La proposition de loi relative à la répression des abus de marché que je vous propose d'examiner présente trois caractéristiques.
L'urgence tout d'abord, car il faut légiférer avant le 1er septembre prochain. La nécessité ensuite de combler un vide juridique, tant pour les poursuites administratives que pénales. Le consensus enfin, car ce texte recueille l'assentiment de tous les acteurs, notamment le parquet national financier et l'Autorité des marchés financiers (AMF).
Cette proposition de loi se place sous le sceau de l'urgence, puisqu'elle répond à une décision du Conseil constitutionnel du 18 mars 2015 qui déclare contraires à la Constitution les dispositions légales en vigueur et paralyse donc l'ensemble de notre système répressif en matière d'abus de marché à compter du 1er septembre 2016.
L'urgence est même double, puisque ces mêmes dispositions doivent évoluer afin de se conformer aux dispositions de la directive et du règlement européens du 16 avril 2014 relatifs aux abus de marché, la directive MAD (Market abuse directive) et le règlement MAR (Market abuse regulation). La transposition doit intervenir au plus tard le 3 juillet 2016.
C'est donc sous le poids de cette double contrainte temporelle que nous discutons cette proposition de loi essentielle, sans laquelle nous courons le risque de créer un vide juridique fortement préjudiciable à la continuité de la lutte contre la délinquance financière dans notre pays.
Le champ des abus de marché, tel qu'appréhendé par les deux institutions chargées de les réprimer, à savoir l'Autorité des marchés financiers, autorité administrative indépendante dotée d'importants pouvoirs de sanction, et le parquet national financier, en charge de la poursuite pénale, comprend à ce jour trois infractions distinctes.
Premièrement, le délit d'initié – sanctionné pénalement – ou le manquement d'initié – sanctionné administrativement –, qui impliquent tous deux l'utilisation ou la communication à des tiers d'une information privilégiée avant que le public n'en ait connaissance, afin de réaliser des opérations sur les marchés.
Deuxièmement, le délit de diffusion de mauvaise information ou le manquement à la bonne information du public, qui concerne les émetteurs de titres financiers. Le délit de diffusion de fausse information implique l'intention de répandre publiquement des informations fausses et volontairement trompeuses sur l'état et les perspectives du marché.
Troisièmement, le délit et le manquement de manipulation des cours, constitué dès lors que l'objectif de la personne inculpée est d'entraver le fonctionnement régulier d'un marché réglementé.
Ces trois infractions constituent un socle solide et complet pour lutter contre les opérations visant à affaiblir la transparence des marchés et le bon fonctionnement des échanges qui s'y déroulent.
Avant la décision du Conseil constitutionnel, le système de répression des abus de marché était donc dual, puisqu'il existait une possibilité de cumul des enquêtes, des poursuites et des sanctions.
D'une part, l'AMF, dotée d'un service de surveillance des marchés technologiquement très avancé, pouvait, par l'intermédiaire de son collège puis de sa commission des sanctions, prononcer des sanctions pécuniaires atteignant 100 millions d'euros, voire le décuple du profit réalisé dans le cadre de l'abus de marché s'il est supérieur à 100 millions d'euros. L'AMF est également compétente pour prononcer des sanctions disciplinaires.
D'autre part, le parquet national financier, créé par la loi du 6 décembre 2013 relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière, bénéficie d'une compétence exclusive en matière de délits boursiers et répond à l'obligation de spécialisation inhérente à la matière financière. Les sanctions pécuniaires qu'il peut requérir demeurent cependant bien en deçà des sanctions administratives : 1,5 million d'euros pour les trois délits principaux. En revanche, la voie pénale peut se conclure par le prononcé de peines de prisons pouvant atteindre deux ans d'emprisonnement. Mais elles sont rarement appliquées en pratique, et toujours assorties de sursis.
Par conséquent, tant le quantum des peines encourues que l'application qui en est faite confirment que les sanctions pécuniaires administratives sont bien plus dissuasives que les sanctions pénales. En 2014, le montant moyen des sanctions administratives était de 1 million d'euros, et celui des sanctions pénales de 166 388 euros, autrement dit près de dix fois moindre. Durant cette même période, moins de 15 % des affaires ont fait l'objet d'une double sanction.
Telle était la situation jusqu'à la décision du Conseil constitutionnel du 18 mars 2015. Ce cumul des poursuites et des sanctions pénales et administratives avait toujours été validé par les tribunaux nationaux.
Cependant, le 4 mars 2014, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a clairement condamné l'existence d'un cumul des sanctions en matière d'abus de marché. Une interprétation rigoureuse du principe « ne bis in idem » – pas deux fois pour les mêmes faits – l'a conduit à condamner sans ambiguïté le système italien de répression des abus de marché, système grandement similaire au nôtre. Dans leur arrêt Grande Stevens, les juges de la CEDH ont imposé de mettre fin aux poursuites en cours dès lors qu'un jugement définitif était déjà intervenu sur les mêmes faits.
