Intervention de Jean-Yves le Gall

Réunion du 6 avril 2016 à 17h00
Commission des affaires européennes

Jean-Yves le Gall, président du Centre national d'études spatiales :

Madame la présidente, vous avez décrit les grandes lignes du panorama spatial actuel. Pour commencer à répondre à vos questions, je me propose de décrire brièvement les changements auxquels nous assistons depuis plusieurs années dans le domaine spatial.

Ces changements sont de trois ordres.

Tout d'abord, nous constatons un certain nombre de bouleversements parmi les grandes puissances spatiales traditionnelles que sont les États-Unis, l'Europe – au sein de laquelle la France joue un rôle très particulier –, la Chine, l'Inde, la Russie et le Japon.

Les États-Unis restent une hyperpuissance. J'étais avant-hier avec l'administrateur de la NASA, auquel je faisais remarquer que le budget de la NASA en 2016 était celui de 2015 auquel venait s'ajouter le budget du CNES, puisque le budget de la NASA passe de 17 à 19,3 milliards de dollars, et que le budget du CNES représente exactement cette différence. Cela vous donne une idée de la puissance américaine.

L'Europe est aujourd'hui toujours à la deuxième place dans le domaine spatial.

C'est derrière l'Europe que nous assistons à une recomposition, dans la mesure où la Chine et l'Inde, qui bénéficient d'économies en pleine expansion, mènent des politiques ambitieuses. Le budget de l'Inde augmente de façon significative, ainsi que celui de la Chine. En revanche, la Russie connaît une situation moins facile. Des restrictions budgétaires ont été annoncées récemment, et le Japon a également du mal à suivre une politique spatiale aussi dynamique que celle des puissances que je viens de citer.

Nous voyons donc qu'un nouvel ordre est en train de s'établir au sein des six grandes puissances spatiales.

De plus, de nouveaux venus apparaissent, notamment des pays émergents. De plus en plus de pays ont envie d'espace, et cela leur est rendu possible par la réduction sensible du ticket d'accès à l'espace : les satellites et les lancements coûtent moins cher. Nous voyons donc des pays émergents tels que le Chili, la Thaïlande et les Émirats Arabes Unis se lancer dans le spatial.

Il y a donc de plus en plus de puissances spatiales, avec lesquelles j'ai tenu à ce que nous ayons une relation privilégiée, afin qu'ils aient le « réflexe France » lorsqu'ils souhaiteront s'équiper. Parce que le CNES a signé des accords de coopération avec ses homologues dans ces pays, nous espérons qu'ils se tourneront prioritairement vers notre industrie lorsqu'ils souhaiteront s'équiper de satellites d'observation ou de télécommunication.

Le troisième type d'acteur est constitué des nouveaux venus du monde de la Silicon Valley aux États-Unis. Leurs budgets, leurs approches et leurs ambitions sont très différents de ceux des acteurs classiques. Il est d'usage de citer le cas de Google qui, décidant de développer une constellation de satellites, met un milliard de dollars sur la table. Leur ambition est de connecter la planète : il y a aujourd'hui 6 milliards d'habitants et seulement 500 millions sont connectés à l'internet rapide. Google souhaite donc connecter les 5,5 milliards restant, car les personnes connectées créent du chiffre d'affaires pour cette entreprise. Ces acteurs ont les méthodes des « startups » : ils essaient très vite. Nous le constatons dans le secteur des lanceurs, avec des lancements qui servent d'essais. Leurs ambitions sont très élevées, elles peuvent parfois nous sembler excessives, mais elles débouchent in fine sur des réalisations. Ces acteurs bouleversent donc le paysage auquel nous étions habitués.

L'Europe en a tiré les conséquences en 2014. Vous vous en souvenez, nous avions alors débattu de l'avenir des lanceurs. Lorsque je travaillais chez Arianespace, j'avais été parmi les premiers à prévoir l'arrivée de ces nouveaux acteurs, et j'avais recommandé le développement d'un nouveau lanceur, Ariane 6, parce que des lanceurs allaient apparaître aux États-Unis avec des coûts de mise en orbite plus bas que ceux d'Ariane 5. Aujourd'hui, Ariane 5 est le meilleur lanceur du monde, nous l'avons fiabilisée et ses lancements s'enchaînent aujourd'hui avec régularité, mais c'est le résultat du travail réalisé il y a quelques années, lorsque les lancements se passaient un peu moins bien.

