Intervention de Serge Michailof

Réunion du 23 mars 2016 à 9h00
Commission des affaires étrangères

Serge Michailof, chercheur associé à l'Institut des relations internationales et stratégiques :

Je commencerai par la question de Mme Guigou : que peut-on espérer faire en matière de régulation des naissances ? J'avoue que nous sommes tous perplexes en ce domaine. D'abord, il faut souligner que d'autres pays musulmans pauvres ont réussi à engager une transition démographique et à conduire des programmes de régulation des naissances, qui ont somme toute porté leurs fruits. Le cas du Bangladesh ou de l'Indonésie est là pour nous le rappeler, celui de l'Iran aussi, dont on pensait un temps que la population allait atteindre un niveau très élevé.

Dans les pays du Sahel, il y a eu tout à la fois un manque de volonté politique et un manque de moyens. Au Niger, au milieu des années 1980, le président Kountché, conscient du problème, a ainsi voulu mettre en oeuvre un programme de planning familial. – au centre de Niamey, on pouvait voir de grands panneaux publicitaires pour la régulation des naissances, chose inimaginable aujourd'hui – mais il n'a pu le mener à bien faute de moyens. Il faut dire aussi que c'est un sujet boudé par les organisations internationales, qui n'osent pas le traiter : les actions en faveur de la régulation des naissances ne reçoivent ainsi qu'environ 0,2 % de l'aide mondiale. Il existe en effet une coalition objective entre les religieux de chaque pays concerné et l'extrême-droite religieuse américaine, qui lors de la présidence de GW Bush junior a coupé les financements octroyés par le Congrès américain à toutes les institutions soutenant des programmes de planning familial. La Banque mondiale a arrêté à ce moment là toute activité en ce domaine et les équipes qui s'y consacraient ont été dispersées sans être jamais reconstituées.

Alors que faire ? Je me suis récemment entretenu avec l'anthropologue Jean-Pierre Olivier de Sardan, directeur d'études à l'EHESS, qui vit depuis cinquante ans au Niger et qui a la nationalité nigérienne. La bataille idéologique est perdue pour l'islam traditionnel soufiste, m'a-t-il expliqué : toute la jeune génération jusqu'à trente-cinq ou quarante ans a basculé dans l'islam radical. Il ne faut donc pas selon lui espérer pouvoir lancer un programme de planning familial officiel au Niger, car les personnes chargées de mener les actions sur le terrain auraient toute chance de se faire assassiner.

Dans un pays de ce type, on ne peut probablement guère faire qu'une chose : plaider publiquement pour mieux espacer les naissances et remettre à niveau les services de santé qui sont dans un état lamentable. Veiller dans ce contexte à établir un quadrillage du territoire par des infirmières et des assistantes de santé qui commenceraient, dans un face-à-face avec les femmes, à assurer une diffusion discrète des moyens contraceptifs. Reste qu'il y a un risque que ces actions soient exploitées politiquement, en particulier par les groupes islamistes extrémistes, et que le pouvoir politique lâche ceux qui les promeuvent.

Je fais partie d'un groupe de travail qui conseillait l'ancienne équipe présidentielle au Niger l'an passé et je compte lui poser la question très clairement, nous verrons bien la réponse qui nous sera faite. À un niveau très élevé, le personnel politique est très conscient du problème mais n'ose pas bouger dans la mesure où les freins culturels et religieux sont énormes alors que les gains se situent à long terme et les coûts politiques à court terme. On sait en effet que l'impact ne sera vraiment significatif que vingt-cinq à trente ans plus tard.

Sur l'évolution démographique du continent africain, nous disposons de prévisions précises sur vingt ans mais au-delà, tout est lié à l'évolution du taux de fécondité et c'est sur le long terme que les démographes sont en désaccord entre eux. La population de l'Afrique sera t- elle de 3 ou 4 milliards en 2100 nul ne peut le dire.

Hervé Le Bras considère que l'Afrique, y compris sahélienne, va suivre avec un peu de retard une évolution analogue à celle du reste des pays du Sud. Peut-être. Mais l'équipe avec laquelle je travaille, composée de démographes de l'université de Berkeley et d'anciens de la Banque mondiale et de l'INED, estime que dans des pays comme le Niger ou le Mali, il n'y a pas de raison pour que la courbe de fécondité s'infléchisse dans la mesure où elle n'a pas évolué depuis trente ans et aucun programme de planning familial significatif n'est engagé.