Dans la droite ligne de cette décision, le juge constitutionnel français a déclaré contraire au principe de nécessité des délits et des peines, prévu par l'article 8 de la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen, l'article L. 465-1 et certaines dispositions de l'article L. 621-15 du code monétaire et financier, servant de base légale aux poursuites des délits et des manquements d'initiés. Le Conseil constitutionnel a toutefois reporté au 1er septembre 2016 l'abrogation de ces dispositions. Dans les affaires EADS, ayant donné lieu aux questions prioritaires de constitutionnalité, le tribunal correctionnel n'a pu que constater l'extinction de l'action publique. Au plan pénal, vingt autres dossiers ont été affectés par la décision du 18 mars 2015, car l'AMF avait déjà définitivement statué.
La décision du Conseil constitutionnel impose donc de revoir en profondeur l'articulation de ces procédures administratives et judiciaires.
La présente proposition de loi porte ainsi la réforme du système français de répression des abus de marché afin de mettre notre droit en conformité avec les jurisprudences tant constitutionnelle que conventionnelle. Loin d'empêcher la tenue des procès, il s'agit bel et bien de permettre qu'ils aient lieu dans le respect des prescriptions de la Constitution et d'éviter que, du fait de l'abrogation par le Conseil constitutionnel des articles qui autorisaient les poursuites administratives et pénales, notre pays se trouve démuni de toute possibilité de poursuite au début du mois de septembre de cette année.
Je vous propose de détailler rapidement le contenu de chacun des articles de la proposition de loi.
L'article 1er s'insère dans la partie du code monétaire et financier relative aux poursuites pénales. Il prévoit l'extinction de l'action publique dès lors que l'AMF procède à la notification des griefs pour les mêmes faits, une procédure de concertation obligatoire avec l'AMF si le parquet envisage d'engager des poursuites pénales et un arbitrage par le procureur général de la cour d'appel de Paris en cas de désaccord. Des dispositions de conséquence, relatives à la limitation du droit accordé aux victimes de mettre en mouvement l'action publique, sont également prévues. L'ensemble de ce dispositif sera précisé par un décret en Conseil d'État qui pourra prévoir notamment le formalisme de la concertation obligatoire et les modalités de saisine du procureur général.
L'article 2 est le miroir de l'article 1er : il reconduit les dispositions de l'article 1er concernant le volet administratif de la procédure, et s'insère au sein des dispositions du code relatives au pouvoir de sanction de l'AMF.
Les articles 3 et 4 tirent les conséquences du nouveau dispositif sur deux dispositions du code monétaire et financier, l'une relative à l'imputation de la sanction pénale sur la sanction administrative en cas d'affaires portant sur des faits connexes, et l'autre relative aux possibilités pour l'AMF de se constituer partie civile au procès pénal.
Enfin, l'article 5 prévoit l'application de ces dispositions outre-mer.
L'architecture du système propose une solution équilibrée au problème juridique que nous devons résoudre avant le 1er septembre prochain, et fait l'objet d'un consensus entre l'AMF et les autorités judiciaires de notre pays. C'est un mécanisme conforme aux principes généraux de notre droit, fondé sur la concertation et respectueux des compétences et des pouvoirs tant du parquet national financier que de l'AMF.
Les divers rapports publiés ces dernières années avaient envisagé plusieurs autres solutions. Elles sont détaillées dans mon rapport, mais aucune d'elles n'était optimale, tant sur le plan juridique que sur celui de l'organisation ou de l'efficacité.
Ainsi de l'abandon pur et simple de l'une des deux procédures, qui aurait pu se concevoir, aurait certainement porté atteinte à l'efficacité de la répression des abus de marché, de par les avantages respectifs que recèlent les procédures pénale et administrative.
De la même manière, la création, un temps envisagée, d'un tribunal d'exception aurait été très lourde à mettre en place, et sans doute mal comprise par nos concitoyens. Enfin, la mise en place d'une commission administrative de départage des dossiers a été jugée inconstitutionnelle par un avis du Conseil d'État du 19 novembre 2015.
En pratique, les dispositions de cette proposition de loi, qui figuraient dans l'avant-projet de loi relatif à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique (« Sapin 2»), sont d'ores et déjà entrées en application puisque la procédure de concertation prévue par le texte est à l'oeuvre depuis la décision constitutionnelle de mars 2015. Six dossiers ont déjà fait l'objet d'une orientation informelle, cinq vers la voie administrative et un vers la voie pénale.
Par-delà les dispositions de la proposition de loi, une circulaire commune aux ministères de la justice et des finances pourrait utilement venir préciser les critères qui présideront au choix de la voie répressive la plus appropriée. Nul doute que la voie pénale sera réservée aux cas les plus graves, commis par exemple en état de récidive ou en bande organisée, ou dans lesquels les préjudices subis auront atteint des montants très significatifs.
Telles sont les grandes lignes de la proposition de loi que je vous présente et qui, de fait, crée le dispositif d'aiguillage permettant de mettre en conformité le droit français avec la décision du Conseil constitutionnel et assure l'organisation des poursuites, et donc la répression des abus de marché.
