Intervention de Nicolas Roinsard

Réunion du 30 mars 2016 à 17h00
Délégation aux outre-mer

Nicolas Roinsard, maître de conférences en sociologie à l'Université Blaise Pascal de Clermont-Ferrand :

J'interviens donc ici en tant que sociologue, qui travaille depuis près de dix-huit ans sur la société réunionnaise et depuis trois ou quatre ans sur Mayotte, à partir d'enquêtes de terrain, qui permettent de mieux comprendre le mode de vie des populations. J'ai surtout travaillé sur les questions de pauvreté, de chômage et sur la mise en oeuvre des politiques publiques.

Avec la départementalisation, le 19 mars 1946, des quatre « vieilles colonies », l'objectif de l'État français est de mener dans ces territoires d'outre-mer une politique de rattrapage, d'assimilation législative et de remise à niveau par rapport à la métropole. Il s'agit, pour reprendre les termes de l'époque, de rompre avec l'ère coloniale en s'assurant notamment que les indices économiques et sociaux de ces nouveaux départements d'outre-mer se rapprochent progressivement de la moyenne nationale.

La littérature spécialisée a tendance à beaucoup mettre en exergue les changements spectaculaires survenus dès lors, soulignant que La Réunion aurait, en cinquante ans, accompli ce qui avait demandé un siècle et demi à l'Europe, en termes de transition sanitaire, démographique et de développement.

Si l'on s'attache à tous les progrès réalisés au plan de la santé, du droit, de la couverture sociale, de la démographie, de l'instruction, de l'habitat et, plus largement, des infrastructures, on ne peut nier en effet que des changements spectaculaires se sont produits. De même, si l'on observe les transformations du paysage sociologique sous l'angle du passage d'une société traditionnelle et rurale à une société moderne dominée par une économie tertiaire, le constat d'une transformation radicale de l'organisation socio-économique est sans appel.

Cette transformation ne doit néanmoins pas masquer ce qui subsiste derrière le changement, et il convient de mettre en lumière, dans la lignée des travaux de Pierre Bourdieu, l'existence d'inerties qui participent d'une certaine forme de reproduction sociale. Ces inerties, on les retrouve en effet dans l'étude de la structure sociale, c'est-à-dire de la distribution des classes dans l'espace social des anciennes sociétés de plantations coloniales.

Si ces sociétés ont connu, à partir de la départementalisation, un changement majeur avec l'avènement d'une classe moyenne salariée alimentée par la multiplication des emplois publics – lesquels ont d'ailleurs d'abord profité aux métropolitains –, l'observation des strates supérieures et inférieures de la pyramide sociale montre que les groupes historiquement dominés et dominants sont demeurés les mêmes.

Cette réalité est objectivée par certains travaux réalisés à partir de sources statistiques et des indicateurs de l'INSEE, lesquels ont malheureusement leur limite puisque les statistiques ethniques sont interdites, alors que la division sociale dans les colonies correspond souvent à une division raciale.

Il suffit alors pour pallier la défaillance de ces indicateurs d'observer ce qui se passe dans la rue. Je pense ici aux durs conflits sociaux qu'ont connus les cinq DOM au cours de ces dernières années. Largement couverts par les médias nationaux, ces conflits dénoncent invariablement la vie chère dans les outre-mer, où les prix à la consommation sont en moyenne de 20 à 30 % supérieurs à ceux de la métropole.

Pour autant, cette contestation sociale outre-mer ne saurait être appréciée à sa juste valeur en ne considérant que la question de la vie chère. Cela apparaît clairement avec le mouvement contre la profitation qui a secoué les Antilles début 2009, en aval d'un mouvement démarré en Guyane en 2008, et qui s'est ensuite propagé à la Réunion en mars 2009, sans parler des quarante-quatre jours de grève qu'a connus Mayotte en 2011. Aux Antilles, le débat social s'est ainsi rapidement focalisé sur la question des inégalités et notamment sur la reconduction des positions de dominants et de dominés dans l'espace social. Cette conflictualité interroge en pointillé les promesses égalitaires et républicaines de la départementalisation, et il n'est pas anodin qu'il ait fallu rebattre les cartes lors des états généraux de l'outre-mer.

Soixante-dix ans après la départementalisation, et pour reprendre les mots, visionnaires et désormais célèbres, d'Aimé Césaire, les sociétés d'outre-mer demeurent des départements à part davantage que des départements à part entière.

Cette singularité des outre-mer dans l'espace national se mesure, d'une part, par le poids des inégalités internes à ces sociétés, inégalités aggravées par un chômage de masse, et, d'autre part, par le poids des inégalités externes, dans la mesure où tous les indicateurs de vulnérabilité – seuil de pauvreté, taux de chômage, recours aux minima sociaux ou à la CMU – montrent un écart important entre les DOM et la métropole. Je vous propose donc de discuter ici des limites de la promesse égalitaire de la départementalisation à La Réunion, à travers le prisme d'une analyse de la pauvreté, des inégalités et des mécanismes de reproduction sociale qui y président.

Après la loi de 1946, les premières politiques publiques se déploient principalement dans le domaine de la santé, des infrastructures – habitat, hôpitaux, écoles, route, électrification, réseaux d'eau potable. Ce n'est que dans un deuxième temps, dans les années soixante et soixante-dix, que l'État va engager une seconde série de mesures susceptibles de modifier la structure sociale. Je pense en particulier à la réforme foncière, à la scolarisation, à la mise en oeuvre de la protection sociale et au développement des emplois publics.

La Réunion va dès lors être marquée par une triple évolution : le déclin de sa société rurale, la montée du chômage, la tertiarisation de l'économie avec l'accroissement de l'emploi public. En l'espace d'une seule génération, l'agriculture est passée d'une position dominante dans l'emploi local – 43 % de la population active en 1961 – à une position marginale – 7 % en 1990. Le déclin des emplois agricoles a pour corollaire l'envol du chômage : mesuré pour la première fois en 1967, son taux est déjà de 11 % – taux qui doit être ramené à 23 % si l'on inclut les seize mille personnes considérées en sous-emploi –, il atteindra le taux record de 36,5 % en 2000, au sens du BIT, et de 42 % au sens du recensement, avant d'être redescendu aujourd'hui à 26,4 %, sachant, là encore, que les indicateurs de l'INSEE ne sont pas nécessairement appropriés pour décrire le marché du travail réunionnais, marqué par un sous-emploi et un travail informel importants et dans lequel de nombreux chômeurs découragés ne sont pas inscrits sur la liste des demandeurs d'emploi.

Cela étant, le chômage à La Réunion est marqué par deux caractéristiques importantes : c'est un chômage de longue durée – la durée moyenne de chômage est de trente-six mois – et qui touche massivement les jeunes, puisque le taux de chômage des 15-24 ans avoisine les 60 % depuis une dizaine d'années.

Une des premières causes de ce chômage endémique est la pression démographique que connaît l'île depuis un demi-siècle. À titre d'exemple, dans les années soixante-dix et quatre-vingt, la population active croît deux fois plus vite que le niveau de l'emploi. L'écart s'est aujourd'hui resserré, mais pas suffisamment pour inverser la tendance : entre 2006 et 2011, l'emploi a augmenté de 8 %, ce qui est plutôt une bonne performance puisqu'il n'augmente que de 2 % en métropole sur la période, mais la population active augmente, elle, de 10 %.

Cette pression démographique risque de peser quelques années encore sur La Réunion. Les projections réalisées par l'INSEE estiment en effet à plus d'un million le nombre d'habitants en 2030, ce qui signifie que la population active devrait croître de moitié en l'espace de vingt-cinq ans.

Deux autres facteurs expliquent le chômage endémique à La Réunion. En premier lieu, la forte croissance de l'activité féminine, qui a doublé en l'espace de trente ans ; en second lieu, le niveau de qualification exigé au sein du secteur tertiaire, qui a longtemps pénalisé et pénalise encore les chômeurs réunionnais, en majorité peu ou pas qualifiés. L'économie de l'île s'est en effet fortement tertiarisée avec la mise en place des nombreux équipements publics et des services administratifs, lesquels ont généré de nombreux emplois, contribuant ainsi à faire émerger une société de consommation et le développement d'activités commerciales axées autour de l'import et de la distribution.

Ce passage d'une économie dominée par le secteur primaire à une économie dominée par le secteur tertiaire est relativement atypique. Jean Benoist, anthropologue qui a beaucoup travaillé sur La Réunion et les Antilles, qualifiait ainsi La Réunion de société pseudo-industrielle, n'ayant pas connu de phase intermédiaire entre une économie primaire et une économie tertiaire. C'est en ce sens que le chômage a également une origine historique, les mutations de l'appareil productif ayant laissé en marge une masse de travailleurs ruraux, que les emplois publics n'ont pu absorber, ayant été, jusque dans les années quatre-vingt, majoritairement dévolus à des métropolitains –, ces derniers qui n'étaient que 3 200 dans l'île en 1961, étaient 37 400 en 1990 et 80 000 en 2006. Or la surreprésentation des métropolitains dans le corps des fonctionnaires d'État au cours des quarante premières années de la départementalisation est flagrante et plus encore dans les catégories socio-professionnelles supérieures : au recensement de 1982, les métropolitains ne représentaient que 4 % de la population réunionnaise mais 53 % des cadres de la fonction publique.

Comment aurait-il pu en être autrement au vu des politiques éducatives alors mises en oeuvre à La Réunion ? Jusqu'aux années soixante-dix, époque où la majeure partie de la population créole est encore analphabète, les conditions sont loin d'être réunies pour que l'institution scolaire se développe à hauteur des besoins observés, l'essentiel de l'effort ayant été concentré sur le primaire, pour accueillir les enfants dans une société qui n'a pas encore achevé sa transition démographique. La population âgée de quinze ans et plus compte 9 % de diplômés en 1954, 11 % en 1961 et 13 % en 1974, soit une augmentation de quatre points en l'espace de vingt ans. En 1990, 70 % de la population de quinze ans et plus est encore dépourvue de diplômes, et 20 % possède un niveau de diplôme inférieur au baccalauréat.

Cette inertie du système scolaire a participé jusqu'aux années quatre-vingt-dix à la stabilité du système social. Si le rattrapage progressif du taux de scolarisation et l'allongement de la durée des études ont permis depuis une amélioration sensible, sinon remarquable, du niveau de formation de la population réunionnaise, celle-ci reste en deçà des indicateurs observés à l'échelle nationale, la proportion de bacheliers restant par exemple inférieure de dix points à la moyenne nationale. En 2012, on recense un Réunionnais sur quatre, âgé de quinze à trente-quatre ans, et un sur deux, âgé de quinze à vingt-quatre ans, qui ont terminé leur scolarité sans avoir obtenu de diplôme, soit deux fois plus qu'en France métropolitaine.

Cette sous-qualification de la population contribue à maintenir le chômage à un niveau élevé sur un marché du travail de plus en plus qualifié et qui, encore aujourd'hui, continue d'avantager les métropolitains, toujours surreprésentés dans les catégories professionnelles supérieures.

Dans l'ensemble, la structure des catégories socio-professionnelles (CSP) reste dominée à La Réunion par des positions appartenant aux catégories populaires et à la petite classe moyenne : un emploi sur cinq relève des métiers de service aux particuliers et le second type d'emploi dominant est celui d'ouvrier. Le salaire moyen est ainsi de 12 % inférieur à celui de la France métropolitaine.

Si les emplois occupés se situent en bas de l'échelle sociale, il ne faut pas perdre de vue en outre que près d'un Réunionnais sur deux appartient à la catégorie des inactifs, globalement constituée de personnes disposant de faibles ressources, notamment les personnes âgées, une grande partie des retraités ayant été faiblement insérés dans l'économie salariale et étant contraints d'avoir recours aux minima sociaux : en 2008, 45 % des personnes âgées de plus de soixante-cinq ans percevaient l'allocation vieillesse, contre 5, 4 % en métropole.

Cette structure de classe marquée par l'inégalité et la pauvreté se lit parfaitement dans les statistiques de l'INSEE. En 2008, 49 % des ménages réunionnais vivaient sous le seuil de pauvreté nationale, contre 13 % en métropole ; 36 % bénéficiaient de la couverture médicale universelle complémentaire, contre 6 % en métropole ; 20 % bénéficiaient du RMI, contre 3,4 % à l'échelle nationale, et, selon les données les plus récentes, un quart des ménages bénéficient des minima sociaux.

La sociohistoire de la départementalisation montre ensuite qu'il a fallu du temps pour que l'économie de transfert se mette en place et que les inégalités reculent. Jusque dans les années soixante-dix et quatre-vingt, les quelques prestations sociales et familiales versées dans les DOM étaient assez peu appropriées au contexte local.

Comme le précise l'article 73 de la Constitution de 1946 : « Le régime législatif des départements d'Outre-Mer est le même que celui des départements métropolitains, sauf exception déterminée par la loi ». Or des exceptions, il y en aura et, suivant le principe de la parité sociale, on mettra en place des critères d'éligibilité singuliers, des montants minorés, notamment en matière de politique familiale afin de contrer les tendances natalistes des DOM – je vous renvoie ici aux travaux d'Arlette Gautier.

Il faudra en fait attendre l'arrivée du RMI en janvier 2009 pour qu'une véritable protection sociale apparaisse dans les DOM. À La Réunion, un ménage sur deux demande le RMI, et un sur quatre en sera bénéficiaire à la fin de l'année.

Le revenu minimum d'insertion va donc devenir rapidement une composante importante de l'économie des pauvres, une économie de survie, qui va malgré tout permettre une amélioration sensible des conditions de vie. Vingt ans plus tard, le constat perdure et, en 2008, à la veille du remplacement du RMI par le RSA, 12 % des allocataires du RMI résident dans les DOM, alors que ces départements ne représentent que 3 % de la population française, soit un rapport de un à quatre.

On peut en conclure qu'avec, d'un côté, un sur-salariat porté par la fonction publique – lequel s'accompagne en outre d'une sur-rémunération qui, sur des territoires où les minima sociaux sont minorés ne fait que durcir les inégalités – et, de l'autre, un sous-salariat adossé à une situation de chômage de masse, la société réunionnaise demeure une société duale, comme l'était la société de plantations, divisée entre les grands propriétaires terriens et les « sans terre ».

Si ce statu quo social s'explique par les contraintes objectives déjà évoquées – chômage de masse, structure de l'emploi, pressions démographiques, faiblesse des qualifications – il s'explique aussi par des mécanismes de reproduction sociale particulièrement prégnants dans le cadre des anciennes sociétés de plantations coloniales, inégalitaires par essence et où les inégalités ont été érigées en habitus, pour reprendre la terminologie bourdieusienne, c'est-à-dire durablement intériorisées : avoir été gouverné pendant plus de trois siècles par un régime politique, juridique et économique aussi violent que l'était le régime colonial laisse des traces. Il est ainsi impossible de comprendre le poids et la mécanique du RMI à La Réunion sans faire le détour par l'histoire, qui donne les clefs de lecture permettant d'expliquer la manière dont est envisagée la fonction sociale du travail dans une ancienne société de plantations où le salariat est loin d'avoir été pourvoyeur de droits pour tous.

Globalement, l'économie mise en place dans le cadre de la départementalisation a donc davantage déplacé que supprimée les conditions originelles de production des inégalités. Aujourd'hui, ces fortes inégalités qui caractérisent la société réunionnaise, comme celles des autres DOM, posent évidemment un certain nombre de questions politiques économiques et sociales, avec, en ligne de mire, l'enjeu de maintenir une certaine cohésion sociale dans une société socialement fracturée.

Se posent en particulier un certain nombre de questions quant à l'avenir et aux conditions d'intégration de la jeunesse domienne, particulièrement touchée par le chômage et la précarisation de l'emploi.

Si les générations précédentes, encore marquées par la structure fondamentalement inégalitaire de la société de plantations, ont intégré dans leur mode de vie les situations de pauvreté et d'inégalité qui étaient les leurs, qu'en est-il des nouvelles générations ? Sont-elles prêtes à accepter une reproduction des inégalités ? La jeunesse actuelle est une génération charnière, coincée entre des aspirations de rupture avec les positions sociales inférieures des générations précédentes et des conditions contemporaines d'intégration économiques qui, dans bien des cas, les renvoient à ces mêmes positions sociales. Dans ces conditions les inégalités peuvent être perçues comme des iniquités, lesquelles constituent un terreau fertile pour la contestation et la violence sociales

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