En l'absence de programme de régulation des naissances, d'augmentation effective (et non seulement statistique) du revenu par habitant, et d'impact majeur de l'urbanisation sur la fécondité, la population des pays du Sahel devrait manifestement atteindre des niveaux très élevés. Quant aux pays côtiers, leur courbe de fécondité a baissé mais connaît aujourd'hui une stagnation autour de quatre enfants par femme. Nous ne savons pas si l'augmentation des revenus, qui est sensible, et les phénomènes d'urbanisation ainsi que l'éducation des jeunes filles vont contribuer à un nouvel infléchissement ou si des facteurs religieux ou culturels conduiront à la maintenir à son niveau actuel. En réalité, les démographes s'étripent sur des sujets sur lesquels il n'y a pas véritablement de réponses.

Cela dit, je ne peux pas imaginer que le Niger compte un jour 89 millions en 2050 ou même 60 millions d'habitants en hypothèse basse. Il y aura des troubles très graves bien avant que la population n'arrive à 40 millions d'habitants, prévision donnée pour 2035. Dans le contexte de l'arrivée de Daech en Libye et de la présence de Boko Haram je crains même que la situation ne dégénère bien avant 2035.

Monsieur Myard, vous m'avez interrogé sur la radicalisation islamique. Il faut ici distinguer les pays dont une partie de la population est chrétienne ou animiste comme le Burkina ou la Côte d'Ivoire, des pays entièrement musulmans comme le Niger où les moins de quarante ans ont basculé dans l'islamisme radical – l'analyse de Jean-Pierre Olivier de Sardan m'a été récemment confirmée pour le Tchad par le recteur de l'université de N'Djamena. Cela ne veut pas dire que ces jeunes sont ralliés aux thèses djihadistes mais qu'ils se réclament du salafisme et témoignent d'une grande méfiance sinon d'un rejet des valeurs occidentales.

Par ailleurs, je partage votre point de vue : la conjonction de la croissance démographique et de la particularité des systèmes agraires est en effet un point clef dans la montée des tensions politiques. Des révolutions agricoles sont toujours envisageables dans les pays du Sahel et sont techniquement possibles. Seulement, ces pays consacrent au maximum 8 % à 12 % de leurs budgets aux questions agricoles alors que 70 ou 80 % de leur population dépendent de l'agriculture. Dans ces conditions, il n'est pas possible de financer correctement la recherche agronomique et les opérations de vulgarisation ou même d'espérer d'assurer l'entretien des routes rurales.

Quant aux organisations internationales, elles ont sacrifié leur expertise agricole depuis le début des années 1980 et le départ de Robert McNamara de la Banque mondiale alors que ce dernier avait correctement identifié ce problème comme étant absolument majeur. Quand je travaillais comme consultant pour cette institution dans les années soixante-dix, il existait un pôle d'expertise agricole qui était de loin le meilleur du monde mais qui a été dissous. Les agronomes de la Banque mondiale sont désormais dispersés dans l'ensemble des 15 000 employés et consultants de l'institution et les questions agricoles sont traitées par de jeunes économistes qui ne savent pas distinguer un plan de sorgho d'un plan de coton.

Il n'y a guère que dans les instituts de recherche français, comme l'Institut de recherche pour le développement (IRD) ou le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD), et dans des organismes comme l'AFD ou dans certaines ONG qu'il existe encore une véritable expertise. Elle est absente des organismes internationaux et des services de l'Union européenne. Autrement dit, les institutions à qui nous avons confié nos ressources sont incompétentes dans le secteur qui est fondamental pour créer des emplois à court terme au Sahel. J'ai ainsi travaillé pendant huit ans comme conseiller principal ou directeur à la Banque mondiale : chaque fois que j'ai voulu financer et pour cela évaluer et en fait participer à la conception d'un projet agricole en particulier dans les pays francophones, j'ai eu les pires difficultés pour trouver des agronomes. Entre un agronome du CIRAD qui a passé cinquante ans à travailler sur les problèmes agricoles au Sahel et un jeune agronome pakistanais qui découvre cette région et ne parle pas français, il y a forcément une différence d'expérience et d'efficacité.

