La départementalisation de 1946 n'est en réalité pas la première mais la seconde, la première transformation des colonies en départements remontant à 1795 et à la Constitution de l'an III, première constitution républicaine appliquée en France, jusqu'au coup d'État de Bonaparte.
La Constitution de l'an III est extrêmement claire : il n'y a plus de colonies, mais des départements d'outre-mer. La départementalisation est radicale. Saint Domingue – aujourd'hui Haïti – est transformée en cinq départements ; les autres territoires, la Martinique, la Guadeloupe et ses dépendances, la Guyane, Saint-Louis du Sénégal, La Réunion, l'Île de France – l'actuelle île Maurice –, les Seychelles et les comptoirs de l'Inde également. Le mot colonie est proscrit et, à l'issue de la transformation de ces territoires en départements, la loi devient la même partout, de Paris au Calvados, jusqu'outre-mer : c'est l'isonomie républicaine.
Cette évolution, qui pourrait surprendre aujourd'hui, est la conséquence de l'abolition de l'esclavage quelques mois plus tôt, par la loi du 4 février 1994 – 16 pluviôse, an II, dans le calendrier républicain. Les révolutionnaires en effet pensaient – sans doute un peu naïvement – qu'en transformant les colonies en départements, ils rendraient impossible le retour de l'esclavage puisque, la loi étant la même partout, rétablir l'esclavage dans les îles aurait signifié pouvoir le rétablir dans les départements métropolitains. C'est la première tentative de constitutionnalisation du principe de la liberté générale. Reste que la loi n'a pas été appliquée partout, notamment à La Réunion, où les colons n'ont pas accepté, pas plus qu'à la Martinique, alors sous occupation anglaise.
Lorsque Bonaparte prend le pouvoir en 1799, après son coup d'État, il va rédiger une nouvelle constitution, la Constitution de l'an VIII, dont l'article 91 précise : « Le régime des colonies françaises est déterminé par des lois spéciales. » Ce dernier terme, s'il autorise, sans le nommer explicitement, le retour de l'esclavage, a aussi permis à Toussaint Louverture – ce que n'avait pas anticipé Bonaparte – de rédiger pour Saint-Domingue sa propre constitution, prélude à l'indépendance de l'île.
Le grand projet des révolutionnaires de 1795 qui avaient transformé les colonies en départements par souci d'égalité et d'uniformisation législative n'aura donc duré qu'un peu plus de cinq ans, Bonaparte choisissant d'imposer le retour à l'ancien système. Ce qui va caractériser, partant, notre longue histoire coloniale jusqu'en 1962, c'est la division législative entre la métropole et les colonies. Si l'Algérie est divisée en départements, leur contenu n'a rien à voir avec les départements métropolitains, et l'assemblée algérienne qui sera mise en place après la Seconde Guerre mondiale octroiera au million de Français d'Algérie et aux neuf millions d'indigènes le même nombre de députés, ce qui évidemment n'aboutit pas à la même représentativité.
L'idée d'isonomie républicaine étant morte, la loi n'est plus la même selon les lieux et selon les personnes. Il existe en Algérie un statut de l'indigénat qui va durer fort longtemps et, dans les colonies, alors même que le code civil est entré en vigueur en 1804, s'applique également le code noir, qui restera en application jusqu'au décret d'abolition de l'esclavage du 27 avril 1848, malgré son incompatibilité juridique avec le code civil.
Le statut colonial va perdurer, au moins juridiquement, jusqu'en 1946, date à laquelle, pour la seconde fois, les colonies seront transformées en départements. Il ne saurait être question en effet pour les constituants de 1946, empreints de l'esprit de la Résistance, pas davantage que pour les grandes figures de l'anticolonialisme que sont Raymond Vergès et Aimé Césaire, qui jouèrent un grand rôle dans le projet de départementalisation, de maintenir le statut colonial. À cette réserve près que la loi de départementalisation du 19 mars 1946 ne va s'appliquer qu'aux « anciennes colonies », c'est-à-dire aux territoires colonisés avant 1830 : ni l'AOF, ni l'AEF ni l'Indochine ne sont concernées.
Aux termes de la loi, la législation applicable en métropole le sera également dans les nouveaux départements d'outre-mer, c'est-à-dire à la Martinique, à la Guadeloupe, en Guyane et à La Réunion – ainsi qu'à Mayotte depuis très récemment, mais Mayotte, du fait d'un droit coutumier très vivace, constitue un cas particulier.
Toute la question, soixante-dix ans après, est de savoir si cette départementalisation a porté ses fruits et contribué à l'intégration républicaine des anciennes colonies. La réponse est certes inégale selon les territoires et les populations concernées, mais il me semble que, dans deux domaines au moins, elle a constitué une avancée positive, je veux parler de l'aménagement du territoire mais surtout de l'éducation.
On peut certes spéculer sur le fait de savoir si cela aurait été le cas sans la départementalisation, mais il est indéniable qu'avec l'application des lois de la République, le niveau scolaire moyen s'est élevé dans les départements d'outre-mer. Il faut rappeler en effet que, jusque dans les années cinquante, malgré les lois Ferry, une très forte proportion de la population ultramarine n'était jamais allée à l'école, ainsi que le montre le documentaire Les 16 de Basse-Pointe, qui met en scène seize coupeurs de canne noirs inculpés d'un meurtre à la fin des années quarante, et dont aucun ne sait ni lire ni écrire.
Néanmoins, la départementalisation a posé un problème majeur à l'échelle macroéconomique. En effet, les départements d'outre-mer n'en appartiennent pas moins à l'Europe, dont ils appliquent la législation sociale et dont ils partagent la monnaie, l'euro, une monnaie forte, ce qui engendre des inégalités économiques considérables avec les territoires voisins, lesquels appartiennent au tiers-monde. L'exemple le plus flagrant en est l'économie du tourisme : ainsi, la première destination touristique des Caraïbes est-elle la République dominicaine, où les Français de métropole peuvent s'offrir deux semaines de vacances pour le prix d'un aller simple vers la Martinique.
Il faut donc être bien conscient que, si l'égalité juridique induite par la départementalisation peut incontestablement être considérée comme un progrès, elle a créé au plan local des difficultés qu'on ne doit pas sous-estimer.