Malgré cela, nous voyons bien que d'autres nouveaux acteurs proposent des coûts de lancement inférieurs, et c'est pourquoi j'ai milité afin de commencer le programme Ariane 6 sans attendre. Vous vous souvenez que cela a été débattu jusqu'à l'automne 2014, puis le Gouvernement a tranché et a convaincu nos partenaires européens. La solution que proposait le CNES a été retenue ; elle consiste à ne pas développer une version nouvelle d'Ariane 5 mais de passer directement à Ariane 6.

Aujourd'hui, force est de constater que nous avons fait le bon choix, puisque si nous nous étions contentés d'un premier lancement d'Ariane 6 en 2025 ou 2026, plutôt qu'en 2020, il est clair que nous serions dans une situation difficile.

Le programme Ariane 6 a donc été engagé en décembre 2014 et les travaux ont bien commencé. L'organisation industrielle se met en place, certains d'entre vous ont visité le pas de tir que le CNES construit en Guyane, et nous avons un rendez-vous en 2016, puisque l'Agence spatiale européenne organise des conférences au niveau ministériel tous les deux ans. Après la conférence ministérielle au Luxembourg il y a deux ans, la suivante est prévue en Suisse cette année, et elle offrira l'occasion d'examiner l'état du programme Ariane 6, les avancées effectuées, et de décider de passer à la phase ultérieure. L'année 2016 sera donc cruciale pour les lanceurs.

Pour les autres sujets que vous avez évoqués, et notamment Galileo, 2016 sera également cruciale. Il est vrai que le programme Galileo a commencé il y a de nombreuses années, mais nous sommes entrés dans le vif du sujet seulement assez récemment. Aujourd'hui, la fabrication et le lancement des satellites sont des sujets maîtrisés ; nous avons douze satellites en orbite, dont neuf fonctionnent parfaitement. Si tout va bien, nous en lancerons six de plus en 2016. La question va donc être l'utilisation de ces satellites. Nous devons être certains de disposer des early services, c'est-à-dire les premiers services de Galileo, pour la fin de l'année 2016 ou le début de 2017.

C'est un enjeu important : beaucoup d'argent a été investi dans Galileo ; mais c'est un enjeu difficile, car la plupart des utilisateurs de systèmes de géolocalisation par satellite ont l'habitude du GPS. Il faut donc leur offrir quelque chose de nouveau pour qu'ils passent au système Galileo. Comme vous le savez, je suis coordinateur interministériel sur les affaires Galileo, et c'est un sujet auquel nous sommes particulièrement attachés.

Ce travail sur les lanceurs et Galileo trouve toute sa place dans la stratégie européenne que la Commission va proposer à la fin de l'année 2016. Le CNES en est un élément moteur, et nous avons envoyé des propositions à la Commission il y a très peu. Nous aurons donc un dialogue au cours de l'année 2016. Une réflexion est menée en parallèle sur les questions spatiales liées à la défense, pour lesquelles le CNES fait figure de précurseur, puisque nos cinq domaines d'intervention sont les lanceurs, la science, l'observation, les télécommunications et un enjeu transversal : la défense. Nous sommes donc parfaitement qualifiés pour en parler. On ne le dit pas suffisamment, mais la France est une grande puissance spatiale militaire, puisque nous avons des satellites d'observation, d'écoute, et des satellites qui permettent des télécommunications sécurisées. La lutte contre Daech ou les opérations extérieures ne seraient pas possible sans cet arsenal spatial.

Au niveau de la Commission, l'importance de l'année 2016 sera accentuée par la révision à mi-parcours du cadre financier. Il est prévu d'examiner le programme Galileo – d'où la nécessité d'obtenir des avancées – ainsi que le programme Copernicus. Ce dernier progresse également, et plusieurs lancements ont été effectués. Le prochain aura lieu depuis la Guyane ; nous allons lancer Sentinel-1B avec un Soyouz. Le programme Horizon 2020 se développe bien également.

L'année 2016 sera donc cruciale.

Pour répondre de manière plus spécifique aux questions que vous avez posées, notamment sur les lanceurs, les programmes Ariane 6 et Vega-C ont été décidées lors de la conférence ministérielle de Luxembourg. Aujourd'hui, le programme Ariane 6 avance. Un certain nombre de sujets liés à la gouvernance sont en cours d'examen. Le premier concerne la constitution de la société Airbus Safran Launchers (ASL), puisque l'essentiel des réductions de coûts que nous espérons d'Ariane 6 provient d'une organisation industrielle simplifiée, d'où l'intérêt de la fusion des activités lanceurs d'Airbus et de Safran.

