Intervention de Bernard Foccroulle

Réunion du 6 avril 2016 à 9h00
Commission des affaires culturelles et de l'éducation

Bernard Foccroulle, directeur général du Festival d'art lyrique d'Aix-en-Provence :

Je suis très heureux d'être avec vous ce matin. Le Festival d'Aix-en-Provence, créé en 1948 alors que les festivals étaient en plein essor en France et en Europe, est une formidable histoire dont nous sommes les héritiers. C'est une fierté, mais c'est surtout du présent et de l'avenir dont je vous parlerai. À travers le cas de ce festival, auquel je suis très attaché, d'autres enjeux culturels, éducatifs et sociaux se font jour.

Comme l'a indiqué le président Bloche, le travail que nous avons mené pendant dix-huit mois porte sur l'avenir de l'opéra. Quel sera l'opéra du milieu du XXIe siècle ? Le monde se transformant à une vitesse accélérée, nous arriverons à cette échéance beaucoup plus vite que nous ne le pensons. Il nous importe de réfléchir sur le devenir de l'opéra et, plus globalement, sur la culture vivante et la création, pour tenter de mieux comprendre où nous en sommes et voir quelles sont les décisions à prendre à court et moyen terme pour être en mesure d'affronter aujourd'hui et demain ce monde en pleine mutation.

Nous nous sommes assignés quatre missions principales : la programmation artistique d'un festival et sa contribution à l'opéra, l'accessibilité du public et sa participation, la formation et l'insertion professionnelle, et enfin l'ancrage local du Festival et son développement international.

La première question pourrait sembler aller de soi, mais c'est loin d'être le cas. En situant la création au coeur du Festival d'Aix nous allons à rebours de l'évolution actuelle de beaucoup d'institutions culturelles dans le monde qui regardent plutôt le passé, s'intéressent au patrimoine et considèrent finalement la création comme une tâche subalterne qui permet – parfois – d'attirer un peu de presse. Je suis profondément convaincu du contraire. C'est seulement en axant notre action sur la création et à travers les choix de programmation que nous portons et des artistes que nous invitons que nous serons en mesure de donner sens à ce formidable répertoire qui nous précède de quatre siècles et qu'il nous appartient de relire et de questionner. Pour ce faire, il est essentiel que les artistes vivants, compositeurs et écrivains, les grands créateurs dans le domaine des arts plastiques, du théâtre, de la chorégraphie, de l'architecture ou du cinéma, puissent avoir au coeur de nos institutions une place de choix, et non pas une place marginale.

D'où l'importance des résidences d'artistes qui nous accompagnent, non pas sur six mois, mais sur plusieurs années. Je vois dans cette proximité avec les artistes vivants une condition pour que notre festival joue son rôle sur le plan de la création.

Il ne s'agit nullement de ne présenter que des créations d'opéras contemporains : cela n'aurait aucun sens et ne correspondrait pas à notre mission. Il s'agit néanmoins d'en présenter régulièrement, avec passion et motivation. Chaque année, nous présentons un ou deux grands opéras contemporains, la plupart du temps créés dans le cadre du Festival, parfois en association avec d'autres.

Surtout, qu'il s'agisse de présenter des oeuvres de Mozart, Haendel, Monteverdi ou Stravinsky par exemple, nous entendons faire appel à des artistes – chefs d'orchestre, metteurs en scène, chanteurs, plasticiens – qui sont à même aujourd'hui de nous proposer des lectures actuelles de ces oeuvres. Nous n'attendons pas d'eux qu'ils « modernisent » le répertoire mais qu'ils viennent relire un passé qu'ils ne cessent d'enrichir.

