Intervention de Pierre Ferracci

Réunion du 23 mars 2016 à 16h00
Mission d'information relative au paritarisme

Pierre Ferracci, président du Groupe Alpha :

Je vais commencer par la troisième question, qui rebondit sur celle que le président a posée concernant le dialogue territorial.

Comme vous, je pense que les organismes paritaires sont plutôt bien gérés. Les présidences tournantes peuvent parfois donner l'impression que la continuité n'est pas forcément assurée alors qu'elle l'est, grâce à l'existence d'appareils de qualité.

Si la gestion est de bonne qualité, on peut sans doute regretter un manque d'innovation sur le plan stratégique : ces organismes éprouvent souvent des difficultés à prendre des décisions, ce qui peut conduire à rester dans un consensus mou. La formation illustre bien ce défaut fondamental. Même s'il y a toujours un accident ici ou là, il n'y a pas eu de dérapage de gestion comme on peut en voir parfois dans les entreprises. En tout cas, ce n'est pas aussi frappant que certains veulent bien le dire, même si les critiques sur la formation reviennent assez régulièrement tel un marronnier.

Pour ma part, je pense que l'absence d'innovation stratégique est liée à la diversité des acteurs présents autour de la table, qui sont souvent en désaccord. Je vais en donner un exemple qui va dans le sens de la deuxième question que vous avez soulevée. Au début des années 2000, avant la fusion de l'ANPE et des Assédic, l'Unédic a essayé de mêler indemnisation et accompagnement individuel, en faisant quelques efforts pour entrer dans le champ de l'accompagnement. L'expérience a été lancée mais elle n'a pas vraiment abouti parce que le mouvement syndical s'est coupé en deux et que le patronat n'était pas tout à fait homogène, lui non plus. Pourtant, c'était une voie prometteuse.

Il y a quelques années, avec M. Laurent Wauquiez, j'avais animé un groupe quadripartite – État, régions, patronat, syndicats – sur la formation professionnelle. Nous avions bien travaillé et nous avions préparé la négociation de 2009 qui, selon moi, avait accouché d'une souris parce que, comme je l'indiquais, c'est un secteur difficile à faire bouger. Cette difficulté ne tient pas seulement aux problèmes de financement que l'on invoque souvent, même s'ils existent et peuvent refréner un peu les ardeurs. En réalité, le souci est que la gouvernance à plusieurs, avec l'État et les régions, n'a pas été suffisamment pensée. À un moment donné, il faut avoir le courage de remettre chacun à sa place.

On peut être nombreux autour de la table pour élaborer la stratégie et pour en évaluer les résultats – chez nous, l'évaluation des politiques publiques a d'ailleurs toujours été lacunaire. Pour le reste, et notamment quand il s'agit de prendre des décisions un peu fortes, il faut un pilote dans l'avion. Les partenaires sociaux ont tendance à considérer qu'ils doivent être au gouvernail à chaque fois qu'ils financent quelque chose – et ils financent beaucoup de choses. Eh bien non, ce ne doit pas forcément être le cas. Nous payons tous des impôts et nous faisons confiance à l'État, en tout cas à ceux que nous élisons, pour nous représenter quand il s'agit d'en faire usage.

Prenons l'exemple de la formation des demandeurs d'emploi. Ne craignez rien, je ne vais pas évacuer votre question sur le service public de l'accompagnement pour demandeurs d'emploi et actifs. Les partenaires sociaux ont toujours voulu se mêler de la formation des demandeurs d'emploi qu'ils financent notamment au travers du fonds paritaire. J'avais eu une discussion sur ce sujet avec Laurent Wauquiez, à cette époque où il n'aimait pas trop les régions. Il préférait l'État, peut-être a-t-il changé d'avis ? Un fonds paritaire, avec l'État et les partenaires sociaux, avait été créé pour financer la formation des demandeurs d'emploi. Les régions avaient alors, et depuis déjà quelques années, des prérogatives essentielles en matière de formation des demandeurs d'emploi. Que s'est-il passé ? Sur le terrain, se sont bâtis des fonds paritaires régionaux où les régions et les partenaires sociaux, fort heureusement, ont discuté et se sont mis d'accord. L'ennui est que le processus a pris beaucoup de temps et que le fonds paritaire de sécurisation des parcours professionnels est resté, pendant très longtemps, éloigné des régions.

