Intervention de Jean-Yves Le Déaut

Réunion du 3 mars 2016 à 9h00
Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Yves Le Déaut, député, président :

La dernière audition par l'OPECST du président de la CNIL est assez ancienne, puisqu'elle remonte au 9 février 2011. À l'époque, le président Alex Türk avait suggéré un rapprochement entre notre secrétariat et votre direction de l'innovation et de la prospective. Son courrier datait du 11 mars 2011, le jour même du choc du raz de marée sur la centrale nucléaire de Fukushima, qui a bousculé complètement les priorités de l'OPECST pour de nombreux mois. Mais c'est justement dans un esprit de travail conjoint que nous avons souhaité échanger avec vous ce matin, selon un mode informel, sur un sujet qui nous semble important.

Nous souhaitions entendre votre avis dans le cadre d'une réflexion sur les objets connectés que l'OPECST a engagée à l'occasion d'une audition publique que nous avons organisée en juillet 2015 sur la place du traitement massif des données dans l'agriculture, sujet qui n'est pas traité en tant que tel dans le projet de loi sur la République numérique, alors qu'il nous semble correspondre à un enjeu pour de nombreux secteurs de l'économie.

Les fabricants américains et japonais d'équipement agricole truffent en effet leurs tracteurs et leurs machines de capteurs, dans le but de récupérer des données qui vont alimenter, après des traitements massifs en Big Data, des services d'agriculture de précision.

En clair, l'information recueillie sur les conditions d'exploitation permet de créer des systèmes de pilotage automatique qui vont optimiser la distribution de graines, d'engrais ou d'insecticides en fonction des besoins du sol, définis au mètre carré près.

Ces systèmes de pilotage économique permettent donc à la fois de diminuer les coûts d'exploitation, en optimisant les volumes d'intrants utilisés, et de réduire l'empreinte environnementale de l'agriculture.

Le problème est que les données récupérées par les capteurs le sont souvent à l'insu des agriculteurs et ne sont pas accessibles pour d'autres fournisseurs éventuels de service d'agriculture de précision.

À l'inverse, l'Agence spatiale européenne a ouvert des services en Open Access de fournitures de données sur l'agriculture récupérées par des satellites du programme EO « for » Food (EO4Food). Les fabricants américains et japonais d'équipement agricole y ont donc accès pour affiner la qualité de leurs services.

La question que nous nous posons est la suivante : par quel instrument juridique pourrait-on obliger ces fabricants américains et japonais à fournir, eux aussi, en mode Open Access les données qu'ils récupèrent sur les machines utilisées en France ?

Le but n'est pas de leur interdire cette récupération de données mais de faire en sorte que celles-ci soient accessibles à des concurrents européens sur le marché des services d'agriculture de précision. L'accès aux données, même contre rémunération, garantirait ainsi la possibilité d'une offre concurrente, indépendamment de la fourniture, par ailleurs, d'équipements matériels.

Ce schéma d'une obligation de répondre à une demande d'accès aux données dès lors que celles-ci ont été produites dans le cadre d'une activité effectuée sur le territoire national pourrait s'envisager plus généralement pour d'autres secteurs. Il y a là un besoin juridique qui est lié à la multiplication des objets connectés dans toutes les activités.

La discussion devant l'Assemblée nationale du projet de loi pour la République numérique n'a pas abordé directement cette question. C'est pourquoi l'objectif de l'OPECST serait de profiter de la première lecture de ce projet de loi au Sénat pour introduire à bon escient un dispositif permettant, sinon de résoudre, du moins d'engager un processus pour progresser sur cette question. Comme vous le savez peut-être, le sénateur Bruno Sido, notre Premier vice-président, sera en bonne position pour porter des amendements, puisqu'il sera rapporteur pour avis au nom de la Commission des affaires économiques.

