le pays est en déflation. Dans la zone euro, le problème tient à l'insuffisante modernisation du capital : les investissements en innovation et la robotisation y sont très inférieurs à ce que l'on voit aux États-Unis, en Suède ou au Japon. Aux États-Unis, la crise est très largement due à celle du secteur de l'énergie et du pétrole de schiste, qui coûtera probablement plus d'un point de croissance à l'économie américaine cette année. Beaucoup de grands pays émergents, le Brésil et l'Afrique du Sud au premier chef, connaissent un problème d'offre ; parce qu'ils ont sous-investi dans les infrastructures publiques depuis très longtemps, il n'y a pas assez d'électricité, d'écoles et de moyens de transport collectifs et l'industrie s'est arrêtée de croître car il lui est difficile de le faire sans voies ferrées et sans électricité. Au Japon, on constate un très grave problème de partage des revenus ; les salaires baissent depuis vingt ans alors que la productivité augmente, et le Gouvernement ne parvient pas à convaincre les entreprises de distribuer les gains de productivité à leurs salariés.

Ces problèmes structurels sont donc sérieux et compliqués à résoudre ; quand on sait qu'il y a trois fois moins de robots par salarié dans l'industrie de la zone euro qu'en Suède ou au Japon, on comprend que la question ne se réglera pas en quelques trimestres. L'effet global de ces problèmes a été le ralentissement de la croissance, partout. La croissance mondiale, dont on avait l'habitude qu'elle soit de l'ordre de 5 % par an, est aujourd'hui officiellement de 3 % si l'on croit aux chiffres de croissance de la Chine et plutôt de 2 % si l'on n'y croit pas – un niveau qui est donc extrêmement faible au regard de ce à quoi nous étions accoutumés.

L'économie mondiale actuelle se caractérise aussi par la disparition de l'inflation, sauf dans quelques pays tels que le Brésil ou la Russie, où il s'agit d'une inflation traditionnelle due à des goulots d'étranglement – l'insuffisance de salariés qualifiés et d'infrastructures. Dans les pays de l'OCDE, l'inflation corrigée des effets du prix du pétrole est de quelque 1 % et elle est très stable ; elle est du même ordre dans la zone euro et, corrigée des effets du prix du pétrole, varie très peu. On doit voir là une caractéristique structurelle, puisque cela vaut aux États-Unis, où il y a moins de 5 % de chômeurs, comme dans la zone euro, où le taux de chômage dépasse les 10 %.

Le phénomène tient à ce que l'on a introduit plus de concurrence dans les services et sur le marché du travail, avec des contrats de travail plus flexibles. Il est parfaitement naturel que si l'on déréglemente certains marchés du travail l'inflation soit, en régime normal, plus faible qu'auparavant. Dans la zone euro, l'inflation annuelle normale, jusqu'à la crise, était de l'ordre de 2 %. Depuis la crise, elle est de 1 %. Aujourd'hui, elle est nulle, mais c'est en raison du prix du pétrole ; s'il se normalisait, on reviendrait à une inflation de 1 % et l'on resterait à ce niveau.

Cela peut-il conduire à une crise financière, indépendamment de la réaction des banques centrales ? Dans les pays de l'OCDE, la croissance potentielle – celle que l'on sait faire à long terme – ralentit pour des raisons structurelles. On l'estime à 0,7 ou 0,8 % par an pour la France, à peu près autant pour la zone euro et à un peu moins de 2 %, sans doute, aux États-Unis. Avec une inflation moindre que précédemment, cet environnement peut-il créer une crise financière ? Comme 99,9 % des économistes n'avaient pas vu venir la crise des subprimes et que ceux qui l'avaient pronostiquée l'avaient fait pour de mauvaises raisons, ils sont incités à diagnostiquer les symptômes de la crise suivante et à anticiper ce qui pourrait mal tourner.

