Intervention de Patrick Artus

Réunion du 23 mars 2016 à 10h00
Commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire

Patrick Artus, directeur de la recherche et des études de Natixis :

Elle est d'autant plus dangereuse que les taux d'intérêt ont été bas pendant longtemps. Si vous avez acheté des obligations à taux d'intérêt bas pendant six mois, elles ne constitueront qu'une petite partie de votre portefeuille. Mais, au Japon, les investisseurs – qui sont surtout les banques, alors qu'en Europe ce sont surtout les assureurs et les fonds de pension – ont acheté très longtemps des obligations servant des taux très bas. Imaginez que vous ayez acheté il y a deux ans une obligation qui vous paye un coupon de 50 points de base et que, soudainement, les taux d'intérêt passent à 2,5 %. L'impact économique de cette évolution peut être mesuré de deux manières. La première est de constater que la valeur de votre obligation chute instantanément de moitié ; vous avez donc perdu 50 % de la valeur de votre portefeuille d'obligations. La seconde, c'est de calculer que vous percevrez seulement 0,5 % chaque année pendant dix ans en rémunération de vos anciennes obligations, alors que vous auriez reçu 2,5 % par an pendant dix ans avec les nouvelles. En résumé, la perte se calcule soit comme une perte en capital instantanée, soit comme une perte de revenus de 2 % par an. Quel que soit le mode de calcul retenu, le résultat actuariel est le même, mais comme les assureurs valorisent leur portefeuille en valeur de marché, c'est la perte en capital instantanée qui apparaîtra dans leurs comptes. L'éclatement d'une bulle obligataire a donc pour conséquence une crise patrimoniale due à la chute de la valeur des actifs détenus.

La grande différence entre une bulle immobilière et une bulle obligataire est qu'une banque centrale peut empêcher l'éclatement d'une bulle obligataire. Si les individus pensent que leurs maisons sont surévaluées et se mettent à les vendre, il est peu probable qu'une banque centrale les rachète – encore qu'en 2009, le bruit avait couru que la Réserve fédérale s'apprêtait à acheter des voitures pour soutenir l'industrie automobile américaine… Mais, comme le montre l'exemple du Japon, les banques centrales peuvent acheter toutes les obligations que les autres vendent et, ce faisant, empêcher leur prix de baisser. Une bulle obligataire est donc dans les mains des banques centrales ; ce n'est pas le cas pour les autres bulles.

Il existe deux façons de poser le risque découlant de ce qu'une banque centrale maintient des taux longs très bas pendant très longtemps. La première est de dire que la bulle va éclater et ruiner les investisseurs. La deuxième est de considérer que la banque centrale ne pourra jamais assumer que la bulle éclate et qu'en conséquence elle est condamnée à maintenir les taux d'intérêt à ce qu'ils sont jusqu'à la fin des temps, et donc à acheter les obligations que les autres vendraient, créant ainsi une expansion monétaire colossale. Le bilan de la Banque du Japon représente ainsi 80 % du produit intérieur brut (PIB) du pays – celui de la BCE représente environ 20 % du PIB de la zone euro –, et elle est condamnée à ne jamais accepter la remontée des taux, qui ferait disparaître toutes les banques japonaises. Le véritable risque induit par la bulle obligataire est probablement celui de l'irréversibilité des taux d'intérêt quand ils sont installés depuis longtemps.

Ensuite peut se produire un autre risque, que l'on commence à voir apparaître au Japon : la vente accélérée des obligations de l'État par les banques et les assureurs. Ils s'en débarrassent, craignant qu'étant donné la taille extraordinaire du bilan de la banque centrale et l'énorme quantité de yens mise sur le marché, la valeur de la monnaie devienne douteuse. Déjà, de très nombreux investisseurs et banques vendent des yens pour acheter des euros ou des dollars. On ne peut donc exclure qu'à un certain moment l'irréversibilité de la bulle obligataire crée une crise de change ; on n'en est pas là, mais on en sent les prémices dans le comportement des investisseurs au Japon.