Il faudrait passer d'une situation de non-droit absolu, qui encourage ce pillage clandestin des données, à une situation où un opérateur français ou européen pourrait revendiquer devant un juge un droit d'accès à ces données collectées, quitte à verser une rémunération en contrepartie.

Pour mettre fin à ce droit de pillage clandestin, une démarche en deux étapes pourrait être envisagée.

La première étape consisterait à rendre cette collecte de données transparente. C'est la piste selon laquelle on pourrait considérer comme « personnelles » les données collectées. En effet, par retro-traitement, ces données donnent des renseignements sur celui qui a accompli les gestes générateurs. De plus, dans certains cas, le lien entre les données collectées et les personnes sont directs : les données recueillies lors de l'exploitation d'un champ sont couplées aux coordonnées géodésiques du champ, qui a un propriétaire, un gérant, un exploitant ; la commande des victuailles à renouveler dans le réfrigérateur indiquera comme adresse de livraison celle du propriétaire du réfrigérateur.

C'est principalement pour nous aider à y voir plus clair sur cette possibilité d'assimiler les données produites par des objets connectés avec des données personnelles que nous vous avons sollicitée. La CNIL a participé aux travaux d'élaboration de la nouvelle réglementation européenne sur les données personnelles, notamment en contribuant aux réflexions du « Groupe de travail de l'article 29 » (G29) dont elle est membre. Ce G29 a produit, en octobre 2014, une « Opinion » sur l'Internet des objets (Internet of Things) qui est assez ouverte sur le point qui nous intéresse (pages 10 et 11). Y-a-t-il eu, depuis lors, des échanges qui ont permis de définir une position plus affirmée ?

La reconnaissance juridique du caractère personnel des données permettrait de mettre en oeuvre l'arsenal de la loi de 1978, et notamment d'ouvrir un droit d'information et de rectification aux personnes intéressées. Cette simple requalification permettrait donc, presque sans texte supplémentaire, de passer du pillage à l'insu des personnes concernées, à une collecte transparente.

Dans un second temps, il faudrait envisager un régime d'Open Access qui pourrait concerner d'ailleurs plus l'ARCEP que la CNIL, car il s'agirait en quelque sorte d'établir un droit similaire à celui de l'obligation d'accès mutualisée aux infrastructures de base pour les offreurs de service dans les activités de réseaux comme les télécoms ou la poste. En effet, il ne nous semble pas extravagant de considérer que les données collectées sur le territoire national devraient pouvoir alimenter en aval, moyennant une juste rétribution, des services d'agriculture de précision concurrents.

Une piste pourrait consister à considérer les données comme appartenant à celui qui effectue les gestes permettant de les produire : conduire son tracteur, sortir des victuailles de son réfrigérateur, etc. Dans ce cas, c'est l'auteur des gestes générateurs qui disposerait d'un droit à récupérer les données, en dépit du droit intellectuel du collecteur sur la constitution de la base de données. Il pourrait librement transférer ce droit à un offreur de service concurrent qui rémunèrerait directement le collecteur initial et le propriétaire des données.

Ces situations sont complexes, et il sera sans doute difficile de créer un régime juridique pertinent du premier coup. Mais l'OPECST est pleinement dans son rôle lorsqu'il explore, en amont de la loi, les difficultés juridiques créées par les avancées technologiques, et c'est pour nous aider à avancer dans nos réflexions que nous vous avons conviée ce matin.

Donc, la CNIL a-t-elle un avis sur cette idée que les données collectées par les objets connectés pourraient relever du régime des données personnelles, notamment à cause des progrès du Big Data qui permettent d'avoir des informations sur celui dont les gestes produisent les données captées par les objets connectés ?

Avant de vous donner la parole, madame la présidente, je voulais signaler la présence à nos côtés, pour nous appuyer éventuellement sur certains points techniques, de M. Claude Kirchner, conseiller du président de l'INRIA, qui suit de longue date les travaux de l'OPECST pour toutes les questions touchant au numérique.

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