Je vous remercie de la qualité et de la diversité de vos interventions. Je répondrai globalement à vos questionnements en évoquant successivement les questions des publics, des amateurs, des jeunes professionnels, des limites à la liberté d'expression, des financements et des partenariats.
En ce qui concerne les publics, nous disposons d'instruments permettant de suivre l'évolution de la sociologie de nos spectateurs mais ce sujet reste complexe car les choses évoluent. Le public du Festival d'Aix ne se résume pas aux 70 % de spectateurs qui achètent des places : sur un public de 85 000 spectateurs, environ 25 000 personnes viennent participer à une activité gratuite. Les collégiens et lycéens qui viennent assister à des générales sont un public d'aujourd'hui, spontané, pas uniquement le public de demain. Pour les artistes, ces rencontres font partie des moments les plus intenses du Festival. Mais il peut s'agir également d'adultes : d'une manière générale, l'accueil de ces primo-spectateurs reste fondamental car nous nous enrichissons mutuellement, mais aussi parce que leur rapport à l'oeuvre d'art est émotionnellement supérieur à celui du public cultivé, car c'est la découverte d'une nouvelle expérience.
Il n'y a pas la même proportion des spectateurs locaux et internationaux parmi les spectateurs achetant des places : ce sont les étrangers qui achètent les places les plus chères, les spectateurs locaux sont quant à eux les premiers à acheter les places moins chères. Notre public comprend schématiquement trois segments : un petit tiers prêt à acheter des places chères voire très chères ; un gros tiers va acheter des places à moins de 55 euros ; un tiers vient participer à des activités gratuites.
J'ai la nostalgie des grands théâtres grecs, pouvant accueillir toute la population d'une cité. Cela n'est plus possible pour l'art lyrique mais je souhaiterais que l'on retrouve dans nos salles la diversité sociologique de nos territoires, reflétant la composition sociale et en matière d'âge de la population.
En ce qui concerne la participation des amateurs, nous avons toujours été attentifs à rémunérer comme il se doit ceux qui interviennent dans des conditions professionnelles. Mais il y a des activités artistiques de nature différente dans lesquelles il n'y a plus de séparation absolue entre projets professionnels et amateur. Ainsi, la création du Monstre du Labyrinthe de Jonathan Dove comportait des musiciens du London Symphony Orchestra et de l'Orchestre de la Méditerranée mais aussi trois cents chanteurs amateurs, pour lesquels la pièce a été créée. Les tarifs des places ont été fixés à un niveau symbolique. Il ne s'agit pas pour des amateurs de prendre la place de professionnels, mais de ne pas être cantonnés dans un rôle de spectateurs passifs : de plus en plus d'artistes créent pour des amateurs car leurs oeuvres en sont transformées. Cette expérience a été également une expérience transformatrice pour ces amateurs, pour lequel nous avons d'autres formes de reconnaissance, mais nous n'avions pas à les rémunérer. Sans porter atteinte au principe fondamental de présomption du salariat, il faut nous ménager la possibilité de développer des pratiques qui vont impliquer les amateurs.
Au contraire, notre Académie n'a pas vocation à former des amateurs, mais à favoriser l'insertion professionnelle des artistes professionnels déjà formés. Beaucoup de jeunes chanteurs ont acquis à Aix une reconnaissance internationale. L'Académie a également un rôle pour développer une action locale nationale et internationale sur d'autres modèles de production lyrique. L'art lyrique est un art très coûteux : des productions de petites formes lyriques peuvent être emportées en tournées, comme l'Enfant et les Sortilèges de Maurice Ravel présenté au Maroc il y a trois ans. Il y a la possibilité de sortir ainsi des sentiers battus et de faire découvrir l'art lyrique à de nouveaux publics par d'autres créations que des opéras.
L'Académie explore ainsi de nouveaux modèles économiques innovants, en France et ailleurs. Aux États-Unis, de petites compagnies prennent le relais des grandes institutions culturelles, en se montrant plus aventureuses.
La question de M. Christian Kert relatif à un festival mozartien pose la question des liens avec un patrimoine et une histoire. Je n'imagine pas le Festival d'Aix sans Mozart. Chaque année, une session de l'Académie permet à de jeunes chanteurs de travailler le style mozartien dans un lieu qui a une forte identité mozartienne. Mais ce ne sont pas les productions mozartiennes qui vont ensuite voyager le plus : cette année, les deux productions importantes du Festival présentées à New York sont Written On Skin de George Benjamin, créé en 2012 et présenté au Lincoln Center, et Elektra de Richard Strauss dans la production de Patrice Chéreau de 2013, présenté demain au Metropolitan Opera. Le Cosi Fan Tutte que nous produisons cette année sera présenté l'année prochaine à New York mais je vous confirme qu'il existe un réel intérêt pour la création dans des sentiers moins rebattus !