Je n'accuse pas les tiers-mondistes mais mets plutôt en cause l'accumulation des erreurs de stratégie en matière d'aide, dues à la croyance de la technostructure française et d'une partie de la classe politique que l'aide au développement s'apparente à de la charité publique. Nous sommes le dernier pays au monde avec la Suisse et quelques pays nordiques à avoir encore cette approche. Depuis Tony Blair, les Britanniques ont fait de l'aide au développement un clair instrument d'intervention géopolitique dont les objectifs sont masqués par une phraséologie caritative habile. Les États-Unis, qui sont le premier donateur, se soucient guère de lutter contre la pauvreté lorsque les principaux bénéficiaires de leur aide sont l'Égypte et Israël, qu'ils ciblent comme ils ciblaient autrefois la Grèce pour la protéger du communisme, la Thaïlande quand les pays asiatiques risquaient de tomber comme des dominos lors de la guerre du Vietnam ou Taïwan pour en faire un modèle face à la Chine. L'Arabie saoudite et le Brésil agissent de la même manière. Il faut revenir à une vision plus réaliste de l'usage de l'aide...

S'agissant des risques d'accaparement de terres, évoqués par M. Bleunven, je suis scandalisé par la faiblesse de réaction de la communauté internationale, en particulier de la Banque mondiale, qui aurait dû condamner formellement ces pratiques. Les techniques agricoles pour cultiver de façon efficace les terres tropicales extrêmement fragiles d'Afrique varient énormément selon les régions. Il faudrait pouvoir les adapter micro-région par micro-région. Or les Chinois et les Malais se contenteront de se lancer dans des grandes cultures mécanisées qui leur permettront de produire pendant quatre à cinq ans. Ce faisant, ils détruiront les sols et contribueront à paupériser davantage encore les populations.

La petite agriculture paysanne a pourtant de grandes perspectives de développement devant elle en Afrique. Nous l'avons vu à travers le succès du « programme coton » que la coopération française a lancé dès les années soixante et soutenu jusqu'à la fin des années quatre-vingt-dix : la culture du coton et les activités liées font aujourd'hui vivre jusqu'à 15 millions de personnes dans l'Afrique sahélienne, région devenue le deuxième exportateur mondial de coton alors qu'elle n'en cultivait pas du tout il y a 50 ans. Soulignons au passage que pendant toutes les années quatre-vingt-dix, de jeunes économistes de la Banque mondiale ont bataillé pour détruire ces systèmes agricoles pourtant bien pensés car il s'agissait de monopoles étatiques, par nature illégitimes, et qu'ils sont parfois arrivés à leurs fins comme au Bénin.

Concernant la comparaison Afghanistan - Sahel, j'entretiens un dialogue avec M. Loncle qui a une grande connaissance de l'Afrique depuis maintenant un certain temps. Bien sûr, le Sahel n'est pas l'Afghanistan ; mais ces deux régions suivent des évolutions qui finalement sont assez analogues. Les aspects culturels et historiques sont je pense finalement secondaires. Le désastre afghan est avant tout issu de la conjonction d'une crise démographique, combinée à une crise agraire dramatique et à un chômage colossal, le tout dans un contexte de radicalisation islamique accélérée. Il a certes été a été rendu particulièrement aigu par les évènements historiques et les manoeuvres du Pakistan, qui cherche à déstabiliser le pays pour le contrôler. La chance des pays du Sahel, c'est que pour l'instant ils ne sont pas l'objet des convoitises d'une puissance régionale qui chercherait à les déstabiliser. Mais en dehors de cela, malgré des différences culturelles, géographiques et historiques évidemment considérables, les chemins empruntés par ces deux régions sont suffisamment comparables pour que l'on en tire des leçons de portée générale.

