Contrairement aux invités de la précédente audition, je ne suis pas économiste ; j'ai une formation scientifique. Ancienne élève de l'École normale supérieure et docteur en physique, j'ai fait dix ans de recherche, puis je suis entrée dans le monde de l'Entreprise.
À EDF, d'abord, j'ai exercé différentes activités avant de créer la Direction commerciale. J'ai été à ce titre la première femme à occuper un poste de direction dans cette entreprise.
On m'a proposé ensuite de prendre la présidence de la filiale ingénierie nucléaire de la COGEMA (aujourd'hui AREVA), entité employant quelque 9 000 personnes et spécialisée dans le cycle du combustible nucléaire, de la fabrication au traitement des déchets. Durant mes six ans d'exercice, j'ai diversifié l'entreprise et l'ai positionnée sur de nouveaux marchés. Nous avons remporté de gros contrats au Japon et aux États-Unis. Comme c'est souvent le cas en France, cette entreprise disposait d'une excellente technicité mais n'était pas assez ouverte aux différents marchés. Sans doute avons-nous moins la « fibre » commerciale que les Américains, par exemple.
Il y a une quinzaine d'années, j'ai quitté le groupe GOGEMA pour rejoindre Capgemini et y créer le secteur de l'énergie, qui couvre les domaines de l'électricité, du gaz, du pétrole et de la chimie. Ce secteur a bien fonctionné. Nous avons accru notre chiffre d'affaires et notre notoriété. Les analystes nous classent parmi les premiers mondiaux, au même titre que de grands groupes comme IBM ou Accenture.
Depuis le 1er juillet dernier, je suis conseillère du président de Capgemini en matière d'énergie. Je siège par ailleurs dans de nombreux conseils d'administration – la loi qui impose un pourcentage de femmes dans leur composition ouvre en effet des opportunités !
Mon exposé se fonde sur les données de l'Observatoire européen des marchés de l'énergie, publication que nous avons lancée en 2001 et qui en est à sa quatorzième édition.
Le prix de l'électricité a un impact important sur certains secteurs industriels seulement : la sidérurgie, la métallurgie, la chimie, l'industrie du verre, les industries du papier et du carton, les matériaux de construction. Le coût de l'énergie pèse également indirectement dans d'autres secteurs, notamment en matière de transports.
Il faut noter aussi que ce coût a une incidence plus importante en Allemagne, où la part de l'industrie est de 27 % contre 19 % en France.
L'action du législateur européen en matière d'énergie – entamée avant 2000 et transposée, en France, à partir de 2004 – vise un triple enjeu : la compétitivité économique, la sécurité d'approvisionnement et le respect de l'environnement, qui a pris une importance croissante avec notamment le paquet énergie-climat signé en 2008. L'intention est louable, mais le résultat n'est pas complètement convaincant.
Une des idées de départ était qu'en rendant les transports de l'électricité parfaitement fluides en Europe, on optimiserait le mix énergétique grâce à des coopérations dépassant les entités nationales. On le sait, la France a un parc nucléaire important ; l'Allemagne a du charbon et a développé l'éolien ; la Grande-Bretagne a le gaz de la mer du Nord, etc. Pour être le plus efficace possible dans l'utilisation de l'ensemble de ces sources, il faut qu'il n'y ait pas d' « embouteillages » sur les réseaux électriques. Or, en dépit d'améliorations, ce n'est pas encore totalement le cas.
En période de grand froid en France, on a importé l'année dernière 9 000 Mégawat, soit environ la capacité de neuf réacteurs nucléaires – nous en avons cinquante-huit sur le territoire. À cause des limitations induites par les réseaux, c'était le maximum que nous pouvions importer. Le « passage » de cette forte pointe de consommation a été très tendu. Le chauffage électrique étant très répandu, la consommation d'électricité dans notre pays est très sensible aux variations de température. En hiver, une baisse de température d'un degré augmente la consommation de l'équivalent de la production de deux réacteurs nucléaires (2000MW).
