Intervention de Jacques de Larosière

Réunion du 9 mars 2016 à 17h00
Mission d'évaluation et de contrôle des lois de financement de la sécurité sociale

Jacques de Larosière, président du comité stratégique de l'Agence France Trésor, président d'EUROFI :

Des émissions en devise pourraient être perçues par les marchés comme la marque d'une difficulté de l'AFT à se financer uniquement par des émissions en euros. Or ce n'est pas du tout le cas ; le marché de l'euro est tout à fait suffisant. Ces émissions répondraient plutôt à une volonté stratégique de s'implanter sur des marchés financiers nouveaux, actifs. L'AFT estime aujourd'hui que ce n'est pas une raison suffisante pour se lancer dans cette entreprise.

Le comité a posé d'autres questions. Ainsi, vous savez que le compte du Trésor auprès de la Banque de France n'est pas rémunéré, ce qui est naturel et conforme aux règles de Maastricht ; mais, actuellement, il est même « dérémunéré » puisque taxé par un taux d'intérêt négatif. Est-il normal, avons-nous demandé, de payer pour un surcroît de trésorerie ? Mais, pour corriger ce que nos amis du Trésor perçoivent également comme une anomalie, il faudrait lancer une procédure contre la Banque centrale européenne (BCE) afin d'obtenir une exception pour les trésors nationaux par rapport aux banques ; cela donnerait sans nul doute l'impression que le Trésor demande un privilège. Dans la situation actuelle des marchés, il semble qu'il vaille mieux se soumettre à la loi commune. Cela oblige l'AFT à être extrêmement méticuleuse et active pour n'être ni débiteur, ni créditeur !

Nous nous interrogeons également très régulièrement sur la durée moyenne de la dette de l'État. Avec des taux très faibles, il paraît naturel de vouloir allonger cette durée moyenne, afin de profiter des taux d'intérêt bas et de se prémunir contre une éventuelle hausse des taux. Certains, dont je fais partie, ont développé ce raisonnement – qui n'est pas loin d'être partagé par nos amis du Trésor. La durée de la dette a d'ailleurs augmenté en 2015.

Mais il apparaît qu'on ne peut aller beaucoup plus loin ; personne ne suggère de racheter toute la dette. La France est en effet un très gros emprunteur, ce qui lui impose de ne pas pénaliser les gens qui lui font confiance, ni même de donner cette impression. Nous sommes dans une situation où il ne faut pas être trop opportuniste – au sens de ce mot dans le jargon des banquiers – car cela serait mal vu par ceux qui détiennent de la dette française depuis longtemps, à des taux relativement élevés.

L'AFT estime donc, de façon raisonnable, qu'elle doit agir de façon flexible, mais pas radicale : elle doit être prévisible. C'est, au sein du comité stratégique, un débat récurrent, mais nous soutenons l'action de l'AFT, qui ne doit pas scier la branche sur laquelle elle est assise.

Nous nous interrogeons aussi sur la liquidité des marchés. C'est un point essentiel : la dette doit pouvoir être vendue par ses acheteurs. Il est donc très important que le marché secondaire soit actif. Or, depuis un ou deux ans, la liquidité du marché se restreint : les acteurs principaux sont beaucoup moins présents, car la régulation financière des marchés désincite les banques, les fonds de pensions et les compagnies d'assurances à intervenir sur ces marchés secondaires. Les spécialistes en valeurs du Trésor (SVT) sont des banques, et sont moins à l'aise pour intervenir. Ces marchés sont donc moins profonds, et de plus en plus volatiles en cas de forte demande ou d'offre de titres.

Nous posons aussi des questions sur la soutenabilité de la dette de certains pays européens – vous savez qu'elle dépasse parfois 100 % du PIB – ou sur les problèmes qui naissent de la concentration des actifs souverains dans les portefeuilles bancaires. Certaines banques de certains pays détiennent en particulier d'importantes quantités de dette de leurs propres pays. C'est une facilité pour les gouvernements, qui savent pouvoir compter sur leurs banques, mais c'est une vulnérabilité pour celles-ci : il y a un risque de cercle vicieux, dans lequel les marchés pourraient commencer à se méfier de ces banques trop engagées vis-à-vis de leur propre pays, les gouvernements étant à leur tour obligés de les refinancer. C'est un phénomène que l'on observe dans certains pays du sud de l'Europe, mais aussi en Allemagne – mais ce dernier pays pose peu de problèmes de stabilité financière.

Quant aux questions que vous m'avez posées par écrit, l'une d'elles portait sur les risques d'instabilité des marchés si les taux demeurent très bas. C'est une excellente question. Comme les langues d'Ésope, les taux bas sont à la fois la meilleure et la pire des choses. Bien sûr, c'est d'abord une bonne chose : c'est une lapalissade de dire qu'ils rendent beaucoup moins coûteux le financement de notre dette. Celle-ci dépasse maintenant les 2 000 milliards, et constituerait une charge considérable si nous ne la financions pas comme nous le faisons aujourd'hui à des taux de 0,5 % ou 0,6 % sur dix ans, ce qui est tout à fait inouï. Mais des taux trop bas, pendant trop longtemps, peuvent dissuader les investisseurs d'acheter la dette publique et les inciter à aller chercher ailleurs des rendements plus élevés. Les hommes sont des hommes, et recherchent de meilleures opportunités, qui rapportent davantage, quitte à être plus risquées. Plus les taux baissent, plus le risque de désaffection augmente. Nul ne sait si cette période sera longue.

Dans cette mer agitée, l'AFT tient la barre de façon très ferme. L'agence veut maintenir la liquidité de la dette publique française et préserver le contact avec les acheteurs : ils entretiennent donc des relations très proches avec les SVT et avec l'ensemble des investisseurs. S'ils réussissent à instiller l'idée qu'ils ont une stratégie stable alors les investisseurs continueront de leur faire confiance. Pour le moment, cela fonctionne bien. La stabilité de la stratégie d'émission de l'AFT contribue à la stabilité des marchés : les deux vont de pair.

Si les taux montent – c'est une autre lapalissade – la dette coûtera plus cher. La pression qui s'exercera pour que notre pays mène une réforme budgétaire et inverse la courbe de sa dette sera en conséquence plus forte. C'est un risque réel, mais qui ne touchera pas le stock de dette, puisque notre pays a la chance d'émettre à taux fixe.

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