Mais le Conseil constitutionnel n'a pas fait qu'interdire la dualité des sanctions ; il a aussi et surtout abrogé les articles donnant base légale à ces poursuites.
Il faut donc que le législateur comble ce vide juridique, en cohérence avec le cadre européen fixé par une nouvelle directive et un nouveau règlement, qui doivent être retranscrits avant le 3 juillet 2016.
C'est pourquoi je présente deux amendements, successivement avant et après l'article 1er, afin de transposer partiellement ces instruments. Cela n'avait pas pu être fait dans le cadre de la loi portant diverses dispositions d'adaptation au droit de l'Union européenne du 16 juillet 2013, dite « DDADUE », car le Sénat s'était opposé à la demande du Gouvernement de les transposer par voie d'ordonnance. Il a donc été nécessaire de trouver un autre véhicule législatif pour réaliser la transposition « en dur », c'est-à-dire in extenso. Or, le retard pris en la matière implique aujourd'hui de légiférer dans l'urgence, puisque la France doit intégrer l'ensemble de ces dispositions avant le 3 juillet 2016, sous peine de s'exposer à un recours en manquement.
C'est pourquoi je vous propose par souci de cohérence de joindre ces modifications essentielles à la présente proposition de loi, car elles portent sur le même corpus juridique et participent à l'amélioration de notre système répressif en matière d'abus de marché, objectif que nous partageons tous ici et qui est d'évidence légitime dans le contexte économique que l'on connaît au sein de l'Union européenne. Au regard de l'importance et du nombre de modifications effectuées par ces amendements, et de leur cohérence avec l'ensemble de la proposition de loi, j'ai souhaité les déposer moi-même, après en avoir analysé les impacts et effectué les clarifications nécessaires.
Les dispositions européennes à intégrer dans notre droit national poursuivent un objectif bien identifié : renforcer la répression pénale en matière d'abus de marché dans les États membres en établissant des sanctions « effectives, proportionnées et dissuasives », aux termes des textes européens. Comme je vous l'ai exposé précédemment, les sanctions pénales encourues jusqu'à présent en droit français étaient peu dissuasives, particulièrement comparées aux sanctions administratives.
La première étape de la transposition prévue par les amendements que j'ai déposés refond le périmètre des trois délits principaux en matière d'abus de marché, afin de les rendre plus précis et plus opérants. On parlera désormais d'opération d'initié, au champ plus réduit que le délit d'initié existant, mais aussi de divulgation illicite d'information privilégiée, jusqu'alors incluse dans le délit d'initié, et de manipulation de marché, incluant l'actuel délit de manipulation des cours et celui de diffusion de fausse information.
Surtout, ces trois délits seront désormais tous punis d'une peine maximale de cinq ans d'emprisonnement, au lieu d'un ou deux ans aujourd'hui en fonction des cas, et d'une sanction pécuniaire d'un montant égal à celui de la sanction administrative, à savoir 100 millions d'euros, contre 150 000 à 1,5 million d'euros aujourd'hui. Ces nouvelles définitions seront appliquées aux manquements administratifs.
Cette uniformisation de la qualification des délits et des sanctions pécuniaires administratives et pénales contribuera sans aucun doute à renforcer l'efficacité de l'ensemble du système répressif. Elle était d'autant plus nécessaire que le cumul des poursuites et des sanctions n'est plus possible : la voie judiciaire, par le biais du parquet national financier, est donc amenée à prendre toute sa place.
Par ailleurs, la transposition des textes européens a permis de clarifier le champ d'application de ces délits, de l'étendre à l'ensemble des marchés – y compris les marchés de quotas d'émission de gaz à effet de serre – mais également de renforcer le dispositif répressif en créant des infractions autonomes dès lors qu'il y a tentative d'infraction, ou encore complicité ou incitation à procéder à des abus de marché.
Ainsi, la décision du Conseil constitutionnel et l'obligation de transposition nous amènent à faire évoluer, certes dans l'urgence, l'ensemble de notre arsenal juridique en matière d'abus de marché. Cette évolution va dans le bon sens : celui de l'efficacité et de la légitimation de la sanction pénale au côté de la sanction administrative.
C'est pourquoi je vous encourage à adopter cette proposition de loi et les amendements qui lui sont étroitement associés, malgré les conditions très contraintes, je vous l'accorde, dans lesquelles se déroule le débat parlementaire.
Qu'il me soit d'ailleurs permis de préciser deux choses à cet égard. En premier lieu, j'ai évidemment évoqué toutes les formulations et les amendements que je vous propose lors d'entretiens avec Mme Éliane Houlette, procureur de la République financier, le procureur général près la cour d'appel de Paris, le secrétaire général et le président de l'AMF, ainsi que la présidente de la cour d'appel de Paris. En second lieu, je tiens à saluer le travail de qualité des administratrices, qui ont contribué à ce que ce rapport puisse vous être présenté aujourd'hui, malgré un calendrier aussi contraint.