En Allemagne, la courbe annuelle de consommation d'électricité est moins contrastée parce que le chauffage au gaz prédomine.
Bref, les pays européens n'ont pas tous besoin d'énergie exactement en même temps et la solidarité européenne se justifie.
La politique européenne de l'énergie se fonde sur une conception libérale inspirée par les Britanniques et qui influence encore très fortement les membres de la Commission européenne. Il s'agit, en quelque sorte, de transposer à l'électricité et au gaz ce que la Commission a fait en matière de télécommunications.
La libéralisation a provoqué l'ouverture du marché des télécommunications, certes, mais il ne faut pas oublier que cette ouverture est concomitante à l'apparition et au développement du téléphone mobile. Le secteur de l'électricité n'a pas connu pas ce type de révolution technique. De plus, l'électricité et le gaz sont des industries lourdes nécessitant de gros investissements à très long terme. Entre le moment où l'on décide de construire une centrale nucléaire et le moment où on l'arrête, l'intervalle est de cinquante à soixante ans. La mise en place d'un marché libéralisé guidé par des signaux de court terme – le marché spot, la possibilité, pour le client, de changer de fournisseur, etc. – ne semble guère adaptée à une industrie qui a besoin de telles infrastructures !
Le législateur européen a mis une certaine volonté à faire fonctionner le concept. Les « paquets législatifs » se sont succédé sans que l'on puisse constater de véritable succès. En revanche, on a créé un environnement juridique très complexe.
La France, il faut le reconnaître, a traîné des pieds pour transposer ces « Directives » juridiques dans le droit français. Avant 2000, EDF et GDF détenaient le monopole de la production et de la vente. À partir de 2000, on a commencé à développer le concept d'éligibilité, en partant des très grands clients pour en arriver, en 2007, aux clients particuliers. Désormais, chacun a le droit de choisir son fournisseur.
La loi du marché n'est cependant pas toujours la meilleure. En 2000, l'Europe était en surcapacité de production. Si les prix étaient bas, c'était pour cette raison et non, comme on l'a pensé à l'époque, à cause de la dérégulation. Pour assurer leur rentabilité, les électriciens ont ensuite fermé des centrales et réduit leurs investissements, si bien qu'une tension est apparue sur les capacités de production à partir de 2005, faisant augmenter les prix des marchés de gros d'échanges d'électricité.. Certains grands industriels français avaient quitté EDF – et, selon la règle établie à l'époque, ne pouvaient en redevenir clients –pour bénéficier de ces bas prix de marché.
Devant l'importante augmentation des prix sur les marchés de gros, ces industriels se tournèrent alors vers l'État pour lui demander un tarif de rattrapage, le TARTAM – tarif réglementé et transitoire d'ajustement au marché –, supérieur au tarif « vert » d'EDF mais inférieur aux prix de marché. Le TARTAM a été mis en place fin 2006. Ce dispositif déplut fortement à la Commission européenne, qui demanda à la France qu'elle supprime non seulement le TARTAM, mais tous les tarifs pour les clients non domestiques et que les prix de vente de l'électricité soient libres.
La pression de la Commission et différentes réflexions ont conduit à la loi NOME – nouvelle organisation du marché de l'électricité – de 2010. L'idée du texte est qu'il faut allouer de l'électricité nucléaire – dans la mesure où cette forme de production d'électricité est la plus compétitive,– aux opérateurs autres qu'EDF afin qu'ils puissent faire jouer la concurrence. EDF est donc contrainte de vendre de l'électricité nucléaire à ses concurrents à un prix dit « ARENH » – accès régulé à l'électricité nucléaire historique – dans la limite d'un plafond de 100 Térawattheures. Ce prix administré, censé refléter le coût complet la production d'électricité nucléaire pour EDF, est de 42 euros par Mégawattheure et devrait être porté à 45 euros.