Or, on constate que les banques ont beaucoup plus de fonds propres qu'auparavant, que les taux d'endettement du secteur privé sont beaucoup plus bas qu'ils ne l'étaient en 2007-2008 et que la profitabilité des entreprises est élevée. Comme l'a souligné Mme Jeffers, les « non-banques » et certains fonds laissent dans une certaine incertitude, mais le phénomène ne doit pas être exagéré car les montants en jeu sont très faibles. Les hedge funds gèrent mondialement 1 700 milliards de dollars ; rapporté au montant des crédits bancaires, c'est anecdotique. On peut avoir quelques inquiétudes sur l'éventuelle crise de liquidités de certains fonds d'investissement, mais il n'y a plus ni titrisation, ni crédits subprimes. On a donc du mal à déceler ce qui pourrait déclencher une crise financière majeure dans cet environnement ; on est plutôt confronté à une crise de croissance faible de l'économie réelle, pour des raisons structurelles.

Qu'en est-il de la politique monétaire dans ce contexte ? Je redis que je ne parle pas de la réaction des banques centrales à la crise des subprimes, ni de la réaction de la BCE à la crise des périphériques en 2011 – elles étaient parfaitement légitimes et personne ne les conteste. Aujourd'hui, on assiste à deux évolutions. La première est que les banques centrales font une mauvaise estimation du niveau réel de la croissance potentielle. Elles ne croient pas que la croissance lente actuelle est une caractéristique normale des économies, compte tenu des problèmes structurels ; elles la jugent anormalement basse et devant être relancée. En gros, on veut une croissance de 2 % en Europe – mais on est absolument incapable d'y parvenir, sauf de manière très transitoire ; de façon régulière, on est capable d'atteindre un petit 1 %, pour les raisons que j'ai dites.

Faute d'une analyse rigoureuse, les banques centrales lancent des politiques expansionnistes qui doivent être menées pour relancer une croissance faible au regard de la croissance potentielle mais aucunement pour relancer la croissance potentielle. Le premier problème est donc la confusion qui est faite entre croissance et croissance potentielle.

Le deuxième problème est l'inflation. La BCE a de nombreux objectifs, dont celui de porter l'inflation à 2 %. Mais, je l'ai dit, si elle est de 1 % aujourd'hui, c'est en raison d'une évolution structurelle de l'économie. Favoriser l'émergence d'Uber pour faire chuter le prix des courses en taxis n'a rien à voir avec la politique monétaire. La BCE est confrontée à une inflation faible parce que davantage de concurrence a été introduite dans l'économie. Or, cette banque centrale dit aux États de faire des réformes structurelles pour accroître la concurrence et, d'un autre côté, elle se refuse à accepter la baisse de l'inflation ainsi provoquée. C'est une forme de schizophrénie patente : on ne peut vouloir dans un premier temps abaisser le coût des courses en taxi grâce à Uber pour dire ensuite que l'objectif visé – une inflation de 2 % – impose la création de monnaie pour faire remonter le prix des courses en taxi ! La contradiction est flagrante et la BCE doit procéder à une analyse beaucoup plus fine des raisons pour lesquelles l'inflation est à 1 %, et non à 2 %, dans la zone euro.

Tout cela a eu pour conséquence une séquence de bulles. Quand on se lance dans une politique monétaire extraordinairement expansionniste, on commence généralement par avoir une bulle sur les actions et une bulle sur l'immobilier. Mais les investisseurs ayant été échaudés dans le passé, ces bulles ont cessé assez rapidement, sauf au Royaume-Uni pour l'immobilier, et les liquidités ont été assez vite redirigées vers les obligations. Nous sommes donc face à une bulle obligataire. Tous les travaux universitaires donnent des estimations convergentes selon lesquelles l'État français devrait actuellement s'endetter à un taux compris entre 2 et 2,5 % ; or il s'endette à un taux légèrement supérieur à 0,5 %. Il y a donc là 200 points de base de bulle, c'est-à-dire d'anomalie de taux d'intérêt.

Autant nous nous sommes tous convaincus qu'une bulle immobilière est extrêmement grave parce que les individus finissent par ne plus rembourser leurs emprunts si bien qu'il s'ensuit une crise bancaire, autant la bulle obligatoire est perçue, collectivement, comme relativement peu dangereuse. On se dit au contraire : « C'est seulement que la banque centrale fait baisser les taux d'intérêt à long terme, si bien que l'on peut s'endetter à bon compte et que cela relance l'économie ». Il n'empêche : c'est une bulle. Quels en sont les dangers ?

Le premier danger d'une bulle est qu'elle éclate. Dans ce cas, tous ceux qui avaient acheté des obligations au taux courant seraient ruinés.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion