Intervention de l'amiral Édouard Guillaud

Réunion du 11 juillet 2012 à 9h30
Commission de la défense nationale et des forces armées

l'amiral Édouard Guillaud, chef d'état-major des armées :

Madame la présidente, mesdames, messieurs les députés, permettez-moi de saluer celles et ceux d'entre vous qui rejoignent les rangs de la Commission de la défense nationale et des forces armées. La défense est un domaine qui rassemble au-delà des sensibilités politiques. Votre commission en est l'illustration et les militaires y trouvent toujours des interlocuteurs très attentifs, très investis et très compétents. Mon exposé liminaire, qui sera volontairement relativement long, abordera une partie des quatre sujets que vous venez d'évoquer, madame la présidente. Je répondrai ensuite à vos questions.

Le contexte d'aujourd'hui est celui du lancement de travaux déterminants pour notre outil de défense. C'est celui de la révision du Livre blanc et de la préparation d'une nouvelle loi de programmation militaire. Nous savons que ces travaux seront conduits dans un contexte économique et financier difficile, très difficile. Le Président de la République a précisé que la mission « Défense » ne serait pas une variable d'ajustement, mais qu'elle contribuerait aux efforts financiers de l'État dans les mêmes proportions que les autres missions budgétaires. « Ni plus, ni moins », le ministre de la défense vous l'a redit la semaine dernière.

Nous savons que cela signifie pour notre pays le réexamen de nos ambitions, et pour nos armées celle de nos ressources et donc de nos capacités. Cela imposera des choix conséquents. L'unité de temps des programmes d'armement et celle des ressources humaines, c'est la dizaine d'années. Cela n'est pas l'annualité budgétaire ni même la législature. Toute discontinuité a des impacts stratégiques, opérationnels, industriels et économiques. Ces impacts sont parfois irréversibles. En général, ils sont peu visibles à court terme, mais ils sont extrêmement prégnants dès le moyen terme – quatre, cinq, huit ans. Or, la guerre ne se prévoit pas toujours et la guerre que l'on imagine est rarement celle que l'on fait.

Vous serez donc amenés à faire des choix, au nom de la représentation nationale. Je vous fournirai tous les éléments d'appréciation dont je dispose en ma qualité de premier des militaires : conseiller militaire de l'autorité politique, commandant des opérations militaires sous l'autorité du Chef des armées et responsable de la programmation militaire. Je traduirai en capacités opérationnelles pour nos forces armées les ambitions qui seront fixées. Je vous indiquerai les conséquences prévisibles des options retenues.

Dans quelques jours, nos armées se présenteront aux Français. Le défilé du 14 juillet est toujours pour les militaires un moment de fierté partagée avec leurs concitoyens. Et celle-ci est largement justifiée : la France dispose d'une belle armée, dont les succès sont reconnus sur la scène internationale. Mais aujourd'hui, cet outil présente des fragilités qui, dans le contexte économique et financier que nous connaissons, pourraient sous peu affecter sa cohérence. Ce sont ces atouts et ces points de vigilance que je souhaite vous présenter.

J'évoquerai pour commencer les missions de nos armées sur les théâtres extérieurs et sur le territoire national. Je vous présenterai un point de situation de nos réformes. Je poursuivrai en abordant les enjeux majeurs qui, à mon sens, devront guider les réflexions. Je terminerai par un bilan de nos coopérations multinationales.

Nos armées sont construites et organisées pour permettre à la France d'assurer de façon souveraine sa défense et celle de ses citoyens. Nos armées permettent aussi à la France d'honorer son statut de membre permanent du Conseil de sécurité de l'Organisation des Nations unies, doté d'un droit de veto. Cela implique des droits et des devoirs sur la scène internationale.

Je traduis cela par un socle d'ambitions militaires, qui repose sur trois piliers : la défense de nos intérêts vitaux, notre « assurance-vie » ; la garantie de la sécurité des Français où qu'ils soient, notre « assurance maladie » ; la contribution, au titre de nos responsabilités internationales, au maintien de la paix et de la sécurité internationale, notre « assurance multirisques ».

L'assurance-vie de la Nation, c'est notre dissuasion nucléaire. Les deux autres piliers relèvent plus des fonctions stratégiques de connaissance et d'anticipation, de prévention, de protection et d'intervention. Ces fonctions sont transverses et complémentaires. Il faut, en particulier, anticiper les risques et les menaces, connaître les intentions et le dispositif adverses pour dissuader l'agression, protéger notre territoire, intervenir si nécessaire.

Je voudrais commencer par dresser trois constats.

Premier constat : les armées françaises sont des armées professionnelles totalement organisées autour de leur vocation : les opérations. Elles interviennent de manière continue, depuis bientôt trente ans, sur les théâtres d'opérations extérieures, y compris les plus exigeants. Sur le territoire national, en métropole comme dans les DOM-COM, elles assurent des missions permanentes et sont toujours prêtes à s'engager en appui de l'action de l'État en cas de crise grave. Les unités militaires de la sécurité civile vont d'ailleurs participer cette année au défilé du 14 juillet.

Aujourd'hui, environ 8 000 hommes et femmes sont engagés dans une vingtaine d'opérations extérieures menées dans un cadre national ou multinational – ONU, UE, OTAN. Ils remplissent des missions aussi diverses que la formation de militaires, le maintien de la paix ou la lutte contre la piraterie : 3 400 sont déployés en Afghanistan – ils seront moins de 1 400 le 1er janvier prochain –, 900 au Liban, 900 au Tchad, 500 en océan Indien, 300 au Kosovo.

Il convient d'y ajouter : 4 700 militaires déployés à l'étranger, en mer ou à terre, au titre de nos accords de défense, de notre dispositif pré–positionné et de nos actions de coopération ; 8 300 militaires outre-mer au titre de nos forces de souveraineté et 2 300 mobilisés en permanence pour la protection du territoire national – police du ciel, surveillance de nos approches maritimes, Vigipirate, etc.

Il faut enfin ajouter celles et ceux qui contribuent à la mise en oeuvre permanente de la dissuasion nucléaire dans ses deux composantes, à la mer ou en alerte dans leurs unités, ainsi que celles et ceux prêts à partir dans le cadre de nos dispositifs de réaction rapide. Nous avons en permanence 5 000 hommes et femmes prêts à être déployés n'importe où dans le monde en cas de besoin.

Deuxième constat : notre outil de défense est efficace et souple. Il sait s'adapter aux crises actuelles, qui imposent à chaque fois des combinaisons de capacités et des modes d'action différents.

Notre outil de défense est réactif, parce que notre processus de décision politico-militaire fonctionne en boucle courte, parce que nos forces sont bien formées et bien entraînées et parce que certaines d'entre elles sont pré-positionnées au plus près de leur zone d'engagement – je veux parler des forces de présence. Premier exemple : en 2008, nous avons évacué 1 750 ressortissants français et européens du Tchad en moins de huit jours. Second exemple : le 19 mars 2011, nous desserrions l'étau sur Benghazi moins de quarante-huit heures après le vote de la résolution 1973.

Notre outil est polyvalent : polyvalence des matériels, polyvalence des hommes surtout. Notre Rafale réalise toutes les missions de l'aviation de combat. Chacun des trente-cinq bâtiments en permanence à la mer est à la fois un navire de guerre en mission et un représentant de l'action de l'État en mer. Toutes les unités de l'armée de terre sont en mesure d'être déployées en Afghanistan et de contribuer à Vigipirate. Sur le théâtre afghan, ce sont les mêmes soldats qui combattent les Talibans, encadrent la formation de l'armée nationale afghane et qui contribuent à la protection des populations.

Notre outil est endurant, adapté au rythme très aléatoire de la résolution des crises. Certaines opérations sont ponctuelles, comme l'évacuation de ressortissants conduite au Liban en 2006. D'autres couvrent quelques mois, comme la guerre du Golfe en 1991 ou la Libye en 2011. Le plus souvent, certains de nos moyens sont engagés pendant plusieurs années : nous sommes au Liban depuis 1978, au Tchad depuis 1986, au Kosovo depuis 1999, en Afghanistan depuis fin 2001. Quant à la contribution à l'ONUST, mission d'observation de l'ONU en Syrie, en Israël et au Liban, elle remonte à juin 1948 !

La conclusion de ce deuxième constat est que notre outil de défense offre jusqu'à présent un « rapport qualité-prix » exceptionnel. Même si comparaison n'est pas raison, les chiffres parlent d'eux-mêmes.

La Force océanique stratégique – FOST – est mise en oeuvre par 3 200 marins, effectif équivalent à celui des agents municipaux d'une ville comme Montpellier. L'effectif de l'armée de l'air est équivalent à celui de la RATP. Le groupe PSA pèse en effectifs deux fois plus que l'armée de terre.

L'Allemagne consacre à sa défense un budget comparable alors qu'elle ne dispose pas de dissuasion nucléaire et qu'elle est moins impliquée que nous sur la scène internationale. L'armée britannique, notre armée presque jumelle, dispose d'un budget supérieur de 40 %.

Troisième constat : la France appartient au club très restreint des puissances militaires autonomes.

Nous bénéficions d'un outil militaire quasi complet, c'est-à-dire doté de capacités d'appréciation de situation et d'action cohérentes avec notre ambition d'agir seuls, s'il le faut, et de prendre la tête d'une coalition européenne ou de tenir notre rang au sein d'une coalition internationale.

Nous disposons d'une dissuasion nucléaire autonome et crédible, de capacités de renseignement diversifiées, de la capacité à commander des opérations multinationales et à couvrir l'ensemble des phases d'une intervention militaire, depuis l'entrée en premier jusqu'à la stabilisation de la situation.

Nous disposons d'une marine océanique, présente sur toutes les mers du globe. Notre marine est, toutes proportions gardées, la seule au monde avec l'US Navy à aligner un panel complet de capacités.

Notre approche des opérations militaires combine rusticité, adaptabilité, maîtrise du feu, éthique et respect des cultures. C'est ce que nos alliés appellent la French touch. Ces atouts font de nous des leaders européens, des interlocuteurs crédibles des États-Unis et des acteurs majeurs au sein de l'Union européenne et de l'OTAN.

L'année 2012 est marquée par une réduction de nos engagements en opérations extérieures. Vous le savez, le Président de la République a décidé d'accélérer le retrait de notre dispositif en Afghanistan. Celui-ci passera de 3 600 militaires au 1er janvier 2012 à 1 400 au 31 décembre 2012. Cette diminution concerne principalement la Task Force « La Fayette » et les conseillers insérés dans l'armée afghane – les Mirage 2000 sont rentrés hier de Kandahar. Le désengagement du matériel et des équipements associés prendra plus de temps et devrait s'étaler jusqu'à l'été 2013, la réouverture de la voie terrestre par le Pakistan nous permettant d'être plus sereins sur la tenue du calendrier et la sécurité mise au premier plan par le Président de la République. Il ne restera ensuite que 400 à 500 soldats français pour la formation de l'armée afghane, la tenue de l'hôpital militaire de Kaboul, la gestion de l'aéroport de Kaboul et quelques personnels insérés dans les états-majors.

Nos dispositifs au Liban et dans les Balkans ont également été adaptés. Grâce à la passation progressive des actions de sécurité aux forces armées libanaises, notre participation à la FINUL est passée, cette année, de 1 350 à 850 soldats – nous étions encore 1 600 il y a deux ans. Au Kosovo, où nous sommes également présents, le dispositif évoluera en fonction de la situation politique. Le Kosovo dispose en effet désormais de la totalité des attributs d'un pays indépendant, mais sa situation est fragile.

Au bilan et dans les circonstances actuelles, nous devrions être, à la fin de l'année, à un étiage historiquement bas depuis vingt-cinq ans, avec moins de 5 000 hommes en opérations extérieures – à conditions constantes, bien sûr. Je rappelle que 13 500 hommes ont été engagés en OPEX au plus fort de l'année 2011, que ce niveau d'engagement n'a jamais été inférieur à 10 000 au cours des dix dernières années et qu'il s'établit à 12 600 en moyenne sur les vingt dernières années.

Il faudrait néanmoins se garder de tirer de ce constat des conclusions hâtives et de verser dans l'irénisme ! Cette contraction est circonstancielle. Le monde n'est pas moins dangereux. Il reste incertain. L'Afrique du Nord, le Sahel, le Proche et le Moyen-Orient, l'Asie centrale sont agités par une instabilité chronique. Le risque de prolifération nucléaire est avéré – je pense à l'Iran, bien sûr. Le poids relatif des mers, de l'espace et du « cyber » - ce que nous appelons les « espaces communs » - dans les enjeux de sécurité augmente.

Ce paysage n'est certainement pas exhaustif. Il n'inclut pas – et pour cause – les surprises stratégiques.

Nous serons surpris, c'est certain. Nous serons impliqués dans d'autres crises, c'est également certain. Comme il est certain que la physionomie de nos engagements futurs bousculera nos références. Nos engagements passés et présents ne peuvent couvrir tout le spectre des possibles. Nos adversaires nous attendront sur des terrains que nous ne maîtrisons pas encore. Parce que le contournement est, depuis toujours, l'une des lois de la guerre !

Nous serons donc surpris, mais nous n'avons pas le droit d'être démunis. C'est notre responsabilité collective vis-à-vis de la Nation ! C'est pour cela que je vous parlais d'adaptabilité, de réactivité, de souplesse, et c'est pour cela que je vais vous parler de cohérence.

Selon la Cour des comptes, les dépenses militaires mondiales ont augmenté de 50 % ces dix dernières années. Le monde réarme, mais l'Europe désarme : elle ne consacre plus que 1,6 % de son PIB à ses dépenses de défense, à comparer aux 5 % des États-Unis et aux chiffres imposants de la Chine même si personne ne sait vraiment les calculer. L'Europe désarme alors que la nouvelle posture stratégique américaine est en train de basculer vers la zone Asie–Pacifique. Le confort du parapluie américain est peut-être en train de trouver ses limites.

Vous le savez, des Vingt-sept, la France est le pays le plus volontariste pour une défense européenne. Elle a été, depuis Saint Malo, en 1998, à l'origine de toutes les initiatives capacitaires et opérationnelles. C'est elle qui a fait lancer la première opération en Macédoine en 2003 et c'est elle qui est à l'origine de la lutte contre la piraterie. Avec le Royaume-Uni, nous pesons 50 % des dépenses de défense de l'Union. La France a également assuré le leadership des principales opérations militaires conduites sous la bannière de l'Union européenne – Artémis en 2003, EUFOR en République démocratique du Congo en 2008. Un déclassement militaire de la France repousserait sans fin la consécration d'une ambition de défense pour l'Europe.

Seconde conclusion dont il faut se garder : la baisse – conjoncturelle – de nos engagements diminuerait nos besoins. Ce serait oublier que le temps du développement capacitaire est long, très long ! Le développement, l'industrialisation, l'emploi et le démantèlement d'un matériel militaire se mesurent en dizaines d'années. Ils impliquent des capacités industrielles pointues et dédiées. Tout renoncement est potentiellement irréversible. Pour un char de combat, entre le début de conception et le démantèlement du dernier exemplaire, s'écoulent soixante ans. Et pour un navire, ce sont soixante-dix ans.

De plus, une capacité ne se résume pas à un matériel. Il faut recruter, former et entraîner le personnel qui le sert. C'est ce personnel qui fait la différence. Le recrutement et la formation de spécialistes nécessitent entre cinq et dix ans, parce que les matériels sont de plus en plus complexes et parce qu'ils évoluent dans des environnements de plus en plus exigeants. Ce n'est pas rien, cela s'anticipe.

Mais c'est encore peu au regard du temps nécessaire à une vraie acculturation. Notre expertise, notre culture de l'engagement sont les résultats de décennies d'opérations variées, de réflexion, d'expérimentation, de transmission du savoir. Dans ce domaine des savoirs et des savoir-faire, un abandon censé être temporaire peut s'avérer définitif !

Et pourtant, l'histoire de nos armées est celle d'une adaptation permanente. Nos armées savent qu'il faut s'adapter. Elles savent s'adapter. Elles s'adaptent. Sous l'effet conjugué de la révision générale des politiques publiques (RGPP) et du Livre blanc de 2008, elles mettent en oeuvre une réforme profonde de leur organisation et de leurs modes de fonctionnement, la plus importante depuis la réforme Messmer de 1962. Et elles le font tout en assumant leurs engagements opérationnels : pendant les travaux, la vente continue !

Cette transformation s'articule autour de deux volets interdépendants.

Premier volet : l'adaptation de l'outil militaire à l'évolution du contexte géopolitique et des menaces. Il s'agit non seulement de la modernisation des capacités militaires, de la réorientation des efforts sur les zones prioritaires, du renforcement de la fonction stratégique de « connaissance et anticipation », mais aussi de la réduction des contrats opérationnels et donc des formats des armées. Par exemple, en cas de conflit majeur, le contrat maximal, à la fin des années quatre-vingt-dix, visait 50 000 hommes ; ce nombre s'établit à 30 000 depuis 2008.

Second volet : les restructurations de défense et les rationalisations, le but étant de dégager les ressources nécessaires à la réalisation des objectifs du Livre blanc et de sa traduction législative, la loi de programmation militaire. La totalité des économies réalisées devait être consacrée à l'amélioration de la condition du personnel et au renouvellement des équipements. Il ne s'agit pas de faire plus avec autant, ni de faire mieux avec moins, mais autant avec moins. Je devrais dire qu'il s'agit d'essayer de faire au mieux avec moins !

Une armée plus resserrée, mais sans doute mieux adaptée aux défis contemporains, mieux équipée, mieux entraînée. Tel était le mot d'ordre de cette réforme.

Premier constat : la transformation des armées se déroule conformément aux échéances qui nous avaient été fixées. Elle est conduite avec discipline, « sans broncher », même si l'adhésion du personnel doit être confortée – j'y reviendrai.

La plus grande partie des restructurations territoriales aura été réalisée à la fin de l'année 2012. Dans cette logique, soixante bases de défense ont été créées et les soutiens ont été centralisés, « interarmisés » et rationalisés.

Centraliser les fonctions autrefois réalisées, par souci de proximité, dans les régiments, les bases navales ou les bases aériennes n'est pas simple. Nous ne sommes pas au bout du chemin. Vous en entendez certainement parler dans vos circonscriptions.

Deuxième constat : le plan de déflation des ressources humaines est respecté pour l'instant, mais le plus dur reste à faire. Nous avons déjà supprimé plus de 32 000 postes. Aujourd'hui, nous sommes en avance sur la trajectoire prévue. Nous le resterons sans doute. Mais après avoir dissous des unités constituées, c'est désormais en poursuivant la rationalisation des soutiens que nous recherchons les gains en effectifs qu'il nous reste à faire.

Aujourd'hui, pour les armées et les services qui en dépendent, il reste 16 000 postes à déflater. Entre-temps, des arbitrages ont été rendus pour adapter nos capacités au contexte stratégique – je pense au renforcement de notre base aux Émirats arabes unis, à l'outre-mer –, à des contraintes d'aménagement du territoire et à des besoins supplémentaires – par exemple en matière de cyberdéfense. Ces arbitrages correspondent à 4 000 postes que j'aurai le plus grand mal à identifier sans nouvelle mesure.

Troisième constat : la réforme ne produit pas encore toutes les économies attendues. C'est normal : on sait que, par construction, toute réforme coûte avant de commencer à rapporter. Ici même, il y a deux ans, j'avais indiqué que les gains étaient attendus à partir de 2013 au plus tôt. J'observe que nos amis allemands font exactement le même constat.

La programmation militaire 2009-2014 misait, en plus, sur des ressources gagées sur la masse salariale, sur des recettes exceptionnelles et sur l'exportation de certains de nos matériels. Ces ressources n'ont pas toutes été au rendez-vous, ou pas toujours au niveau attendu.

Le financement de nouveaux postes, parfois très qualifiés et donc coûteux – par exemple en matière de cyberdéfense ou de gestion des conséquences de Fukushima –, les mesures d'accompagnement des départs, le recul de l'âge de la retraite ont contraint la gestion de la masse salariale. Les recettes exceptionnelles ont été à la fois tardives et globalement en deçà des prévisions. Nos fleurons technologiques n'ont pas été exportés autant que nous l'espérions, nous contraignant encore un peu plus.

Quatrième constat : les crédits affectés à la maintenance de nos matériels, aux rémunérations et charges sociales, au fonctionnement de nos bases de défense ont été sous-estimés lors de l'établissement de la loi de programmation militaire 2009-2014 ou ont été l'objet d'abattements manifestement trop volontaristes.

Cette sous-estimation a deux causes principales. La première est une contrainte majeure imposée par Bercy, par exemple la sous-dotation systématique en matière de rémunérations et charges sociales. La seconde est l'insuffisante prise en compte de l'effet cumulatif de l'augmentation du coût de maintenance des matériels anciens, en fin de vie, dont l'entretien coûte plus cher, et du coût de maintenance des matériels nouveaux, encore immatures, dont les coûts d'entretien sont très élevés. Or, les réformes structurelles ne sont pas une réponse suffisante pour compenser l'envolée des coûts du soutien des matériels.

Au bilan, en termes de capacités, la traduction intégrale de l'ambition politique qui nous a été fixée n'est plus tenable.

Côté pile, la LPM a été respectée à 98 % sur la période 2009-2011, ce qui correspond à moins de 2 milliards d'euros d'écart sur ces trois années. Elle a été respectée d'un point de vue comptable. Côté face, elle ne l'a pas été dans son architecture : l'absence d'export de nos matériels et le retard des recettes exceptionnelles, dont je vous ai parlé, nous ont amenés à revoir notre nomenclature de dépense et d'engagement.

En outre, à partir de 2011, la contribution de la défense à la politique gouvernementale de maîtrise des finances publiques a conduit à des arbitrages dans la programmation budgétaire triennale 2011-2013. Ces arbitrages diminuent déjà les ressources budgétaires de 3,6 milliards d'euros par rapport au niveau défini en loi de programmation militaire.

Enfin, si les dépenses de la mission « Défense » étaient soumises à la règle d'évolution dite « zéro valeur » sur la période de la prochaine programmation budgétaire triennale 2013-2015, la perte supplémentaire de ressources par rapport à la trajectoire initiale déterminée par le Livre blanc – qui prévoyait pour la période 2009–2020 377 milliards d'euros en valeur 2008 – serait de l'ordre de 10 milliards d'euros. Cela représenterait à peu près une annuité des crédits de nos programmes d'armement. Ce serait considérable.

Nous sommes de nouveau à l'heure des choix. C'est bien l'objet de la révision du Livre blanc et de la loi de programmation à venir. Ces travaux vous conduiront à voter les crédits correspondant au niveau d'ambition que vous aurez approuvé. Car c'est bien vous qui approuverez cette ambition.

Ambition politique, mais aussi ambition opérationnelle. Quel rôle souhaitons-nous pour notre pays sur la scène internationale ? Quel rôle à l'Union européenne et dans l'Alliance atlantique ? Quelles opérations souhaitons-nous pouvoir mener ? Autant de questions structurantes, car si nos ambitions déterminent notre outil, inversement notre outil contraint nos ambitions.

Je voudrais d'ores et déjà appeler votre attention sur ce que je considère être la clé de voûte des travaux que nous allons conduire : je veux parler de la cohérence, c'est-à-dire de l'adéquation entre le niveau d'ambition que nous nous fixons et notre modèle d'armées. Pour nous militaires, cette cohérence dicte trois impératifs.

Premier impératif : il faut réfléchir non pas en termes d'équipement, mais en termes de capacité. Une capacité militaire, c'est la combinaison d'un équipement, d'un savoir-faire et du personnel qui le met en oeuvre. C'est l'une des « briques » nécessaires à la réalisation d'une mission. Par exemple, une force terrestre ne serait pas engagée aujourd'hui sans disposer d'appuis aériens. Cette force terrestre peut se comprendre comme une capacité d'intervention au sol. L'appui aérien est une autre capacité. Il mobilise non seulement des chasseurs-bombardiers ou des hélicoptères de combat, mais aussi des moyens de coordination dans la troisième dimension, des avions de ravitaillement, des drones, des équipes de guidage, etc. Si l'un de ces éléments manque, la mission ne peut être réalisée de manière efficace.

Deuxième impératif : une capacité doit être soutenable. Il faut, pour une capacité donnée, disposer de tout ce qui est nécessaire à son utilisation et à son entretien : les équipements, les rechanges et les consommables, dont le carburant et les munitions. Des matériels en nombre insuffisant, partiellement équipés ou indisponibles ne permettent pas de préparer correctement notre personnel à ses missions opérationnelles.

Troisième impératif : il faut en effet assurer à notre personnel – à tout le personnel – l'acquisition et l'entretien des savoir-faire nécessaires à ses missions.

Je l'ai dit, c'est surtout le personnel qui fait la différence. Il doit avoir une formation adaptée et un niveau d'activité suffisant. Pour fixer les idées, quelque 60 000 soldats de l'armée de terre et toutes nos unités de transport aérien et de chasseurs-bombardiers auront été déployés en Afghanistan sur la période 2002-2012. Nos doctrines d'emploi et nos savoir-faire opérationnels ont été constamment adaptés aux besoins de ce théâtre et aux standards d'une opération multinationale. Ces changements ont profité à toutes nos unités. C'est aussi ce qui nous a permis, l'an dernier, de répondre vite et bien tant en Côte d'Ivoire, en mars-avril, qu'en Libye, de mars à octobre.

Ces trois impératifs que je viens de mentionner sont les garants du respect de nos contrats opérationnels – qui découlent, je me répète, de l'ambition fixée – avec la réactivité, la polyvalence et l'endurance qui font la force de nos armées. Ils évitent deux écueils : un niveau de préparation opérationnelle globalement faible – par saupoudrage des moyens et par saupoudrage de l'activité – et le développement d'une armée à deux vitesses, certains seulement étant bien équipés et bien entraînés.

Aujourd'hui, je dois constater que la cohérence de nos armées est mise à mal. Certaines capacités nous font défaut, comme le SEAD – la suppression des défenses antiaériennes ennemies – en général indispensable pour entrer en premier. D'autres sont notoirement insuffisantes – je pense en particulier aux avions de ravitaillement ou aux drones volant à moyenne altitude et de longue endurance (MALE). D'autres, enfin, sont d'une conception suffisamment ancienne pour que leur modernisation, leur entretien ou leur mise aux normes d'exploitation actuelles devienne très coûteuse. Une grande part de nos matériels date des années soixante-dix et quatre-vingt : missiles Milan, véhicules de l'avant blindés (VAB), avions ATL2, hélicoptères Cougar entre autres. Nos vénérables Boeing ravitailleurs approchent de la cinquantaine !

La disponibilité de nos matériels devient fragile. Nos stocks de rechanges et de munitions doivent être surveillés avec attention. Nos meilleurs systèmes sont déployés sur les théâtres d'opérations – ce qui est normal – mais en contrepartie, la métropole s'entraîne avec des matériels plus anciens ou partiellement équipés. Il est par conséquent de plus en plus difficile de concilier l'engagement opérationnel et un entraînement de qualité. Or, l'entretien des compétences est un enjeu majeur, un enjeu d'avenir : les savoir-faire s'érodent avec le temps ; ils sont affectés par le renouvellement naturel des générations et le manque de pratique. Enfin, cet entraînement est la meilleure garantie de la sécurité des hommes que nous envoyons au combat.

Un entraînement de qualité est gage de succès opérationnel. Il est également l'un des moteurs du moral, surtout en période de réforme.

Le moral des armées est aujourd'hui au seuil d'alerte. L'engagement opérationnel, la variété des missions et la qualité des relations humaines dans les armées sont des facteurs très positifs et fédérateurs. Mais ils ne parviennent plus à masquer les inquiétudes sur l'avenir, d'autant que la situation de la majorité de notre personnel est précaire – 65 % des militaires sont des contractuels.

Dans l'ensemble, le personnel ressent une dégradation des conditions d'exercice du métier, en particulier dans les domaines du soutien. Il ne perçoit pas toujours la reconnaissance de ses efforts et de ses spécificités – j'entends celles du métier des armes. Il est tenté par le repli identitaire, celui de la couleur d'armée, alors que nous vivons dans un monde où le caractère interarmées et combiné s'impose ; les civils parleraient d'ardente obligation de synergie. Le rythme des réformes provoque une vraie lassitude. L'aspiration à une pause, à une stabilisation des structures est très largement partagée. La conduite de notre transformation devient de plus en plus difficile.

Tout cela m'amène à évoquer quatre points de vigilance qui tiennent en une formule : « Attention aux leurres ! »

Premier leurre : le « court-termisme ». Les décisions budgétaires prises dans les prochaines semaines ne doivent pas contraindre la déclinaison des conclusions du futur Livre blanc et de la prochaine loi de programmation militaire. Le budget 2013 et la prochaine loi de programmation des finances publiques ne doivent pas obérer l'avenir.

Deuxième leurre : la « réformite à la découpe ». Rationaliser une seule brique avec une vision cloisonnée, c'est déstabiliser tout l'édifice. Des ajustements seront sans doute nécessaires au regard de la contrainte budgétaire, mais ils devront être imprimés avec souplesse. À défaut, notre outil de défense sera profondément impacté, avec – je viens d'en parler – une dégradation du moral qui montre déjà des signes préoccupants.

Troisième leurre : les transpositions hâtives. Les problématiques de nos alliés ne sont jamais exactement les nôtres, même à ambitions comparables ! Les Britanniques viennent d'opter pour l'externalisation complète du soutien de leur armée de terre : resteront-ils maîtres de leurs choix lors de leurs prochaines opérations extérieures ?

Quatrième leurre : tout miser sur les partages et mutualisations capacitaires. La « Smart defence » de l'OTAN, le « Pooling and Sharing » de l'Union européenne sont des opportunités intéressantes, mais elles ne rempliront leur vocation que si elles sont vécues par tous comme un atout pour faire plus ensemble, et non comme une excuse pour faire moins chacun. Elles ne doivent pas être de simples esquives financières, au détriment de la base industrielle et technologique de défense (BITD) nationale et européenne.

Ce dernier point me conduit naturellement, avant de conclure, à aborder nos coopérations internationales, car il est bien évident que les travaux annoncés devront en tenir compte.

L'envie des Européens pour une défense commune reste faible. L'idée d'une Europe puissance ne fait guère d'émules. Pour beaucoup d'Européens, l'adhésion à l'OTAN se résume à des capacités militaires et des garanties de sécurité à moindre coût financier. La vraie question est non pas celle de l'opposition entre la politique européenne de sécurité et de défense commune (PSDC) et l'OTAN, mais celle de la volonté des Européens. C'est pour cela qu'à mes yeux, le chemin le plus réaliste aujourd'hui est celui des coopérations renforcées, même si le paysage de ces coopérations est compliqué.

La coopération franco-britannique, validée dans les faits lors de la crise libyenne, doit être poursuivie avec détermination et réalisme, parce que nos armées affichent des ambitions et un niveau comparables.

La coopération franco-allemande est tout aussi indispensable. La défense allemande bénéficie de crédits confortables, mais Berlin n'a pas la même approche que nous sur la scène internationale. Le cinquantième anniversaire du traité de l'Élysée, le 22 janvier prochain, pourrait être l'occasion d'une nouvelle impulsion politique. En tout cas, les militaires des deux côtés du Rhin y sont prêts depuis longtemps.