Certes, l'Afrique a des atouts considérables. Elle a enregistré depuis quinze ans des taux de croissance spectaculaires. Toutefois, il faut bien voir que cette croissance a surtout profité aux élites et aux petites classes moyennes urbaines qu'elle a contribué à faire émerger. Mais elle n'a pas créé d'emplois à la mesure du défi démographique. Je me suis appuyé sur ce point dans la rédaction de mon dernier livre sur les études menées par un think tank ghanéen, l'ACET, composé d'anciens collègues économistes africains de la Banque mondiale, qui a publié l'année dernière un rapport remarquable sur ce point. Ce rapport montre qu'aucun des pays africains n'est encore sur la voie de l'émergence, laquelle implique la construction d'une industrie diversifiée intégrée dans les chaines de valeur de la mondialisation industrielle. Même la Côte d'Ivoire, qui est peut-être l'un des pays les mieux engagés dans un processus d'économie diversifiée du fait d'une agriculture de pointe et d'une industrie agro alimentaire et manufacturière significative, n'est nullement insérée dans les chaînes de valeur mondiales : elle ne produit rien en tant que sous-traitant d'autres pays industriels. Paradoxalement c'est l'Ethiopie qui montre ici la voie grâce à des capitaux chinois, turcs et du Moyen Orient.

Plusieurs d'entre vous ont été intrigués et m'ont demandé comment il était possible de dégager les 300 millions d'euros que j'évoquais. C'est techniquement simple et politiquement difficile : La France consacre actuellement plus de 500 millions d'euros de subventions à la lutte contre le SIDA. Elle abonde en effet le Fonds mondial de lutte contre le SIDA qu'elle a contribué à créer, abonde le fonds GAVI et participe au mécanisme UNITAID : elle contribuait déjà pour environ 200 millions d'euros à la lutte contre ce fléau dont nul ne nie l'importance mais a ajouté 300 millions sous la présidence de M. Sarkozy. Or a supposer même que l'on veuille consacrer l'essentiel de nos ressources de subventions à la lutte contre le Sida, il y aurait d'autres moyens plus efficaces que de contribuer à ce fonds sur financé et notoirement mal géré. Mieux vaudrait par exemple travailler au renforcement des systèmes de santé, base d'une consolidation de long terme.

Ceci dit il faut quand même s'interroger sur le volume des aides consacrées au seul SIDA par rapport au total des aides bilatérales pour tous les secteurs y compris celui de la santé, montant qui ne représente que 200 millions pour intervenir dans 16 pays dits prioritaires. Il me semble que l'on pourrait justifier le prélèvement de 300 millions sur ces 500 millions consacrés à la lutte contre le Sida, laisser 200 millions pour témoigner du maintien de notre intérêt à cette question et porter ainsi à 500 millions le montant de nos dons bilatéraux d'aide projet. Certes, il s'agit d'une opération délicate pour des raisons politiques évidentes. Il faut donc que la décision vienne du plus haut.

Indépendamment du sur-financement relatif de ce fonds Sida, je reste persuadé qu'il reste des gisements de ressources dans nos allocations d'aide. Il existe pas moins de 70 fonds des Nations Unies auxquels nous contribuons, dont l'utilité m'a toujours laissé rêveur. Je pense sincèrement que si le Président de la République tapait du poing sur la table et exigeait que l'on dégage 300 millions sur les 2,8 milliards de notre effort budgétaire consacré à l'aide, la technostructure hurlera que c'est impossible mais finira par les trouver comme elle l'a fait lorsque M. Sarkozy a exigé 300 millions additionnels pour le fonds Sida. Bien sûr il y a des rentiers qui perdront leurs petites rentes et qui vont s'agiter.

S'agissant de la croissance économique africaine, je soulignerai que, depuis quinze ans, elle a été très largement soutenue par les prix exceptionnels des matières premières. Maintenant que la demande chinoise baisse, les cours de beaucoup d'entre elles se sont effondrés et les pays africains sont en train de prendre un coup de bambou sur la tête. Le FMI s'inquiète à nouveau de l'endettement de pays qui avaient déjà fait l'objet d'annulations de dettes, endettement que la Chine et certains pays arabes entretiennent dans l'indifférence générale. Ce type de croissance n'a du reste pas créé suffisamment d'emplois pour répondre au défi démographique car l'industrie manufacturière ne s'est pas développée comme il le faudrait.

