Intervention de Patrick Artus

Réunion du 23 mars 2016 à 10h00
Commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire

Patrick Artus, directeur de la recherche et des études de Natixis :

Plusieurs questions portent sur ce qu'on pourrait appeler un quantitative easing ciblé, qui ne correspond pas à la pratique actuelle de la BCE : celle-ci achète des obligations et donne de la monnaie au vendeur de l'obligation qu'elle ne choisit pas. Toutefois, une partie importante du quantitative easing est ciblée sur l'investissement puisque la BCE achète les obligations de la Banque européenne d'investissement. Environ un quart du « plan Juncker » est financé par la création monétaire.

Il faut arrêter d'appeler de ses voeux un « helicopter money » puisque le quantitative easing répond déjà à cette demande. Les déficits publics financent des transferts publics – la hausse des déficits n'a pas financé une hausse de l'investissement puisque, au contraire, les investissements publics ont baissé depuis la crise –, ces déficits donnent lieu à une émission d'obligations par l'État, lesquelles sont achetées par la BCE qui crée de la monnaie ; si on simplifie l'opération, on peut considérer que la BCE crée de la monnaie qui finance les transferts publics : c'est de l'« helicopter money ». On peut reprocher à l'État de ne pas effectuer les bons transferts publics mais ces transferts sont financés par la création monétaire.

Si vous achetez une obligation qui vous rapporte 0,5 % par an et que les nouvelles obligations rapportent désormais 3 % par an, ces deux obligations seront remboursées à 100 mais celle qui rapporte 0,5 % vaut aujourd'hui moins de 100 parce qu'elle ne rapporte que 0,5 % jusqu'à son terme, là où l'autre va rapporter 3 %. Si vous détenez une obligation pour une durée de quinze ans – le calcul de tête n'est pas évident –, disons que vous allez perdre une bonne moitié. C'est monstrueux. Plus la durée est longue, plus c'est grave.

En réponse aux questions sur le shadow banking, dans sa définition la plus large, le secteur des non-banques comprend les caisses de retraite, les assureurs, les SICAV, soit un secteur gigantesque. L'assurance vie représente aujourd'hui en France 70 % du PIB.

Le shadow banking recouvre la partie de ce secteur qui est peu régulée – les assureurs sont très régulés, avec Solvabilité II, de même que les fonds de pension, et les OPCVM. Cela correspond donc à un certain nombre de fonds d'investissement, de hedge funds. Je n'ai pas dit que cette petite partie du secteur ne posait pas problème. Je prends un exemple : BlackRock, qui est l'une des institutions qui fait le plus de crédit en Europe, n'est pas une banque ; c'est un fonds d'investissement qui n'a pas de fonds propres et qui n'est pas soumis à la régulation bancaire. Ce biais de concurrence est terrible pour les banques. Les assureurs allemands, eux aussi, font du crédit sans avoir à se plier aux règles qui s'appliquent aux banques. Le sujet préoccupant, ce sont les opérations de crédit réalisées par des fonds qui ne sont pas soumis aux exigences de la réglementation bancaire – BlackRock n'est pas soumis aux ratios de Bâle.

Mme Berger a posé une question pragmatique : où placer son argent dans ces circonstances ? Cette question intéressante en appelle une autre : doit-on craindre la réaction de la finance aux taux d'intérêt nuls ?

La finance cherche à obtenir des rendements. Aujourd'hui, on constate que les flux se déplacent vers le « non coté » pour échapper à la volatilité actuelle du « coté ». On assiste au développement de la finance non cotée : private equity, fonds d'infrastructures, tout ce qui est valorisé à dire d'experts mais n'est pas sur les marchés. Est-ce dangereux ? C'est dangereux si les experts ne font pas bien leur métier, si la valorisation n'est pas correcte. Mais quoi de plus normal pour un assureur que d'investir dans un fonds d'infrastructures sans cotation en bourse, donc sans variation quotidienne, avec un rendement relativement régulier et des risques connus – si vous financez un hôpital, une autoroute ou un port, vous n'êtes pas exposés à des risques de marché ? On note donc un intérêt massif pour le financement des infrastructures. Cette évolution me semble plutôt vertueuse.