Pourtant, le marché français reste peu ouvert à la concurrence : les principaux fournisseurs « alternatifs » sont GDF-Suez pour l'électricité et EDF pour le gaz ! Poweo a été racheté en partie par un groupe autrichien avant de fusionner avec Direct Énergie ; Altergaz a été racheté par l'italien ENI. Les fournisseurs alternatifs ne représentent que 20 % de la consommation du segment des industriels et 6,6 % de la consommation du segment des particuliers. Treize ans après le début de la dérégulation, on ne peut pas dire que l'ouverture à la concurrence dans les domaines de l'électricité et du gaz soit un succès dans notre pays !
Dans la période 1998-2011, le prix de l'électricité au détail augmente beaucoup moins fortement que celui du gaz. Cela tient au fait que le gaz est un produit que nous importons et que son prix, dans les contrats à long terme, est lié à celui du pétrole, lequel a atteint 150 dollars par baril en 2008 avant de retomber aujourd'hui aux alentours de 100 dollars – ce qui reste néanmoins élevé : le baril était à 20 dollars en 2002. La production d'électricité, elle, est moins tributaire des prix des combustibles fossiles.
Grâce à l'électricité d'origine nucléaire, l'électricité vendue en France est parmi les moins chères d'Europe. Le prix du gaz reste compétitif, mais dans une moindre mesure puisque, depuis la fin de l'exploitation du gaz de Lacq, nous sommes entièrement dépendants des importations.
Le prix de l'électricité fournie aux entreprises (à l'exclusion des grandes entreprises très fortement consommatrices d'énergie) est plus élevé de 60 % en Allemagne. L'électricité est également très chère pour les particuliers allemands.
L'Union des industries utilisatrices d'énergie (UNIDEN) estime – sans que nous ayons la possibilité de le vérifier, car les accords de dérogation dans les autres pays ne relèvent pas des données publiques– que l'Allemagne protège ses très grands industriels exportateurs en organisant des dérogations non pas sur le prix de l'électricité, mais sur celui du transport électrique. De plus, l'« interruptibilité », c'est-à-dire la capacité des entreprises à baisser leur charge à la demande en période de grand froid, est mieux rémunérée qu'en France. L'UNIDEN considère donc que les « électro-intensifs » allemands paient l'électricité 25 % moins cher qu'en France. Les industries françaises de même type, regroupées dans le consortium Exeltium, ont néanmoins négocié l'achat d'électricité sur le long terme au prix avantageux de 48 euros par Mégawattheure.
J'en viens à la notion de « transition énergétique », selon laquelle il faudrait produire plus d'énergies renouvelables pour émettre moins de CO2. Les météorologues, notamment ceux du GIEC – groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat – imputent l'augmentation de la température de la planète aux émissions de gaz à effet serre, ainsi nommés parce qu'ils perturbent l'atmosphère et mettent la terre comme sous une serre. Il faut néanmoins noter que le gaz carbonique produit par l'activité humaine ne représente qu'une très petite portion du gaz carbonique échangé entre l'atmosphère et les océans.
L'accident de Fukushima, au Japon, a accentué le mouvement en faveur des énergies renouvelables. Ainsi, les projections des différents pays Européens pour 2025 font apparaître une diminution de la part du nucléaire, du charbon et du lignite et une augmentation des énergies renouvelables et du gaz. Le développement de l'énergie nucléaire est important en Asie –, mais il est ralenti en Europe car un certain nombre de pays européens (dont la France et l'Allemagne) souhaitent diminuer la part qu'il représente dans leur production d'électricité.