Certaines questions ont porté sur le système d'aide britannique. Ne rêvons pas, notre système institutionnel est le produit de cinquante ans d'histoire et nous aurions beaucoup de difficultés à le changer. Si nous étions encore en 1960, nous pourrions tout repenser, mais aujourd'hui il est trop tard. Le pouvoir en matière d'aide n'est pas au ministère du développement mais comme chacun sait au Trésor, à l'Élysée, au Quai d'Orsay et de manière accessoire à l'AFD qui subit toutefois les décisions budgétaires limitant ses ressources en dons projets. Je ne veux pas être méchant, mais force est de constater que depuis quelques temps on ne nomme plus à la tête de ce ministère du développement les poids lourds politiques ou des personnalités de grande expérience comme ce fut (parfois) autrefois le cas au ministère de la coopération.

Or le besoin de coordination gouvernementale et d'imposition d'une ligne politique directrice claire est actuellement très aigu. Je ne vois guère d'autre solution que la reconstruction d'une nouvelle et forte cellule Afrique à l'Elysée dont la responsabilité devrait aussi couvrir le Maghreb pour des raisons évidentes. Je prends mes précautions car en 1993, j'ai écrit un livre pour en particulier dire tout le mal que je pensais de la « cellule Afrique » telle qu'elle fonctionnait alors. Mais il semble évident qu'il faut mettre en place une instance de coordination extrêmement forte, au niveau le plus élevé, c'est-à-dire au niveau de la présidence de la République, et nommer à sa tête une personne qui ait accès quotidiennement au Président et qui soit en mesure d'imposer ses vues aux différents ministères concernés : la défense, les finances, les affaires étrangères. De ce point de vue, étant donné la dégradation sécuritaire en Afrique, mieux vaut sans doute choisir un militaire d'un grade élevé pour tenir cette position qui ne devra surtout pas se contenter de régler les problèmes matériels ou familiaux des chefs d'Etat africains de passage à Paris. Cette personne devrait être à même de remettre de l'ordre dans notre système d'aide et de convaincre le Président de la République de passer les coups de fil nécessaires pour mettre la pression sur les instances internationales…

Certains d'entre vous se souviennent de mon intervention ici même en 2013. Je dois dire que j'ai été très déçu par le dialogue ou plutôt l'absence de dialogue qu'Olivier Lafourcade et moi-même avons eu avec Pascal Canfin à propos de la création d'un fonds fiduciaire Mali, qui aurait permis de récupérer le contrôle d'une part des ressources que nous confions à l'aide multilatérale afin que la France garde la main sur l'aide à ce pays. Cette idée d'un fonds fiduciaire a été récupérée par l'Union Européenne mais je ne pense pas que ses services soient équipés pour en faire le meilleur usage. Je rappelle que sur les 3,4 milliards d'euros promis en octobre dernier au Mali par la communauté internationale, seuls 3,7 % sont destinés au développement de l'agriculture et de l'élevage. Nous aurions au moins pu éviter ce type de bêtise.

Si nous créons demain un fonds fiduciaire destiné au développement rural, local et municipal au Sahel et si nous le dotons de disons 200 millions, la Banque mondiale, la BAD, les fonds arabes et l'Union européenne ne vont pas spontanément y mettre 8 ou 900 millions supplémentaires pour nous faire plaisir. Mais il faut parfois savoir imposer sa volonté à ces institutions. De nombreux pays savent se montrer très brutaux avec les institutions multilatérales. Lorsque j'étais directeur pour l'Afrique Centrale à la Banque mondiale, je me suis ainsi fait tordre le bras par le Trésor américain pour que je finance le pipeline Tchad-Cameroun. Son représentant m'a très bien fait comprendre que le pouvoir n'était pas dans le bureau du président de la Banque mondiale mais dans le sien et je me suis exécuté. Bien sûr quand un Suisse ou un Néerlandais me convoquait, j'arrivais à me débrouiller ; mais quand c'était un Chinois ou un Britannique, j'étais bien obligé d'écouter.

La France n'est pas coutumière de ce genre de comportement. Elle n'a à ma connaissance tapée du poing qu'une seule fois, avant la dévaluation du franc CFA début 1993. Le directeur chargé des pays de la zone CFA faisait bêtise sur bêtise et Édouard Balladur, alors Premier ministre, a passé un coup de fil au président de la Banque mondiale : le lendemain, ce directeur qui était américain, a été débarqué au profit d'un Français, et c'est avec ce dernier que pendant un an, en liaison étroite avec le Trésor français et le FMI j'ai participé au pilotage de cette opération.