Actuellement, les régions jouent un rôle, donnent un avis, sont entendues. Pour autant, et c'est à mon avis assez symptomatique, nous ne parvenons pas à trouver la gouvernance qui mette chacun à la bonne place. Le dispositif concernant les demandeurs d'emploi est sans doute trop complexe : les partenaires sociaux s'occupent de l'indemnisation au travers de l'Unédic ; l'État s'occupe de l'accompagnement via Pôle emploi, et les régions s'occupent de l'orientation et de la formation. La coordination est une bonne chose, et je trouve que beaucoup d'efforts ont été faits dans ce domaine ces derniers temps, mais peut-être faudrait-il aller un peu plus loin.

Cela m'amène à répondre à votre deuxième question, monsieur le rapporteur. Il y a quinze ans, j'étais partisan de réunir l'ANPE et l'AFPA pour former un grand service de l'accompagnement, de la formation et de l'orientation : un demandeur d'emploi étant confronté à un, deux ou trois de ces enjeux, il faut les traiter de façon cohérente. Cette réforme a été faite en Belgique, de façon plutôt efficace. Le problème, dans notre pays, c'est que les régions ont acquis des prérogatives en matière de formation des demandeurs d'emploi. D'autre part, la gouvernance de l'AFPA a été un peu improbable pendant quelques années et l'est encore aujourd'hui : l'État s'est désengagé, sans que les régions prennent le relais – elles ont acquis des compétences en matière de formation, mais n'ont pas le pouvoir de gérer l'AFPA de façon décentralisée ; quant aux partenaires sociaux, ils sont présents dans la gouvernance, mais ne pèsent pas forcément très lourd.

Est-il possible aujourd'hui d'aller vers le modèle que vous avez évoqué, monsieur le rapporteur, c'est-à-dire de demander à Pôle emploi de s'occuper aussi de la formation des actifs – cet objectif figurait d'ailleurs dans la loi de 2008 ? Selon moi, c'est en effet ce qu'il faut faire. La force des pays scandinaves, c'est précisément de s'occuper par anticipation de la formation des actifs potentiellement menacés par des restructurations ou des mutations importantes. En France, nous n'y arrivons pas, notamment parce que Pôle emploi a été submergé par les demandeurs d'emploi et n'a pas eu les moyens de s'atteler correctement à la réalisation de cet objectif. En tout cas, c'est une question à creuser.

Cela impliquerait de faire un peu de ménage dans les prérogatives des différents acteurs. On ne peut pas se contenter d'affirmer : « Je suis légitime et je dois participer au pilotage parce que je finance. » Ainsi que le disait Jacques Delors à une époque, lorsqu'il y a plusieurs pilotes dans l'avion, c'est comme s'il n'y en avait aucun, notamment en cas de crise. À un moment donné, à l'AFPA, on a demandé à tous les partenaires de poids – les partenaires sociaux, les régions et l'État – de sortir du conseil d'administration et de siéger dans un conseil d'orientation stratégique. On a alors nommé au conseil d'administration des personnalités qualifiées – d'ailleurs de qualité, mais tel n'était pas le problème. Dans ces conditions, dès que l'AFPA a rencontré des difficultés financières lourdes, le conseil d'administration s'est trouvé démuni, et on a fait appel à l'État. Selon moi, cet épisode est symptomatique des déshérences de la gouvernance et de la difficulté à trouver un bon équilibre entre les partenaires sociaux, les régions et l'État.

Le CPA est une idée très généreuse, mais il faut lui donner de la chair pour en faire un bon instrument. Actuellement, il est prévu qu'il inclue le compte personnel de formation (CPF), le compte personnel de prévention de la pénibilité – qui ne concerne qu'une minorité de salariés –, et quelques autres éléments positifs, notamment en faveur des jeunes, qui ont été ajoutés au cours des discussions récentes. Cependant, il faudrait penser le CPA comme un instrument utilisable tout au long de la vie, de la sortie du système éducatif jusqu'à la retraite, et le doter de droits intéressants.

