Le principal intérêt de cette comparaison avec l'Afghanistan est d'identifier un certain nombre de leçons qu'il faut tirer du fiasco de l'intervention occidentale dans ce pays.
La première leçon est que dans les pays en crise, la priorité pour la population est la sécurité, qui ne peut pas être restaurée grâce à la seule présence des forces militaires étrangères, très vite perçues comme des forces d'occupation. Dès 2005, j'ai vu des Afghans cracher sur les pas des patrouilles américaines pour montrer leur mépris, alors même que les Américains avaient été accueillis en sauveurs en 2001 par des populations excédées par les agissements des Talibans. Il importe par conséquent de reconstruire le système régalien de ces pays : armée, gendarmerie, administration territoriale, justice. Or les principales agences internationales d'aide considèrent que ce n'est pas de leur ressort. Certaines n'ont même pas le droit de s'occuper de cela. L'Union européenne qui essaie de bricoler – et j'insiste sur ce terme – se révèle inexpérimentée et bien maladroite en ce domaine. Il faut reconnaître que ce sont les bilatéraux qui ont le plus de savoir-faire pour cela, à condition qu'ils s'en donnent les moyens, ce qui renvoie au problème des arbitrages budgétaires.
Vous me direz peut-être qu'en Afghanistan, entre l'armée et la police, il y a aujourd'hui 350 000 Afghans sous les armes et que des forces de sécurité afghanes se sont donc bien construites. Mais jusqu'en 2009 et l'arrivée du général Petraeus, elles sont restées ridiculement faibles : l'armée avait en effet été arbitrairement limitée à 30 000 hommes, effectif correspondant à ce que les Américains pensaient que le budget afghan pourrait supporter une fois tous les talibans tués … par les forces américaines… .
En fait, jusqu'à 2009 la priorité n'a pas été donnée à la reconstruction de l'armée et des institutions régaliennes car l'USAID (United States Agency for International Development)) considérait que ce n'était pas de sa responsabilité d'institution d'aide et le Pentagone n'avait pas de budget à y consacrer. Il a fallu, en 2009, que le général Petraeus tape du poing sur la table pour faire valoir qu'il était de loin préférable de reconstruire une armée nationale afghane plutôt que de continuer à envoyer des marines. Sept années ont ainsi été perdues, et ce retard s'est avéré non rattrapable. À dominante désormais tadjike, l'armée afghane est aussi perdue que l'armée américaine dans les zones pachtounes et souffre d'un encadrement et d'un niveau d'équipement tout à fait insuffisants. Quant à la police, c'est l'exemple même de ce qu'une coopération mal conçue fondée seulement sur la formation et des fournitures de matériel sans prendre en compte la gouvernance de l'institution peut achever. La police afghane fait aujourd'hui comme il y a 12 ans, partie des grandes institutions mafieuses du pays.
Vous vous demanderez peut-être pourquoi le contribuable européen devrait contribuer au rétablissement de l'armée et du système régalien dans les pays du Sahel. Je vois trois raisons qui le justifient. En tant qu'économiste, je considère que la sécurité dans les environ 5 millions de kilomètres carrés que représentent le Sahara et le Sahel constitue un bien public mondial, tout comme son absence, à l'inverse, constitue un mal public mondial. Il n'est pas possible de demander à des pays très pauvres à base fiscale extrêmement étroite de régler de tels problèmes. Il faudra, d'une manière ou d'une autre, mutualiser les dépenses correspondantes et accepter de financer les dépenses sécuritaires.
Deuxièmement, cela coûterait infiniment moins cher que d'envoyer nos propres troupes. Je rappelle que le coût d'un G.I. en Afghanistan s'élevait à 1 million de dollars par an contre une somme négligeable pour un soldat tadjik. Combien coutent nos opérations extérieures au Sahel et que couteraient en comparaison la formation, l'équipement et le financement d'une dizaine de bataillons sahéliens ? Le coût de la formation, de l'équipement en matériel d'occasion reconditionné correctement, et du fonctionnement d'un bataillon au Niger est de l'ordre de 15 millions de dollars par an. Quel est le cout du déploiement d'un bataillon français au Mali ? Je rappelle par ailleurs que le XIème FED est de 30 milliards d'euros…
Troisièmement, je vous dirai franchement qu'il n'y a pas d'autre solution pour régler le problème.
J'en viens à la deuxième leçon que l'on peut tirer du cas afghan. Pour des raisons systémiques, les agences d'aide internationale ne savent pas travailler dans des pays déstructurés et sous-équipés. Elles ont été conditionnées pour travailler dans des pays relativement bien structurés et sont soumises dans les pays fragiles à des contraintes terribles qui les poussent à commettre ce que j'appelle les sept péchés capitaux. Je ne les détaillerai pas ici, je vous renvoie à mon dernier livre, je m'attarderai seulement sur le désordre dans leurs interventions et sur l'inadéquation de leur priorités d'intervention.