N'oublions pas que nous avons des arguments : nous contribuons par exemple pour 800 millions d'euros chaque année à l'aide gérée par les institutions spécialisées de l'Union européenne. Nos responsables politiques doivent parfois faire preuve de la brutalité nécessaire avec ces institutions.

Avec un ou deux fonds fiduciaire Sahel, nous serions en mesure de faire comprendre aux organisations multilatérales qu'il est des domaines importants qu'elles ne traitent pas et qu'elles ne savent pas traiter. Nous avons un savoir-faire certain, que ce soit en matière de renforcement régalien – nos gendarmes sont quand même plus à même de former des gendarmes sahéliens que des gendarmes danois ou lettons, à qui il faut donner des cours de français –, en matière de développement rural, de développement municipal, etc. Si nous acceptons de mettre des ressources significatives dans un fonds fiduciaire nous pourrons les convaincre de contribuer. Et si elles ne sont pas contentes, il importe de leur faire-valoir que telle est notre volonté.

Que fait la communauté internationale en matière de contrôle des naissances, Madame Saugues ? Eh bien, rien. Seules deux institutions s'en occupent un peu : le Department for International Development (DFID) britannique et la Fondation Gates. Les actions relatives aux contrôles des naissances ne reçoivent, je le répète, que 0,2 % de l'aide internationale.

S'agissant du rapprochement de l'AFD et de la Caisse des dépôts et consignations, je salue cette opération. J'ai eu de longues discussions avec Rémy Rioux en charge de ce dossier. C'est une mesure difficilement contournable pour des raisons budgétaires et financières. Il fallait répondre aux engagements pris par le Président de la République en matière de lutte contre le réchauffement climatique, qui passe par des prêts de long terme consentis à des pays émergents, à des conditions telles que le coût est presque nul pour le contribuable français. L'AFD était bloquée dans ses actions par des contraintes prudentielles ; l'adossement à la Caisse des dépôts va lui permettre de s'en affranchir. Maintenant, le diable est dans les détails. Si le directeur général de la Caisse des dépôts et la directrice générale de l'AFD considèrent que l'avenir appartient aux pays émergents et qu'il faut mettre l'accent en priorité sur les problèmes urbains, nos pauvres pays du Sahel risquent d'être oubliés. Avec cet adossement, l'AFD risque aussi de préférer s'intéresser au Mexique et au Brésil plutôt qu'au Tchad. C'est la raison pour laquelle, mesdames, messieurs les députés, il importe que vous veilliez à ce que les enjeux géopolitiques de la France soient pris en compte par cette nouvelle entité.

Vous m'avez interrogé sur l'Afghanistan, Monsieur Mariani. Je suis très pessimiste. En dehors des villes, le territoire est pour l'essentiel contrôlé par les Talibans. J'ai bien connu le président Ashraf Ghani lorsqu'il était ministre des finances et recteur de l'université de Kaboul: c'est un homme remarquable, pour lequel j'ai énormément de respect, mais ce n'est pas non plus un politique toujours très habile. La cohabitation avec le directeur de l'exécutif Abdullah Abdullah est ingérable. Le président Karzaï s'est fait construire une maison dans le jardin du palais présidentiel et dispose de ressources financières colossales pour préparer son retour. Il contredit le président en permanence. La situation sera tenable tant que les Américains accepteront de maintenir environ 10 000 hommes sur place pour que les villes ne tombent pas et acceptent de payer sans sourciller les salaires des soldats afghans ainsi que le fonctionnement de l'armée et du coeur de l'administration. Cela pourra durer un « intervalle décent », pour reprendre une expression employée à propos du Vietnam. La croissance démographique et le problème de l'emploi alliés au système politique imaginé par les Américains aboutissent à un désastre total. Malgré les qualités d'Ashraf Ghani, je ne vois pas beaucoup de perspectives à ce pays, d'autant que le niveau de corruption est tel que les montants en jeu peuvent se chiffrer en termes macroéconomiques.