Ces réductions de coûts proviendront aussi d'une cadence de lancement élevée, c'est un sujet qu'il va falloir traiter et qui implique l'engagement de la Commission européenne d'acheter cinq lancements d'Ariane par an. Ce résultat n'est pas acquis, car la Commission compte des libéraux en son sein et que les satellites ne sont pas forcément là. Mais c'est un objectif incontournable si nous voulons obtenir les réductions de coûts escomptées sur Ariane 6. Nous avançons, même si ce n'est peut-être pas aussi rapidement que nous l'aurions souhaité. Airbus Safran Launchers va se créer dans les jours ou les semaines qui viennent. Le transfert à cette société des parts du CNES dans le capital d'Arianespace fait l'objet d'une enquête approfondie de la Commission, mais ce sont les règles communautaires auxquelles il faut se plier. Nous répondons aux questions qui nous sont posées, mais je suis convaincu que nous pourrons disposer juste après l'été d'un dossier conséquent afin d'alimenter la réflexion des ministres lors de la conférence ministérielle de l'ESA prévue au mois de décembre. Tout ce que je dis pour Ariane 6 s'applique aussi à Vega-C.

Le programme avance, même s'il faut garder à l'esprit que c'est difficile, car l'objectif est de réduire le coût du kilogramme lancé par un facteur deux. Si cela était si simple, nous l'aurions déjà fait. Je peux vous assurer que tous les acteurs sont totalement mobilisés, en particulier le CNES.

Ce dernier joue en effet plusieurs rôles dans le programme Ariane 6. Tout d'abord, nous sommes le principal État membre financeur de ce programme. On lit parfois que le changement de gouvernance a eu pour conséquence de transférer le programme au secteur privé. C'est vrai et faux : nous avons donné plus de responsabilités à l'industrie que par le passé, mais l'effort financier que nous consentons pour le développement d'Ariane 6 est considérable. Sur un budget total du CNES d'un peu plus de 2,1 milliards en 2016, 961 millions d'euros sont consacrés aux lanceurs, soit 40 % de notre budget. Cela démontre à quel point les lanceurs sont importants pour les États, et à quel point les États sont importants pour les lanceurs.

En plus de ces questions de financement, la direction des lanceurs du CNES est devenue la direction technique lanceurs de l'Agence spatiale européenne. L'ESA s'appuie donc sur les compétences de la direction des lanceurs du CNES. Sur cette question aussi, il a été dit que les industriels se rapprochaient. C'est une très bonne chose que nous appelions de nos voeux. Mais nous avons devancé le mouvement, puisqu'il y a trois ans, nous avons regroupé l'ESA et le CNES en matière de lanceurs. Les deux directions des lanceurs sont localisées dans le douzième arrondissement de Paris, sur le site de Daumesnil. Nous travaillons donc main dans la main avec l'ESA, nous sommes maîtres d'oeuvre de l'ensemble de lancement en Guyane, et je rappelle que le CNES a construit tous les ensembles de lancement en Guyane, avec une économie de coût et de moyens que tous ceux qui construisent des pas de tir dans le monde nous envient. Nos pas de tirs sont vraiment construits de façon optimale. Et au-delà des pas de tir, le centre spatial guyanais réalise des lancements à des coûts réduits au plus juste. Sur ce point également, le monde entier envie l'efficacité du centre spatial guyanais. Avec 1 600 personnes, nous faisons ce qui demande plusieurs milliers de personnes à Cap Canaveral, sans parler de la Chine ou de la Russie, où l'on ne parle plus de milliers, mais de dizaines de milliers de personnes.

Vous le voyez : sur Ariane 6, les choses avancent bien. Nous aurons encore quelques années à attendre avant que les lancements d'Ariane 6 nous fassent rêver comme ceux d'Ariane 5. Mais entre-temps, comme vous l'avez dit, ExoMars va prendre le relais. Son lancement a été un succès, et aujourd'hui la sonde est en route pour la planète Mars, qu'elle atteindra au mois d'octobre de cette année. Nous allons placer un satellite en orbite, et un atterrisseur nommé Schiaparelli va se poser à la surface de Mars. Ensuite, si tout va bien, nous lancerons une autre sonde en 2018 se poser sur Mars et y déposer un petit rover qui se déplacera avec, à son bord, une capacité de forage. C'est tout l'intérêt de la mission ExoMars : cette mission va faire de l'exobiologie, ce qui consiste à chercher des vestiges d'une vie passée.