Quelques mots sur le désordre : La communauté internationale des donateurs travaille au Sahel comme elle travaillait en Afghanistan : sans aucune stratégie globale. Aujourd'hui au Sahel seize organismes internationaux ont conçu seize stratégies différentes qui guident leur action, or ces stratégies, qui ne recouvrent même pas les mêmes entités géographiques reposent évidemment sur des approches différentes. Juste à Bruxelles, cinq personnes se considèrent comme étant les détenteurs de l'autorité des institutions européennes sur le Sahel. Autrement dit, c'est le bazar.
Aussi grave, les priorités de ces organisations ne sont pas adaptées. Je vous donnerai un exemple. Tout le monde est d'accord pour financer des écoles pour les filles – qui ne le serait pas ? Mais personne ne veut financer les prisons, ni les gendarmes, ni les juges. Or si on ne finance ni gendarmes, ni juges ni prisons, les filles ne pourront pas aller à l'école. Si l'on veut éduquer les jeunes filles, il faut aussi s'occuper des institutions régaliennes !
Autre exemple : Pour commencer à stabiliser ce type de situation, il faut comme on vient de le voir s'occuper de la reconstruction de l'État, mais aussi mettre l'accent sur la création urgente d'emplois – d'où l'importance que j'accorde au secteur rural qui emploie 70 % à 80 % de la population –. Il faut aussi former les jeunes aux métiers techniques de base du bâtiment et de la mécanique pour que, quand ils émigrent, ils fassent autre chose qu'un travail de balayeur. Enfin, il faut aussi s'attaquer au problème de la transition démographique.
J'ai repris les chiffres de l'aide internationale en Afghanistan de 2002 à 2007. Pourquoi ces dates ? Parce qu'au-delà de 2007, l'insécurité et le désordre étaient tels qu'il était impossible de travailler correctement. Alors que 80 % de la population était alors rurale, le développement agricole n'a reçu que 5 % de l'aide internationale dans cette période. Or que constate t- on aujourd'hui pour le Mali? Sur les 3,4 milliards promis en octobre dernier par la communauté internationale au Mali, seuls 3,7 % seront affectés au développement agricole. De qui se moque-t-on ? C'est la moitié des sommes dévolues au seul transport aérien qui va certainement créer les emplois demandés par les jeunes ruraux !
En fait les agences d'aide internationale obéissent à des contraintes qui leur sont imposées par leurs opinions publiques et leurs autorités politiques. Leurs priorités pour le Sahel ne correspondent pas à ce que la logique imposerait.
J'ai jusqu'ici fait un parallèle entre Sahel et Afghanistan et l'on peut se demander pourquoi j'ai pu parler d'Africanistan et non de Sahélistan. Tout simplement car la déstabilisation du Sahel ne pourrait être sans conséquences sur l'ensemble de l'Afrique de l'Ouest y compris pour les pays très structurés de la côte, qu'il s'agisse du Nigeria, de la Côte d'Ivoire ou du Sénégal, ceci compte tenu des liens très forts qui unissent le Sahel au reste de la région en termes de circulation des hommes, des élites, des idées, des marchandises.
Les Ivoiriens sont d'ailleurs extrêmement inquiets. Ils ont pris des mesures radicales en matière de construction de mosquées et de formation des imams. Les troubles politiques qui ont affecté leur pays pendant la période désastreuse des années 1997-2011 ont été en grande partie causés par l'exploitation des phénomènes migratoires par des « entrepreneurs politiques » et les démagogues. Nous ne sommes plus dans la situation des années soixante-dix où l'Afrique était encore un continent vide. La Côte d'Ivoire ne pourra plus continuer à accueillir en masse des migrants pendant 20 ou 30 ans. Sa population a été multipliée par 7,6 depuis 1960 – avec une telle croissance, la population de la France serait supérieure à celle des États-Unis…
En 2050, le Nigéria comptera entre 380 millions et 400 millions d'habitants. Dans ces conditions, sera-t-il prêt à recevoir 40 ou 50 millions de Nigériens, sans compter Tchadiens et Maliens alors que déjà les tensions montent avec les immigrés ? Les autorités n'ont pas hésité autrefois à réexpédier des dizaines de milliers de migrants par camion au Niger dans des conditions épouvantables. Finalement le modèle économique même des pays côtiers est menacé car les taux de croissance économiques favorables ne s'accompagnent pas des emplois qu'exigerait leur démographie. Au Nigeria, il y a 30 ans, il existait 350 000 emplois dans le secteur textile; aujourd'hui, il y en a dix fois moins. Il ne s'agit pas de pays qui s'industrialisent à la chinoise.