En conclusion, on peut bien sûr suggérer, comme l'a fait Mme Jeffers, que les banques centrales soient chargées de surveiller les prix mais, normalement, elles le font déjà : leur mission macro-prudentielle les oblige à surveiller les en-cours de crédits, les déficits extérieurs, le prix des actifs… Mais le mandat consistant pour la BCE à porter l'inflation à 2 % est rustique : quand l'inflation est de 1 % parce que la demande chute, il est légitime de lancer une politique monétaire expansionniste pour la redresser, comme ce fut fait en 2009 et en 2011. L'inflation peut aussi être de 1 % parce que le prix du pétrole baisse ; en ce cas, on comprend mal pourquoi ne pas accepter que les consommateurs en profitent, grâce à une inflation plus faible. L'inflation peut encore s'établir à 1 % parce que l'on a introduit de la concurrence dans l'économie – et pourquoi, une fois de plus, ne pas laisser les consommateurs en profiter ?

Une banque centrale dont l'objectif d'inflation n'est pas respecté doit au minimum s'interroger sur les raisons de la déviation et y apporter une réponse différente selon les causes. Auparavant, la déviation était à la hausse et le débat avec M. Jean-Claude Trichet était de savoir s'il fallait monter les taux parce que le pétrole était plus cher. Il pensait qu'il le fallait, mais la plupart des économistes étaient de l'avis contraire, parce que c'est un prix relatif et non un problème monétaire : ce n'est pas parce que l'on augmentera les taux en Europe que le prix du pétrole baissera. La question posée aujourd'hui à la BCE est autre : faut-il s'acharner à porter l'inflation à 2 % si elle est de 1 % parce que l'on a introduit plus de concurrence dans l'économie ? La réponse est « non ». Mais si cette faible inflation tenait à une chute de la demande, la réponse serait « oui ». La BCE se doit d'affiner considérablement son objectif d'inflation.

Les banques centrales peuvent-elles utiliser une bulle comme un instrument de politique monétaire ? Elles le font. Ainsi la Réserve fédérale a-t-elle dit presque explicitement que la bulle immobilière était la réponse à l'éclatement de la bulle des actions ; ce comportement est parfaitement déraisonnable. Aujourd'hui, on crée une bulle obligataire pour compenser l'explosion de la bulle immobilière, et c'est tout aussi déraisonnable.

Enfin, la politique monétaire devrait être contracyclique. À cet égard, M. Ben Bernanke est un très grand criminel, puisqu'avec un taux de chômage inférieur à 5 %, la Réserve fédérale, au bout de sept ans, n'a toujours pas haussé les taux directeurs, ou à peine : Mme Janet Yellen les a remontés de 25 points de base et les montera peut-être de 25 points supplémentaires en juin. Même M. Greenspan, qui n'était pas un génie, aurait sans doute, eût-il continué d'être aux commandes de la Réserve fédérale, porté les taux directeurs à 4 %, si bien que l'on pourrait maintenant les baisser pour réagir au ralentissement de l'économie américaine – ce que l'on ne peut faire parce que l'on a oublié de les remonter.

Une proposition de réforme de la Réserve fédérale, votée par la Chambre des représentants, est sur le bureau du Congrès. Certains parlementaires américains considèrent que la banque centrale des États-Unis devrait utiliser une règle mathématique pour former les taux directeurs, sans que ne lui soit donnée aucune faculté d'interprétation de cette règle. La proposition est extrêmement dangereuse car il peut y avoir des circonstances particulières, mais si elle avait été appliquée, la situation économique des États-Unis serait probablement meilleure : les taux directeurs seraient de 4 % et baisseraient.

En conclusion, le problème majeur est que le mandat des banques centrales n'est pas interprété avec la sophistication requise.

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