La BCE, avec le quantitative easing, veut faire repartir le financement de l'économie. Mais on est en droit de se poser la question suivante : la faible croissance de l'Europe vient-elle d'un problème de financement de l'économie ? Bizarrement, cela ne semble pas être le cas. La BCE elle-même mène des enquêtes sur d'éventuelles restrictions de crédit de la part des banques : en France, l'encours de crédit aux entreprises a augmenté de plus de 5 % sur un an. Les observateurs s'interrogent plutôt sur les raisons de la rapidité de cette hausse du crédit. On sait que les entreprises n'utilisent pas le crédit pour investir car l'investissement ne suit pas ; elles font des réserves de cash, ce qui n'est pas complètement rassurant.

Dans cette logique, douteuse si on considère que notre problème n'est pas de cette nature, la BCE essaie de pousser les investisseurs et les banques vers le financement de l'économie. Pour ce faire, elle achète des actifs sans risque, espérant ainsi contraindre les autres investisseurs à acheter des actifs risqués qui financent l'économie. Mais cela ne marche pas car la très grande volatilité sur les actifs risqués décourage les investisseurs. Tout le monde finit par acheter les actifs sans risque.

La titrisation est un mécanisme très intelligent qui permet de transformer des crédits en obligations, ce qui permet aux assureurs d'acheter des crédits. Il ne faut pas rejeter cette technique très positive pour l'économie dès lors que la transparence est assurée sur le risque des crédits. La BCE voudrait développer la titrisation mais cela ne marche pas ; la titrisation recule car elle ne permet pas de déconsolider les bilans des banques : les crédits titrisés restent dans le bilan des banques, ils n'aident donc pas ces dernières à faire maigrir leur bilan.

Aujourd'hui, il n'existe aucune liquidité de marché. Quand vous avez acheté un actif financier, vous allez devoir vivre avec car il est presque invendable, à l'exception des grandes dettes publiques comme celles de la France ou de l'Allemagne. En revanche, la liquidité monétaire est gigantesque. L'action de la BCE a pour conséquence de réduire la liquidité de marché puisqu'elle achète tout. Il ne reste aucun marché obligataire puisque celui-ci est cannibalisé par la BCE. C'est ainsi qu'elle a tué le marché des covered bonds, les obligations sécurisées des banques. Comme ce ne sont pas des dettes publiques, la BCE les achète de surcroît à l'émission, elle n'a pas besoin d'attendre qu'elles soient sur le marché secondaire. Un des inconvénients majeurs du quantitative easing est la disparition de la liquidité de marché. Vous pouvez considérer que ce n'est pas grave car les investisseurs n'ont qu'à conserver ce qu'ils ont acheté.

Les assureurs allemands sont en mauvaise posture. En moyenne, les contrats d'assurance vie servent aujourd'hui des taux garantis à 3,2 %, qui, en outre, se perpétuent : si vous abondez un contrat, vous conservez le taux en vigueur à l'ouverture du contrat. Dans un pays dans lequel l'État se finance à 0 %, il est compliqué de payer 3,2 %. Je ne sais pas comment cela va se terminer. On sait comment cela s'est terminé au Japon : vos collègues de la Diète, dans leur clairvoyance, ont en 1998 annulé les taux garantis de manière rétroactive.

Ce qui est profondément choquant, ce ne sont pas les taux d'intérêt négatifs mais les taux d'intérêt plus faibles que les taux de croissance. Que vaut une action ? Elle vaut la somme actualisée au taux d'intérêt des profits futurs de l'entreprise ; ces profits évoluent normalement comme la croissance ; si les taux d'intérêt sont inférieurs au taux de croissance, la somme est égale à plus l'infini : les actions valent l'infini. On ne sait plus faire de calcul actuariel, on ne sait plus valoriser les actifs financiers, ce qui est une cause majeure de perturbation aujourd'hui.

Les taux négatifs constituent un problème très secondaire. Ce n'est un problème que parce qu'il existe des formes d'épargne rémunérée à 0 %. Si on veut des taux d'intérêt négatifs, il faut supprimer la rémunération des dépôts à vue à 0 % et interdire l'utilisation des billets. Il faut passer à de la monnaie électronique, ce qu'ont fait les Finlandais. La Bundesbank s'est livrée à un calcul très amusant : il montre que le coût d'opportunité de détention de l'épargne en billets – le coût de location du coffre-fort – est de 20 points de base. Si vous supprimez les billets de 500 euros, ce coût passe à 40 points de base. Les taux d'intérêt négatifs ne sont pas un problème. Ce qui déstabilise totalement les marchés financiers, ce sont les taux d'intérêt inférieurs à la croissance future. C'est monstrueux puisqu'on n'est plus capable de faire de la valorisation financière.