Cette description peu réjouissante étant faite du contexte, j'en viens maintenant à ce que peut faire la France pour le Sahel. En deux mots nous ne pouvons pas nous contenter de traiter les départs de feu avec des bombes, en oubliant que ces pays constituent de véritables barils de poudre, qui génèrent des djihadistes à un rythme bien supérieur à celui auquel on peut espérer les « neutraliser » et en priant pour que les institutions d'aide qui ont échoué en Afghanistan réussissent au Sahel.
Il importe donc de se pencher sérieusement sur le renforcement institutionnel, en particulier de l'appareil régalien, sur le développement rural, local et municipal, sur la transition démographique, et enfin sur la formation technique de base. Je note simplement que ces priorités pour le Sahel ne correspondent pas aux priorités ni aux domaines d'expertise des grandes agences d'aide internationale à qui nous avons confié nos ressources. Peut-on en ce cas puiser sur nos ressources propres pour une action bilatérale ?
Notre politique d'aide au développement s'est en fait fourvoyée dans le caritatif et la poudre aux yeux. Sur les 10 milliards d'euros de notre aide publique au développement affichée, et les 8,5 milliards qui correspondent à l'activité annuelle de l'AFD, notre effort budgétaire effectif est d'environ 2,8 milliards et sur ce montant 1,7 milliard transite par les institutions internationales. Vous me pardonnerez les détails car les calculs sont ici complexes et même les initiés se perdent. Ce qu'il faut savoir c'est qu'il nous reste au final 200 millions d'euros de dons au titre de l'aide bilatérale destinée aux pays pauvres comme ceux du Sahel, mais aussi à Haïti, aux territoires palestiniens, au Laos, au Cambodge, à l'Afghanistan et à d'autres encore, en tout 16 pays soit une douzaine de millions par pays.
Le choix stratégique qui a été effectué il y a environ vingt-cinq ans en France de privilégier le canal de l'aide multilatérale focalisée sur le caritatif et pour ce qui nous reste de disponible en bilatéral, sur des prêts qui sont inadaptés au cas des pays les plus pauvres, apparait désormais déconnecté des réalités géopolitiques auxquelles nous sommes confrontés.
Nous avons en effet perdu le contrôle effectif de l'aide multilatérale qui implique des cofinancements, des financements d'études, la participation à des fonds fiduciaires etc..Il faut en effet partager étroitement avec des ressources bilatérales l'activité des multilatéraux pour espérer pouvoir les influencer. Croire que l'on peut faire cela depuis un siège de conseil d'administration est assez naïf. Mes recommandations consistent ici à suivre le modèle britannique en jouant sur ce que l'on appelle le « bi-multi ». Je m'explique :
Quand on considère notre aide bilatérale à un pays sahélien comme le Niger ou le Mali et si on l'assimile à un verre de bière, une fois enlevée la « mousse » qui constitue une bonne partie de ce qu'on appelle notre aide, (cout de notre assistance technique, prêts consentis souvent pour « faire du chiffre » à des secteurs à rentabilité financière directe et qui ont peu de chance d'être remboursés etc) il reste en général comme nous l'avons vu une douzaine de millions d'euros en dons pour financer des projets de développement dans des domaines que l'on peut considérer comme prioritaires soit économiques comme le développement rural, soit social comme la santé et l'éducation. Avec cela on fore quelques douzaines de puits ou on construit quelques groupes scolaires : l'ambassadeur vient pour couper un ruban devant les caméras de TV et tout le monde est content.
Or tout cela ne rime à rien. Ces pays ont des PIB de l'ordre de 10 ou 12 milliards de dollars ; leur donner 12 ou même 15 millions d'euros ne va pas changer leur situation. Les Britanniques, eux, choisissent de se focaliser sur une demi-douzaine de pays stratégiques et consacrent à chacun une centaine de millions de livres sterling sous forme de dons. Ils se rendent alors auprès des organismes multilatéraux où ils ont bien sur leurs entrées à tous les niveaux et leur proposent de travailler avec eux : en leur finançant des études, en leur prêtant du personnel hautement qualifié, en cofinançant des programmes importants ou en participant à des fonds fiduciaires dont ils assurent de facto la gestion. Résultat, ils réussissent à piloter dans ces pays-cibles des montants de l'ordre du milliard de dollars par an. Voilà comment se construit une aide efficace.