Ces deux coopérations que je viens de citer ne seront pas suffisantes. Le premier manque est la coopération franco-italienne. Les capacités, les savoir-faire, l'industrie italiennes, tout milite pour un rapprochement. Deux autres pays doivent également être l'objet de notre attention, l'Espagne et la Pologne, ne serait-ce qu'en raison de leur poids démographique et industriel. Il sera, enfin, nécessaire de savoir passer du « multi-bilatéral » au multinational. C'est, je le répète, une affaire de volonté politique commune, pas une question militaire.

En bref, il ne faut pas attendre des miracles de ces coopérations, mais il faut rester pragmatique et saisir – ou provoquer – des opportunités. C'est un domaine dans lequel nous devrons imaginer les moyens d'intéresser tous nos autres alliés européens.

Pour conclure, dans un contexte économique très défavorable et un contexte géostratégique complexe, la révision du Livre blanc et sa traduction dans la prochaine loi de programmation militaire vont vous conduire à participer à des choix plus lourds qu'auparavant. Il s'agit des ambitions de la Nation et des missions de nos armées dans la durée. Dans le cadre des contrats opérationnels déterminés, ma responsabilité sera de veiller au maintien de l'efficacité de l'outil militaire.

Les armées sont engagées depuis 2008 dans une réforme de grande ampleur qui bouleverse leur organisation et sollicite beaucoup le personnel. Le moral s'en trouve fragilisé. Or la dimension humaine reste centrale et elle est la première de mes préoccupations.

J'attends du nouveau Livre blanc et de la prochaine loi de programmation militaire un cap clair, des budgets cohérents avec le rang que la France souhaite conserver en matière de défense, et la prise en compte de l'état militaire dans toutes ses dimensions – sociale, sociétale et juridique.

J'en viens à la réponse à vos questions, madame la présidente. Vous m'avez demandé comment nous pouvions nous régénérer. En introduisant la notion de résilience, les rédacteurs du précédent Livre blanc pensaient notamment à la réaction de nos concitoyens face à une catastrophe. Mais la résilience c'est aussi savoir durer, savoir se reconstituer, et c'est sans doute là que nous avons le plus de chemin à parcourir, nous Français et, d'une manière générale, nous Occidentaux. Vous avez tous entendu parler de l'obsolescence des matériels. Au bout de quelques années, il faut changer des composants, électroniques en général, simplement parce que les usines qui les ont fabriqués ne savent plus le faire. Cela fait partie de la résilience et c'est un sujet de préoccupation pris en compte par le délégué général pour l'armement quand il établit ses spécifications techniques.

La résilience, donc la régénération, c'est aussi avoir des stocks de rechange. Le problème, c'est que s'il est facile de déterminer les stocks de rechange pour un entraînement, le rythme de consommation en opération est plus difficile à prévoir. C'est toujours un exercice compliqué, sachant que certaines pièces de rechange soit sont construites à la demande, soit ont des durées de fabrication pouvant dépasser les deux ans.

La résilience, c'est également les munitions. Nous avons beaucoup parlé des stocks de munitions pendant la guerre de Libye l'an dernier. Nous ne sommes jamais tombés en rupture – nous avons même prêté des munitions à d'autres pays –, mais il faut reconstituer les stocks.

Sur un plan général, je souhaite que le sujet de la résilience soit abordé dans le futur Livre blanc, car c'est une notion importante, ne serait-ce pour notre société. Il s'agit en effet de savoir comment faire face si nous connaissons à nouveau des bouleversements de grande ampleur. Depuis 2008, la tempête Xynthia ou les inondations de Draguignan nous ont rappelé nos vulnérabilités face aux catastrophes naturelles.

S'agissant de la réforme, l'immense fierté, des civils du ministère de la défense comme des militaires, a été de pouvoir mener des opérations particulièrement complexes et difficiles tout en conduisant une réforme d'une ampleur sans précédent. L'armée de terre voit se transformer sa structure régimentaire multiséculaire. Cela faisait cinq siècles que le colonel était autonome à la tête de son régiment. L'introduction des bases de défense suppose la mutualisation de certaines choses. Bien sûr, cela suscite parfois de la grogne ; mais il faut bien être conscient des problèmes qui se posent lorsque certains outils de simplification qui accompagnent la mutualisation sont en retard. Cela dit, Chorus, qui a fait l'objet de tant de critiques l'an dernier, n'est maintenant plus un problème, au contraire : ça marche ! Cela me permet de rester optimiste quant à la suite de la réforme. Celle-ci est profonde et il faut la mener à son terme tout en veillant à fixer un cap clair à l'ensemble des personnels, civils et militaires.

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