En ce qui concerne la question des limites à la liberté d'expression, je n'ai pas de réponse de principe. Chaque interprétation va remettre l'oeuvre en mouvement : des productions qui ont pu choquer par le passé, comme la mise en scène du Ring par Patrice Chéreau à Bayreuth en 1976, sont aujourd'hui considérées comme des classiques. Beaucoup de chefs-d'oeuvre ont commencé par faire scandale, comme Carmen ou Traviata, mais la provocation et le scandale ne sont pas des valeurs en soi, et je ne suis pas intéressé de collaborer avec des artistes qui la valorisent pour le principe, ce qui représente en fait un nouvel académisme. Il reste toutefois difficile de prévoir si son point de vue sera pertinent. La spécificité de notre période, marquée par la violence et la montée du radicalisme, est que des images sorties de leur contexte peuvent circuler et raconter d'autres histoires que celle voulue : une interprétation totalement légitime d'un artiste sera-t-elle assimilable par de nouveaux publics ? Je n'ai pas de réponse tranchée. Être responsable d'un festival, ce n'est pas intervenir dans les créations des metteurs en scène et des artistes autrement que par la discussion. Pourtant, l'été dernier, j'ai dû pour la première fois faire acte d'autorité pour éviter que des têtes décapitées soient représentées à l'Archevêché, avec tous les malentendus, débordements et hostilités que cela aurait pu entraîner. Penser que la liberté d'expression est une valeur absolue est une erreur. Mais il n'y a pas de règle générale : il faut inventer des solutions nouvelles pour chaque création.
En ce qui concerne les questions financières, nous sommes inquiets de voir les réductions de dotations des pouvoirs publics. Si nous pouvons comprendre les raisons, les dommages sont sans doute plus dramatiques que les économies ainsi réalisées. S'il existe des gaspillages et des restructurations à envisager, des prises de risques, je suis inquiet pour l'art lyrique en général. Le mécénat culturel atteint un plafond : les entreprises dirigent désormais davantage leurs opérations vers la santé, le social ou l'environnement et moins vers la culture. Il existe cependant de nouvelles possibilités de progression en sollicitant les grands donateurs.
En ce qui concerne plus spécifiquement le Festival d'Aix, le mécénat n'est pas en crise : il a doublé en moins de dix ans et nous avons des projets pour le faire encore progresser. Il serait néanmoins très dangereux de penser que comme le mécénat progresse, les pouvoirs publics devraient moins participer. Je pense que c'est l'exact inverse qui devrait se passer, et il faudrait voir dans quelle mesure ces pouvoirs publics peuvent davantage investir dans les missions de service public. Le mécénat n'est là que pour apporter une valeur ajoutée et nous permettre d'être plus innovants ou de prendre certains risques. Mais le mécénat ne doit pas en Europe se substituer à l'action des pouvoirs publics.
Je suis préoccupé par le fait que dans le monde culturel il y ait des entreprises florissantes et d'autres, plus nombreuses, qui le sont moins, et qui pour certaines sont proches de la fermeture. Avoir une vie culturelle la plus vivante et la plus large possible dépend également des partenariats, qu'ils soient conclus à l'échelle régionale ou internationale. Nous n'arriverons à atteindre nos objectifs avec efficacité que si nous unissons nos forces. Il y a ainsi un grand travail à faire dans le rapport entre la culture et l'Éducation nationale et l'université. Nous avons une mission dans la sphère culturelle qui nous oblige à davantage mutualiser nos forces pour être efficaces sur les territoires que nous occupons.
Concernant notre possible adossement à une structure permanente, je ne crois pas, en revanche, qu'il soit nécessaire de créer un tel partenariat. Il est possible d'en faire de très efficaces sans pour autant s'inféoder l'un à l'autre. Je pense que l'intérêt du Festival, et ce qui intéresse le public international, c'est qu'il y ait une grande liberté de programmation. La diversité de nos artistes est également majeure. Cette année, par exemple, nous recevrons les choeurs du Cap en Afrique du Sud. Il s'agit de l'un des meilleurs choeurs au monde, et je suis ravi de pouvoir les compter pour la première fois dans notre programmation.
Je terminerai par la dimension internationale. Dans les partenariats que nous contractons, nous sommes très attentifs à ne pas perdre d'argent. Celui que nous avons signé avec le Festival de Pékin est par exemple très équilibré. Nous avons pu, lors d'une tournée des Noces de Figaro au Bahreïn, susciter quelque 3 000 heures de travail pour des intermittents français.
Nous n'avons pas trouvé la panacée, aucune de ces pistes n'est à elle seule une solution à tous nos problèmes. La clé du succès réside dans une vision globale, ainsi que dans l'équilibrage des risques financiers. Il faudra faire en sorte de s'appuyer sur les nouvelles technologies et le numérique. Enfin, je regrette qu'au cours de son histoire, le Festival ait longtemps tourné le dos à la Méditerranée. Il est grand temps de reprendre contact avec ce monde. Dans l'orchestre des jeunes de la Méditerranée, qui comprend des musiciens de tous les pays du bassin méditerranéen, à l'exclusion de la Libye et de la Syrie, nous trouvons des attentes au moins aussi importantes que celles qui existent dans le sud de l'Europe. Nous commettrions, selon moi, une erreur fondamentale de ne pas y prêter attention.