Plusieurs d'entre vous m'ont demandé vers quels pays fondamentaux la France devrait centrer son attention : à mon sens en priorité la Tunisie, les pays sahéliens de la ligne de front du Sahel face à la Libye, c'est-à-dire le Tchad, le Niger, le Mali, le Burkina, la Mauritanie, mais aussi les pays en deuxième ligne comme le Sénégal et la Côte d'Ivoire. Il faut bien voir que ce sont précisément des pays dont l'AFD risque de se détourner. Ses instructions sont actuellement de s'occuper en priorité de la croissance verte dans les pays dont les émissions de gaz à effet de serre posent un problème à l'échelon mondial. Si on lui dit que le Sahel n'est plus son affaire, elle liquidera ses équipes sur place et dans trois ans, nous n'aurons plus d'instrument pour travailler dans cette région.

J'en viens à la question portant sur la gouvernance des pays africains. C'est un vaste sujet que je ne peux traiter en 2 minutes or le temps me presse. Je suis bien évidemment pour la démocratie mais selon des formes plus adaptées à ces pays, construites je pense à partir des collectivités locales. Ce n'est pas parce qu'un leader politique sera élu même très honnêtement avec 51 % des suffrages que la démocratie sera instaurée dans ce pays ; la problème est qu'il y a rarement des contre-pouvoirs en Afrique.

À propos de la légitimité politique, j'avoue ne pas avoir de réponse très satisfaisante.

Prêts ou dons, Monsieur Arif. Si l'AFD reçoit 200 millions de ressources en dons, elle utilisera ces 200 millions et si on lui en confie 1 milliard, elle utilisera ce milliard. Il n'y pas à s'inquiéter. Elle pourrait aussi utiliser ses profits pour abonder ses ressources en subvention. C'était notre idée avec Jean Michel Severino. Hélas le budget a vite exigé des dividendes….

J'aimerais insister sur le fait que la région du Maghreb pose aussi problème. La Tunisie est sans doute en premier sur la liste de Daech. On peut aussi sérieusement se demander ce que va devenir l'Algérie, qui connaît une situation désastreuse au plan économique et une fin de règne politique. Certes l'armée et les services de renseignement tiennent encore dans ce pays et l'expérience de la guerre civile fait encore peur à tout le monde.

Je terminerai par les migrations. Hervé Le Bras estime que l'Europe ne recevra pas de migrants africains, car ils n'ont pas le niveau d'éducation élevé qui favorise ce type de migration. M'appuyant sur les travaux de mes amis démographes, je considère, au contraire, que nous recevrons des migrants africains car les migrants vont là où ils retrouvent des diasporas. C'est la raison pour laquelle les Afghans se rendent en Grande-Bretagne et que les Maliens de la région de Kaye, quel que soit leur niveau de formation, continuent de venir en France qui compte une forte diaspora malienne.

Si rien ne change, le Sahel est parti pour imploser dans les cinq --dix –ou quinze années qui viennent. Je ne peux rien prédire ici en termes de durée. Beaucoup dépendra de la situation en Libye et au nord du Nigéria. Des dégradations sécuritaires ont en effet toute chance de conduire à des blocages économiques, qui provoqueront des migrations vers les pays côtiers, migrations d'abord plus économiques que politiques. Des pays côtiers, les migrants se déverseront vers le Maghreb, où ils sont encore plus mal vus que chez nous. Tout cela créera des flux migratoires à une échelle que nous n'avons pas encore connue. Rappelons que les grandes migrations du XIXe siècle vers l'Amérique se sont produites alors que l'Europe avait un taux de croissance démographique de l'ordre de 0,4 % à 0,5 %. En Afrique sahélienne, le taux de croissance démographique se situe entre 3,5 % et 4 %. C'est une situation inédite.

Bref, ce que je voulais vous dire, au-delà de cette note certes pessimiste, c'est que nous ne sommes nullement désarmés, que nous pouvons agir pour tenter de différer des échéances et d'inverser le cours des évènements. Il nous faut pour cela ne pas croire que nos militaires pourront seuls régler le problème. Il nous faut dégager des ressources pour conduire une politique d'aide à ces pays adaptée à leur situation ; or ces ressources existent mais sont mal employées. Il nous faut en reprendre le contrôle et pour cela ne pas hésiter à tordre le bras de certaines institutions multilatérales. Par contre je suis persuadé que le « business as usual » conduit ces pays au désastre et que leur désastre ne sera pas sans impact inquiétant sur notre pays.

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