La dimension interculturelle, qui a été peu développée dans le monde de l'opéra jusqu'au XXe siècle compris, me semble devoir être impérativement encouragée aujourd'hui dans un contexte de mondialisation. Nos sociétés connaissent actuellement un changement économique et culturel profond, et nous avons tout intérêt à ce que le champ de l'opéra s'ouvre à toutes les cultures du monde, qu'il s'agisse de créateurs asiatiques, américains ou méditerranéens. Il me semble que nous sommes dans un moment historique où les cultures de la Méditerranée, notamment les cultures traditionnelles vivantes, sont à même de nourrir le développement de notre genre, même si l'opéra n'est pas une tradition de l'Afrique du Nord et du Moyen-Orient.

Le deuxième point qui me préoccupe tout autant que le premier est celui de la participation. Il n'est plus possible aujourd'hui d'envisager une institution culturelle qui se focaliserait sur la programmation, sans immédiatement s'intéresser à la question des publics auxquels ces programmes s'adressent. Quelle sera leur place au sein de notre Festival ? Comment élargir ce public ? Comment le diversifier socialement ? Comment le rajeunir ? Comment créer les chemins d'accès les plus divers pour que le plus grand nombre de spectateurs puissent participer aux spectacles que nous leur proposons et non pas seulement les « consommer » ?

Nous avons pour cela mis en oeuvre une tarification extrêmement diversifiée. Le prix des premières places est généralement très élevé, ce qui est nécessaire à notre équilibre financier. Mais nous proposons aussi des places à des tarifs accessibles, à partir de 30-50 euros, et des tarifs pour les jeunes à seulement 9 euros. Nous avons même récemment revu notre tarification à la baisse, même si on sait bien que le niveau des tarifs ne constitue pas l'obstacle premier : les obstacles culturels et les préjugés, notamment, sont autant de barrières sur lesquelles nous devons travailler.

C'est ce que nous faisons en développant nos activités sur le terrain de l'école, au collège, au lycée et à l'université. Il me semble essentiel aujourd'hui que le Festival et les paroles d'artistes soient entendus sur le terrain de l'Éducation nationale à tous les niveaux et que nous donnions aux jeunes, quelle que soit leur origine ou leur implantation territoriale, la possibilité de profiter des spectacles que nous leur proposons et de se les approprier. C'est ainsi que, chaque année, nous accueillons au festival quelque 3 000 jeunes qui bénéficient d'un cycle d'activités qui leur permettent d'assister, avant la fin du mois de juin, aux dernières répétitions des spectacles. En dix ans, nous n'avons pas eu un seul exemple de non-adhésion de ces jeunes à un art qui n'est pourtant pas le leur. Nous n'ignorons pas que l'opéra n'est pas la culture des jeunes aujourd'hui et qu'il n'est pas prêt de le devenir. Si nous réalisons, avec eux et leurs enseignants, un travail adapté, alors l'opéra peut constituer un genre qui leur parle à merveille, parce qu'il offre une multitude de portes d'entrée : la narration, le chant, l'aspect visuel, l'orchestre, les voix, etc. Cela permet à chacun de trouver son chemin et de s'enrichir en prenant du plaisir à cette rencontre.

Il n'y a bien sûr pas que les jeunes, il y a aussi le monde associatif. Nous travaillons de manière régulière avec une centaine d'associations sur le territoire d'Aix et Marseille et parvenons avec elles à inviter au Festival des personnes qui n'y viendraient pas spontanément.

Nous avons créé un festival de juin, Aix en Juin, sorte de prélude au Festival de juillet. Accessible gratuitement, il permet de réunir une vingtaine de milliers de personnes qui peuvent accéder à l'Académie comme aux répétitions. Ce festival permet d'offrir à un large public – d'Aix ou originaires d'autres communes du Pays d'Aix ou de Marseille, y compris dans les quartiers Nord –, la possibilité de rencontres qui sont parfois d'ailleurs les plus belles qui puissent advenir.