À cet égard, il faut éviter, selon moi, un écueil qui a tué le droit individuel à la formation (DIF) et pourrait tuer le CPA si on n'y prend garde : donner les mêmes droits à tout le monde, du président-directeur général salarié à l'ouvrier le moins qualifié qui a besoin d'améliorer sa qualification et de transformer sa vie professionnelle. On a l'habitude de procéder de la sorte en France, cédant à un égalitarisme ambiant qui est parfois le contraire de l'égalité républicaine. Au bout d'une dizaine d'années, on s'est aperçu que le DIF n'avait touché qu'une minorité de salariés, et pas nécessairement ceux qui en avaient le plus besoin.

Il faudra donc faire l'effort de définir des priorités pour le CPA, comme on l'a fait pour le CPF. À défaut, les entreprises ne pourront pas le financer et le dispositif ne sera pas juste. Les 150 000 jeunes qui sortent chaque année du système éducatif sans qualification ont besoin d'être davantage aidés que ceux qui ont un niveau bac + 4 ou bac + 5, bagage qui fait que leur taux de chômage est moins élevé. Pour que les droits universels de ce type montrent leur efficacité, il faut faire des choix sélectifs en donnant plus de moyens à ceux qui en ont le plus besoin, ce qui demande un peu de courage politique au départ, tant de la part des partenaires sociaux que du Gouvernement et du Parlement.

Quant à la détermination des règles communes, c'est un vaste sujet. Aujourd'hui, nous constatons que le salariat est en train d'éclater, qu'il existe de multiples façons d'être actif, que la mobilité augmente, que l'on travaille de plus en plus sur plusieurs terrains à la fois. Ce n'est pas nécessairement synonyme d'anarchie et de revenus qui ne suivent pas : cela peut aussi être vécu positivement, notamment par les jeunes qui peuvent y trouver un intérêt. Néanmoins, le développement du portage salarial et de l'auto-entrepreneuriat correspond moins souvent à des créations d'entreprises qu'à une manière pour certains grands groupes ou grosses PME de dépasser le contrat de travail et le statut de salarié : il ne faut pas « s'inventer » des créateurs là où il n'y en a pas. Le statut d'auto-entrepreneur est notamment très utilisé à l'occasion du départ en retraite de certains salariés. Il faut repenser le CPA à la lumière de cet éclatement du salariat et du statut des actifs. Selon moi, nous sommes encore loin du compte à cet égard.

J'ai moins de craintes que vous en ce qui concerne les accords collectifs signés par des syndicats représentant plus de 50 % des salariés, car je pense que les syndicats seront responsables et ne remettront pas en cause des droits individuels importants et structurants au travers d'un tel accord, même s'ils négocient parfois le pistolet sur la tempe. En revanche, je suis plus critique quant à l'idée de valider par référendum des accords d'entreprise signés par des syndicats représentant au moins 30 % des salariés. C'est, là encore, une question de méthode et de conjoncture : le référendum peut être un excellent outil pour les syndicats, leur permettant notamment de sonder les salariés à une distance relativement éloignée de l'élection précédente ou suivante, mais il peut aussi être utilisé par les dirigeants d'entreprise pour contourner les syndicats lorsque le rapport de forces est déséquilibré. On l'a vu chez Smart, où les deux syndicats majoritaires, la CGT et la CFDT, ont été mis en minorité par un référendum – mais à la deuxième ou troisième sollicitation, la pression exercée était sans doute un peu excessive.

Je reviens aux questions de méthode. Selon moi, ces derniers temps, il aurait fallu promouvoir la mobilité de façon un peu plus positive. On a dit aux salariés : « Il sera plus facile de rompre votre contrat de travail et de licencier, mais, en contrepartie, on embauchera plus facilement. » C'est un discours que les dirigeants d'entreprise – pas tous, d'ailleurs – peuvent entendre. Mais, lorsque l'on dit au salarié que son contrat va être rompu plus facilement et qu'il devra être plus mobile, il faut mieux l'accompagner et mieux le former, avec beaucoup d'anticipation, et non pas seulement au dernier moment, lorsqu'il y a urgence, que la maison brûle et qu'il est angoissé à l'idée de se retrouver sur le marché du travail. Quand on prend des mesures rudes, cela a du sens de faire de la conduite du changement.