Concernant la Grèce, nous n'avons pas avancé d'un pouce. Il est écrit dans un formidable papier du FMI de 2014, en forme d'autocritique sur sa gestion de la crise grecque, qu'une crise de solvabilité ne se traite pas comme une crise de liquidité – on devrait le répéter aujourd'hui puisque les leçons n'ont pas été retenues. Quand un pays ou une entreprise est insolvable, il ne sert à rien de lui prêter plus. On rejoint là une autre fiction selon laquelle les dettes souveraines de la zone euro sont sans risque. Si vous tuez cette fiction, vous tuez la capacité de la BCE de les acheter car les Allemands n'accepteront jamais que la BCE mette des dettes risquées dans son bilan. D'où l'acharnement de la BCE à faire croire que toutes les dettes publiques de la zone euro sont sans risque et le refus de réduire la dette grecque. Cette situation est ridicule : chaque fois qu'une échéance de remboursement se présente, il faut prêter aux Grecs l'intégralité du montant. Sachant que l'échéancier de la dette grecque court jusqu'en 2054, le problème n'est pas près d'être résolu. La seule solution raisonnable serait d'annuler la dette grecque, d'autant qu'elle l'est déjà – c'est le cas lorsque l'emprunteur rembourse uniquement avec l'argent que vous lui donnez pour rembourser. Les taux d'intérêt sur la dette grecque sont proches de zéro, après avoir été révisés sans arrêt. En réalité, il n'y a plus de dette grecque. Parce qu'on fait semblant qu'il y en a une, on crée une perturbation majeure chaque fois qu'il faut prêter de nouveau aux Grecs, avec un psychodrame sur la réforme des retraites ou la taille du secteur public…

Il serait préférable de supprimer la totalité de la dette grecque. Cela ne coûterait rien aux prêteurs puisque cette dette ne leur sera jamais remboursée et que les taux sont nuls. Cela éviterait cette perturbation mais cela tuerait le mythe que les dettes souveraines sont sans risque, ce qu'on ne veut pas faire.

Le problème de la Chine n'est pas financier. Rappelez-vous que les banques sont publiques. La Chine n'a pas supprimé le bailout, c'est même une industrie. Le Gouvernement chinois recapitalise en permanence toutes les institutions financières qui en ont besoin. Il n'y aura donc pas de crise bancaire en Chine.

Dans les chiffres de la dette que vous citez, vous incorporez la dette des collectivités locales – cela correspond environ à deux années de PIB. Mais il s'agit d'une dette du secteur public vis-à-vis des banques d'État, il faut donc relativiser la gravité du problème. Si vous établissez le compte consolidé de l'État en Chine, il n'y a pas de dette puisque c'est de l'argent que l'État se doit à lui-même.

Le problème de la Chine aujourd'hui, c'est qu'il n'y a plus de croissance. La croissance s'établit, plutôt qu'à 6,9 %, autour de 3 %, ce qui n'est pas si mal pour un si grand pays. Ce qui est ennuyeux, c'est l'effondrement complet de l'industrie chinoise. Celle-ci est restée bloquée en milieu de gamme, avec des niveaux de coût qui ne lui permettent pas de fonctionner. Les exportations de la Chine ont baissé d'un quart en un an ; il faut se rendre compte de ce que cela signifie : un effondrement total du secteur industriel.

La construction d'infrastructures financée par les déficits publics et les services sont encore des secteurs en croissance. Mais l'industrie chinoise est en chute libre. Or, la solution du problème aggrave ce dernier : lorsque, pour soutenir l'économie, une banque publique prête à une entreprise industrielle publique qui investit dans un secteur déjà en surcapacité, cela n'arrange pas la situation. Le président chinois a visiblement décidé de prolonger ce vieux modèle autant que possible et de ne pas mettre en place un modèle nouveau dans lequel les entreprises privées auraient accès aux banques.

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