Cette évolution coûtera cher. Parmi les modes de production de l'électricité en France, l'hydraulique est le moins onéreux, mais on ne peut guère envisager de construire plus de barrages. Ensuite viennent, dans l'ordre, le nucléaire, le charbon, le gaz, l'éolien terrestre, l'éolien maritime et le solaire. L'éolien terrestre commence à pouvoir être compétitif, puisque son coût de production – 80 euros par kilowattheure – est du même ordre de grandeur que le coût prévu pour l'électricité produite par le nouveau réacteur EPR de Flamanville.
Il existe plusieurs estimations des coûts de production de l'électricité nucléaire en France : 39 euros par kilowattheure pour la commission Champsaur, dont le rapport a servi de base à la loi NOME ; 42 euros au titre de l'AREHN, puis, après la prise en compte des surcoûts liés à la prolongation de la durée de vie des centrales, à leur démantèlement et à la gestion des déchets radioactifs, 57 euros. Le nucléaire existant reste donc compétitif.
L'Allemagne, quant à elle, s'est toujours posée des questions sur sa production nucléaire. En mai 2011, après l'accident de Fukushima, Mme Merkel a décidé d'arrêter neuf réacteurs sur dix-sept. Cette décision était assurément politique – et ne l'a pas empêchée de perdre les élections régionales qui se sont déroulée à ce moment-là–, mais il est surprenant qu'elle l'ait prise sans concertation au niveau européen. Alors que nos pays sont interconnectés électriquement et solidaires, l'arrêt de cette capacité de production n'est pas négligeable pour l'équilibre du réseau européen !
Parallèlement à l'abandon total du nucléaire prévu en 2022, l'Allemagne veut réduire ses émissions de gaz à effet de serre, donc augmenter la part des énergies renouvelables. Aujourd'hui, elle ne se heurte pas tant à un problème de production, puisqu'elle a remis en service des anciennes centrales au charbon et, encore plus polluant, au lignite, qu'à un problème de transport électrique : les sites éoliens qu'elle veut continuer de développer sont en mer ou sur les côtes, dans le nord, alors que la consommation industrielle, notamment pour l'automobile, est plutôt concentrée dans le sud. Or il est très difficile aujourd'hui de construire des lignes électriques à haute tension car la population n'en veut pas. De plus, les Länder ne se battront pas pour accueillir des lignes qui les traverseront sans qu'ils en tirent aucun bénéfice.
Le coût de la transition énergétique en Allemagne a été estimé au départ à 400 milliards d'euros, dont la moitié pour les réseaux. J'y insiste : la transition énergétique, ce n'est pas seulement remplacer des centrales nucléaires par des éoliennes ; cela implique aussi de revoir entièrement le réseau. Siemens avance pour sa part le chiffre de 1 000 milliards d'euros, un spécialiste allant même jusqu'à 2 000 milliards, soit le coût de la réunification allemande ! Le prix de l'électricité payé par les industriels pourrait augmenter de 70 % d'ici à 2025.
La France, pour sa part, envisage de ramener à 50 % la part du nucléaire dans le mix électrique en 2025, contre 75 à 80 % aujourd'hui. Grâce au nucléaire nous sommes actuellement en France le pays d'Europe qui émet le moins de CO2 par habitant.
L'UFE – Union française de l'électricité – estime à 422 milliards d'euros – dont 110 milliards pour la distribution et 50 milliards pour le transport – les investissements nécessaires à cette transition énergétique. Il faut y ajouter 170 milliards d'euros d'investissements d'efficacité énergétique, soit un total d'environ 600 milliards d'euros. L'augmentation du coût de l'électricité serait de 30 à 40 euros par Mégawattheure, soit l'équivalent de l'augmentation consécutive au Grenelle de l'environnement. Le différentiel avec l'Allemagne resterait néanmoins en notre faveur.
J'aborderai enfin la question des gaz non conventionnels. Ces « gaz de schiste », qu'il serait plus exact de nommer « gaz d'argile », sont renfermés dans poches enfermées dans des roches peu perméables à une certaine profondeur. Pour les extraire, on a recours à la fracturation hydraulique, le fracking.