La France peut elle imiter cette approche ? Bien sûr, mais ceci implique diverses décisions politiques qui demandent un certain courage : en premier il faudrait impérativement au moins doubler et si possible tripler les fonds d'aide bilatérale sous forme de dons pour les porter de 200 à 5 ou 600 millions d'euros. Cela suppose des arbitrages politiques au sein de notre budget d'aide qui sont tout à fait envisageables. Je pourrai même vous suggérer la manière de dégager 300 millions d'euros… Mais comme ce type d'arbitrage risque de fâcher beaucoup de monde, seul le niveau politique le plus élevé est en mesure de prendre ce type de décision. À l'Elysée, depuis que mon livre est sorti, on me dit que les lignes bougent. Le problème est de savoir à quelle échéance car la situation se dégrade rapidement au Sahel et les négociations sur ce virage stratégique ne peuvent que prendre un peu de temps.
Une fois ce premier changement opéré, il faudra organiser une coordination beaucoup plus rigoureuse au niveau parisien, et prendre le leadership en matière d'aide pour tous les domaines prioritaires où l'expertise française est de loin supérieure à celle des multilatéraux, domaines qui sont d'ailleurs boudés par ces derniers : Il faut ici cibler en particulier le développement rural, local et municipal. Laissons par contre les routes au Fonds Européen de Développement qui excelle en ce domaine et ne sait que faire de ses ressources et laissons les questions sociales ainsi que les autres grandes infrastructures à la Banque mondiale qui a une bonne expertise en ces domaines.
Pour mobiliser les ressources multilatérales sur ces secteurs prioritaires tels que le développement rural et local où les institutions françaises (AFD, ONG, Instituts de recherche comme l'IRD et le CIRAD) ont une excellente expertise, il faut monter un fonds fiduciaire comme je l'avais proposé en vain début 2013, et imposer sa gestion par l'AFD. En consacrant 200 millions chaque année à ce fonds fiduciaire sur les 5 ou 600 millions dont nous disposerions, il serait certainement possible de mobiliser un montant global annuel de l'ordre du milliard d'euros au minimum.
Au plan des réalisations concrètes, si l'on disposait ainsi d'environ 1 milliard d'euros annuels pour le développement rural et local au Sahel, un premier pas ici consisterait à inventorier les centaines de petits projets pilotés par les ONG, procéder à un tri entre ce qui est sérieux et qui ne l'est pas, pour abonder ceux qui présentent un véritable intérêt et leur permettre de changer de dimension afin d'avoir un réel impact. Evidemment mobiliser les ressources multilatérales sur « notre » fonds fiduciaire suppose une « franche discussion » avec nos partenaires européens et multilatéraux ; mais qui ne demande rien n'a rien. Et nous disposons d'arguments très convaincants tels la menace de réduire nos dotations à ces institutions.
Il importera en parallèle de créer un autre fonds fiduciaire pour réformer le secteur de la sécurité des différents pays et prendre en charge une partie du coût des services régaliens dans des pays comme le Niger, le Mali, le Burkina, peut-être aussi le Tchad, si le prix du pétrole reste au niveau actuel. La disponibilité de ressources significatives pour financer une partie du coût de la sécurité de ces pays nous permettrait de peser sur certains choix en matière de gestion des ressources humaines et de gouvernance qui sont fondamentaux pour l'efficacité des institutions correspondantes qui peuvent vite sinon se transformer en puits sans fonds.
En conclusion, j'aimerais insister sur le fait que le Sahel et l'Afrique de l'Ouest sont confrontés à un risque géopolitique majeur. Nous avons perdu tout contrôle sur l'aide internationale qui continue de tourner sur le mode du « business as usual ». Les militaires français risquent ainsi de se trouver confrontés à des guérillas difficiles voire impossibles à réduire pour l'armée de l'ancien colonisateur, soucieuse de respect des droits de l'homme et soumise à la surveillance des réseaux sociaux.
En effet les groupes djihadistes très structurés qui vont certainement être militairement défaits ou qui le sont déjà, que ce soit dans le nord du Mali ou du Niger ou dans la zone d'action de Boko Haram, sont en train de passer au terrorisme et de s'incruster au sein des populations rurales comme on le constate par exemple dans la région de Mopti.
Dans un tel contexte on peut se demander dans quelle galère, sur quel océan, et pour combien de temps les soldats de l'opération « Barkhane » sont embarqués. Quand je pose la question de la durée probable de l'engagement de la France au Sahel aux officiers français que j'interroge, qu'il s'agisse du capitaine ayant participé en première ligne à l'opération Serval ou d'un général 4 étoiles, ils reconnaissent tous qu'ils sont incapables de me répondre.