À cet égard, je cite souvent l'exemple de la Finlande : lorsque les Finlandais ont pris la décision de reporter de deux ans l'âge de la retraite, ils ont demandé aux partenaires sociaux de travailler de façon expérimentale, pendant cinq ans, sur l'amélioration des conditions de travail des seniors. Le message implicite était le suivant : « On va vous demander de travailler deux ans de plus, mais on va aménager vos conditions de travail. » Les partenaires sociaux ont conclu des accords très intéressants au niveau de la branche ou de l'entreprise. Aussi, lorsque le report de l'âge de la retraite a été voté – on peut y être favorable ou opposé –, la sécurisation des salariés seniors était au rendez-vous.

Dans les discussions qui nous occupent aujourd'hui, je regrette que le débat sur la sécurisation – vous avez parlé de « sécurité sociale professionnelle », monsieur le rapporteur – n'ait pas été mené suffisamment en amont, ni de façon suffisamment vigoureuse. Ce débat renvoie à de nombreuses questions : l'efficacité de Pôle emploi, celle du système de formation, la qualité du dialogue social et la capacité des acteurs à anticiper. Les vertus des systèmes scandinaves sont connues : la confiance entre les acteurs étant plus grande, on voit venir les problèmes de loin et on les traite avant qu'il ne soit trop tard.

En France, le service public de l'emploi n'est pas le seul à ne pas intervenir suffisamment en amont : les restructurations – je suis bien placé pour le savoir – sont toujours traitées à la dernière minute. Il y a heureusement quelques groupes et parfois quelques grosses PME qui saisissent les organisations syndicales et traitent de façon anticipée les problèmes que va occasionner une restructuration, mais cette attitude reste encore très minoritaire. De ce point de vue, la loi relative à la sécurisation de l'emploi a eu le mérite pour certains, l'inconvénient pour d'autres, d'ouvrir deux voies : elle a permis soit d'anticiper les restructurations et les mutations, soit d'accélérer fortement dans la dernière ligne droite en facilitant les licenciements économiques grâce à des procédures un peu allégées. Beaucoup d'entreprises ont préféré jouer la deuxième partition plutôt que la première, qui est un peu plus lourde à mettre en oeuvre et implique qu'il y ait un équilibre des forces et que les partenaires sociaux se prêtent au jeu. Certaines se sont néanmoins saisies de cette possibilité.

Sans entrer dans le débat actuel sur la lecture que l'on peut faire du chômage, qui a opposé deux écoles de pensée économique, je suis de ceux qui pensent que l'on a un peu exagéré l'importance des mesures facilitant la rupture du contrat de travail pour résorber le chômage. Les procédures de licenciement collectif au Danemark et en Allemagne ne sont pas plus légères que chez nous. Au Danemark, pendant très longtemps, la durée d'indemnisation a été de quatre ans, c'est-à-dire le double de chez nous, et cela n'empêchait pas les chômeurs danois de retrouver un emploi bien avant la fin de cette durée. Si les choses se passent mieux au Danemark et en Allemagne, c'est avant tout une question de rapports de confiance, de qualité du dialogue social, de force de la négociation collective.

En France, on ne fait pas toujours les efforts nécessaires, car cela prend du temps – au début de ce quinquennat, peut-être aurait-on dû prendre un peu plus de temps afin d'éviter l'éclatement de la partie syndicale et, peut-être aussi, celui de la partie patronale. Compte tenu de l'urgence de la crise et de la situation du chômage, on va à ce qu'on croit être l'essentiel, à savoir la déréglementation et l'allégement des procédures de rupture du contrat de travail. Selon moi, on se trompe un peu, non pas en le faisant, mais en attribuant à ces mesures une portée qu'elles n'ont pas toujours en matière de lutte contre le chômage. Ce faisant, on déstabilise le corps social, alors qu'il aurait fallu faire, en amont, un effort suffisant sur la sécurisation. D'où la situation un peu contrastée que nous connaissons aujourd'hui, dont nous allons sortir par le haut, je l'espère, dans les semaines et les mois qui viennent.

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