Le troisième point que je souhaiterais aborder est celui de la formation et de l'insertion professionnelle. Nous ne sommes pas un conservatoire mais nous avons une Académie qui, depuis 1998, n'a cessé de se développer. Elle accueille aujourd'hui plus de 200 jeunes artistes venus du monde entier, chanteurs, musiciens, instrumentistes – de musique de chambre comme d'orchestre. À ce propos, nous avons depuis quelques années repris la gestion de l'Orchestre des jeunes de la Méditerranée, institution particulièrement propice aux rencontres interculturelles à l'échelle de la Méditerranée. C'est un projet que nous avons mené en collaboration avec le London Symphony Orchestra, qui a développé une pratique d'intégration et de participation. L'Académie a profondément transformé le Festival. Ces jeunes artistes constituent aussi un public et des talents que nous retrouvons régulièrement sur scène et qui, pour certains, participeront de façon pérenne aux productions du Festival.

Le quatrième point auquel j'attache une importance particulière traite de deux priorités qui pourraient être considérées comme contradictoires : l'ancrage territorial et le développement international. À l'image d'un arbre dont la profondeur des racines lui permet de grandir davantage, l'ancrage territorial et la dimension internationale se complètent.

Pour ancrer un festival dans son territoire, plusieurs objectifs peuvent être poursuivis : se rapprocher du monde éducatif, du monde social ou du monde économique, pour lequel nous avons créé un club qui rassemble une trentaine de petites et moyennes entreprises de la région. Le maillage culturel territorial, très fort dans ce paysage provençal, est également primordial, car un festival doit être tout sauf une citadelle. Ce doit être un lieu qui vit d'échanges, notamment avec de petites compagnies, souvent plus dynamiques aux plans numérique, social ou culturel. Nous avons tout à gagner à renforcer de tels partenariats.

Le Festival a connu trois phases dans son développement international, qui ne se suivent pas mais se cumulent. La première étape a consisté à inviter des artistes du monde entier, voire à accueillir un public venu de toute l'Europe, de l'Amérique et même d'au-delà. Puis, en 1998, lorsque M. Stéphane Lissner a pris la direction du Festival, a été lancée une politique très ambitieuse fondée sur des coproductions et sur l'organisation de tournées à travers toute l'Europe. Nous avons perpétué cette politique, tant les coproductions sont aujourd'hui indispensables à l'équilibre financier du Festival. Sans ces coproductions, avec des partenaires prestigieux ou plus modestes, le Festival n'aurait pas pu atteindre son niveau actuel. La troisième phase, qui s'est ouverte très récemment, repose sur la sollicitation croissante, par des pays du monde entier, notamment les pays émergents, des productions du Festival mais aussi de l'identité spécifique que nous avons développée.

Nous avons ainsi très récemment signé un partenariat avec Pékin, pour une période de cinq ans, qui permettra de présenter tous les ans en octobre une production du Festival dans le cadre du très important Festival de Pékin, tourné vers l'avenir et particulièrement innovant. Nous avons également été invités par le Bolchoï pour monter à Moscou, à partir de 2017, un petit festival d'Aix-en-Provence tous les deux ans. Nous sommes également présents au théâtre national du Bahreïn, dans le Golfe, où nous espérons d'ailleurs conclure d'autres partenariats avec les institutions culturelles qui y émergent actuellement. Nous collaborons bien sûr avec les pays d'Amérique du Nord et avons des projets en cours en Amérique latine, notamment au Mexique, en Argentine et au Brésil. Les instituts français nous accompagnent également en organisant, dans plusieurs dizaines de villes dans le monde, des projections gratuites sur grand écran, ce qui constitue souvent un prélude à une coopération approfondie avec les acteurs et institutions culturels des pays en question.

De façon générale, la « marque » du Festival s'est largement renforcée au plan international. Pour autant, si la reconnaissance internationale du Festival apporte des moyens nouveaux, elle exige aussi de notre part un travail considérable. Nous avons aujourd'hui davantage de représentations des productions du Festival en dehors de la période du Festival lui-même, c'est-à-dire en juillet, que pendant ce dernier, et ce nombre va d'ailleurs croissant.