La difficulté est que Mars, qui n'a plus d'atmosphère aujourd'hui, est soumise depuis des milliards d'années aux bombardements cosmiques, notamment neutroniques. La surface en a été totalement stérilisée, tout comme sont soumis à un bombardement neutronique certains instruments que l'on souhaite stériliser dans les hôpitaux. Par conséquent, s'il y avait eu des bactéries à la surface de Mars, elles ont été éradiquées par ce bombardement. En revanche, le bombardement n'a pas eu d'effets à deux mètres sous la surface, et s'il y a eu de la vie sur Mars, nous en trouverons les vestiges en forant à cette profondeur. ExoMars est donc une mission absolument extraordinaire, et si tout va bien, en octobre de cette année et à la fin de l'année 2018, nous devrions obtenir quelque chose. Je ne sais pas si cela sera aussi extraordinaire que la mission Rosetta et Philae, mais ce sera en tout cas remarquable, et constituera une fois de plus une grande réussite de l'Europe.

Vous m'avez interrogé sur Galileo et Copernicus. Nous passons à l'étape suivante : les satellites sont en orbite, il faut maintenant s'en servir. Ce sera plus facile pour Copernicus, car il existe déjà un écosystème prêt à intégrer les données qu'il fournira. Pour Galileo, il faut inventer les applications. À cette fin, nous allons nous appuyer sur la GSA, l'agence du GNSS européen (Global Navigation Satellite System), située à Prague. Notre ambition est de la renforcer dans les années qui viennent.

Pour compléter le panorama, je souhaite évoquer un sujet auquel nous sommes particulièrement attachés. La France a joué un rôle particulier dans la préparation de la COP21, et le CNES a pris une part importante à la préparation du volet spatial de cet événement : nous avons passé l'année 2015 à sensibiliser les politiques à l'apport des satellites à la compréhension du climat. Ce sont les satellites qui ont mis en évidence le réchauffement climatique et l'augmentation du niveau moyen des océans. À cet égard, le CNES est particulièrement fier d'avoir lancé TOPEX-Poséidon dès 1992, ce qui nous permet d'avoir des données continues depuis vingt-quatre ans, puisque Jason 1, Jason 2 et Jason 3 - que nous avons lancé le 18 janvier avec succès - ont pris la suite de TOPEX-Poséidon. Ce sont ces satellites océanographiques qui ont mis en évidence l'augmentation du niveau moyen des océans de 3,2 millimètres par an, ce qui est considérable à l'échelle de la planète.

Nous allons poursuivre, parce que nous avons expliqué au pouvoir politique que seuls les satellites pouvaient s'assurer que les décisions et les engagements pris lors de la COP21 seront respectés, notamment en ce qui concerne les émissions des gaz à effet de serre. Ces gaz, essentiellement le méthane et le gaz carbonique, sont la cause essentielle du réchauffement climatique. La France a décidé de lancer deux programmes de mesure des gaz à effet de serre : Merlin, que nous développons avec l'Allemagne, et MicroCarb, que nous développons seuls pour l'instant. Nous avons pris l'initiative de partager cette approche avec l'ensemble des agences spatiales de la planète : avoir des données est une bonne chose, mais l'effet est beaucoup plus fort lorsque l'on compare les données des uns et des autres. C'est pourquoi j'ai pris l'initiative d'organiser une réunion des chefs d'agence du monde entier dimanche dernier en Inde. L'administrateur de la NASA y était, ainsi que le président de l'Agence spatiale indienne, le directeur général de l'Agence spatiale européenne, les Chinois, les Japonais, et d'autres puissances spatiales.

Nous avons donc une feuille de route très claire, qui sera mise en oeuvre dans les mois qui viennent. Notre objectif est de pouvoir poser les fondations d'un nouvel écosystème mondial du climat lors de la réunion du congrès de la Fédération internationale d'astronautique au Mexique au mois de septembre. C'est extrêmement important pour que les engagements de la COP21 soient tenus et que l'espace apporte toute sa contribution à la maîtrise du changement climatique, enjeu crucial pour les années qui viennent.

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