Voici les quatre missions principales que nous nous sommes fixées, en plus des missions d'accompagnement que nous avons identifiées, notamment dans le domaine du numérique. Nous nous emparons de cette véritable révolution par le biais d'une multitude de partenariats – les territoires aixois et marseillais étant particulièrement riches sur ce plan, avec, par exemple, la French Tech Culture –, par la diffusion de webdocs et l'organisation de projections. Ce sont ainsi, chaque année, vingt-cinq villes du territoire de la région Provence-Alpes-Côte d'Azur qui nous accompagnent dans ces projections – toujours gratuites, j'y insiste. Très loin du modèle nord-américain développé par le Metropolitan Opera – qui projette ses productions dans des salles de cinémas pour des prix relativement élevés, allant au-delà de trente euros –, nous considérons en effet qu'une projection en plein air ou dans une salle de cinéma doit être l'occasion d'un premier contact avec l'opéra, mais qu'elle ne saurait remplacer l'expérience de l'oeuvre vivante. Nous construisons progressivement des passerelles entre ces projections et la vie même de l'opéra, le but étant que le plus grand nombre des personnes ayant assisté à une projection participent, par la suite, au Festival lui-même.

La communication autour du Festival constitue évidemment un enjeu important. Eu égard aux contraintes budgétaires très fortes qui pèsent sur nous, il nous appartient d'être créatifs pour développer l'image du Festival sans toutefois recourir à une forme coûteuse de publicité.

Enfin, nous avons souhaité placer le Festival sous le signe du développement durable, qui s'exprime dans sa dimension écologique – nous sommes d'ailleurs devenus une institution culturelle de référence sur ce point – mais également dans sa dimension financière et sociale. La pérennisation des ressources financières est une nécessité compte tenu de la part de la contribution publique au Festival, qui représente le tiers d'un budget de 22 à 23 millions d'euros. Nous avons développé le mécénat, qui contribue à hauteur de 4,3 millions d'euros au budget du Festival, soit plus que la subvention de l'État. Une équipe de huit à neuf personnes travaille toute l'année à son développement, en France comme à l'étranger.

La pérennisation des ressources humaines constitue, à mon sens, le principal enjeu. Ce qui donne son âme et son identité au Festival, ce sont les personnes qui y travaillent, en contrats à durée déterminée ou indéterminée, le plus souvent sous le statut d'intermittents. Du reste, je tiens à faire part de notre inquiétude quant à la renégociation en cours de la convention d'assurance chômage et des annexes 8 et 10, et aux objectifs d'économies démesurés qui sont affichés. Je souhaite dire l'importance pour le secteur culturel d'établir des conditions de travail durables, qui permettent aujourd'hui à plusieurs centaines de personnes de vivre principalement de l'organisation du Festival.

Une étude conduite il y a trois ans sur l'impact économique du Festival a fait apparaître que ce dernier génère environ 65 millions d'euros par an, ce qui signifie qu'un euro public investi dans le Festival produit dix euros de retombées économiques. L'intérêt du Festival est ailleurs, mais je tenais à rappeler que le monde culturel, et les festivals en particulier, sont un facteur de développement économique et de stabilisation de l'emploi.

Pour conclure, je souhaite rappeler l'importance de la relation avec l'Éducation nationale. Il y a encore beaucoup à faire dans ce domaine ; aucun des grands enjeux sociaux et sociétaux de notre temps ne pourra trouver de réponse sans une coopération plus poussée entre le monde éducatif et le monde culturel. Beaucoup d'initiatives réjouissantes émergent, mais nous sommes loin, en France et en Europe, d'avoir atteint l'objectif de démocratisation que des sociétés comme la nôtre doivent se fixer.

En ce qui concerne les territoires, il faut créer davantage de liens entre les différentes institutions culturelles, qu'elles interviennent dans le domaine des arts plastiques, de la création numérique, des arts de la rue, de la musique, de la danse ou encore du cirque ; c'est en mettant en place, au niveau local, des clusters de forces vives que nous parviendrons à irriguer en profondeur les territoires urbains et ruraux.

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