Intervention de Jean-Yves le Drian

Réunion du 6 avril 2016 à 16h30
Commission de la défense nationale et des forces armées

Jean-Yves le Drian, ministre de la Défense :

Je suis heureux de vous retrouver. Nous ne nous sommes pas rencontrés dans cette configuration depuis le 15 février dernier et depuis cette date, de nouveaux actes terroristes d'inspiration djihadiste ont malheureusement été commis, et en particulier les attentats de Bruxelles qui ont apporté la tragique confirmation de la permanence de la menace. Avant d'aborder la question de nos opérations militaires, j'aimerais dire quelques mots sur la menace globale à la suite des attentats de Bruxelles qui ont apporté la preuve que l'État islamique recourt de plus en plus à des méthodes d'action militarisées et avec des armements de guerre. Les perquisitions qui ont suivi ces attentats sont très éclairantes. L'arsenal de guerre qui a été retrouvé au domicile de Reda Kriket à Argenteuil a confirmé qu'il préparait une action terroriste importante et imminente. Par conséquent, il n'y a pas de répit possible dans la lutte contre Daech.

Cette menace est en même temps en évolution parce qu'il y a une mutation de la structuration de Daech, mais cette mutation ne fait que renforcer sa dangerosité. Aujourd'hui, Daech est forte de 30 000 à 40 000 combattants au Levant, où ils se trouvent en difficulté, j'y reviendrai en présentant des cartes. Par ailleurs, il étend son action extérieure en Libye avec 5 000 combattants et est présent dans le Sinaï et au Maghreb, se rapprochant ainsi du territoire européen. Les attaques en Tunisie le mois dernier ont illustré cette progression. Au-delà même des territoires sur lesquels il s'implante, Daech dissémine son idéologie totalitaire par l'instrumentalisation des sympathisants, notamment européens, convertis à sa cause au moyen d'une propagande agressive, moderne et particulièrement efficace.

Les flux de combattants étrangers vers le Levant sont la traduction la plus immédiate de cette menace. Aujourd'hui, près de 2 000 individus de nationalité française ou résidents en France sont impliqués de près ou de loin dans le djihad en Syrie. Près de 620 d'entre eux sont actuellement présents en zone syro-irakienne. Ce chiffre, même s'il se stabilise depuis quelques semaines, a progressé depuis début 2015. 168 Français y ont trouvé la mort.

Dans le même temps, Al-Qaïda cherche toujours à démontrer sa capacité à projeter la menace à partir de ses filiales régionales.

La menace que représente AQPA depuis le Yémen, l'attentat d'Al Shebab, filière liée à Al-Qaïda, contre un avion de ligne en février à Mogadiscio, et les attaques d'Al Mourabitoune et d'AQMI contre des hôtels à Bamako, à Ouagadougou et à Grand Bassam, illustrent cette volonté de frapper partout les intérêts occidentaux, même si ces groupes ne sont pas liés directement à Daech.

C'est dans ce contexte, celui d'une menace qui se maintient à des niveaux préoccupants, que notre action militaire se poursuit avec une détermination mais aussi une efficacité sur le terrain que je voudrais souligner. Il s'agit de toucher des organisations là où elles tentent de s'implanter territorialement et de leur faire perdre leur image de « vainqueur ». Faire reculer significativement ces groupes sur leur terrain, les priver de bases de départ confortables est la première tâche qui mobilise nos soldats.

Je voudrais maintenant étudier avec vous la situation sur les différents théâtres et l'évolution que l'on peut constater depuis notre dernière rencontre du mois de février. Tout d'abord, je reviendrai sur la lutte contre Daech au Levant et en Libye puis parlerai de Barkhane et de la Centrafrique.

En ce qui concerne la lutte contre Daech et la situation au Levant, le recul de Daech – dont je vous parlais le 15 février – se confirme.

J'ai toujours été très prudent sur ce point ; je le reste aujourd'hui. Mais la réalité que nous constatons sur le terrain, c'est un recul net de l'organisation terroriste, sous la pression simultanée de tous les adversaires qu'elle s'est désignée à elle-même.

En Irak, après la reprise complète de Ramadi, achevée courant février, les forces de sécurité irakiennes (FSI) ont poursuivi leur progression avec une double offensive, le long de l'Euphrate, vers Hit, et dans la vallée du Tigre, vers Mossoul.

Le long de l'Euphrate, les FSI ont lancé une offensive vers la ville de Hit. En s'emparant de Muhammadi et de Kubaysah, elles perturbent les flux logistiques de Daech et engagent l'encerclement de la ville de Hit. Au nord, les Irakiens ont démarré depuis Makhmour, en territoire kurde, l'offensive attendue et dont l'objectif final est Mossoul, la capitale de Daech en Irak.

À l'heure où je vous parle, les forces irakiennes progressent vers Qayyarah, l'un des verrous défensifs de Mossoul. Le démarrage de l'offensive vers Mossoul est plus précoce que ce que l'on attendait car lorsque le secrétaire américain à la Défense est venu en janvier, nous avions arrêté la feuille de route pour l'année 2016 et l'offensive vers Mossoul était prévue fin 2016-début 2017. Je vais me rendre dimanche à Erbil et à Bagdad pour faire le point. Ashton Carter doit revenir en Europe dans quelques jours.

Au nord-est de la Syrie, les Forces Démocratiques Syriennes, qui sont le fruit de l'alliance des Kurdes et des milices arabes locales, ont lancé une série d'offensives en direction de Raqqah. Après leur avancée dans la région de Shaddadah, la prise récente de Malonan, à 80 kilomètres au Nord-Est de Raqqah, leur permet d'isoler progressivement la ville par l'est.

À Palmyre, nous pouvons constater que depuis le début de la trêve, le régime syrien, les soutiens russes, iraniens, ainsi que le Hezbollah, se sont davantage concentrés sur Daech. C'est un changement de stratégie dont je me réjouis. La poussée de ces forces pourrait maintenant se faire en direction de Deir Ez-Zor même s'il convient d'être prudent. Dans tous les cas, nous sommes dans une dynamique de recul de Daech.

Nos forces interviennent en Irak et en Syrie et nous disposons aujourd'hui de 14 avions de chasse, basés en Jordanie ou aux Émirats arabes unis. En outre, depuis le retour du Charles-de-Gaulle, nous avons augmenté le nombre d'appareils sur nos deux bases. Par ailleurs, nous avons multiplié par deux nos frappes aériennes depuis les attentats du 13 novembre dernier, soit un rythme mensuel d'au moins une centaine de bombes et plus d'une trentaine de missiles SCALP depuis le début d'année. Ces frappes visent l'appui au sol des forces qui interviennent mais aussi les infrastructures, les sites d'entraînement ainsi que le commandement de Daech, comme l'a démontré l'élimination il y a quelques jours d'un proche d'Al-Baghdadi, le numéro 2 de Daech, Abdel Rahmane al-Qadouli. C'est le deuxième proche d'Al-Baghdadi qui est tué en l'espace d'un mois. De plus, le 17 mars dernier, dans la même logique, un centre de commandement important de Hit a été détruit par une action conduite par les forces françaises.

Aujourd'hui, non seulement Daech a perdu l'initiative, grâce aux offensives irakiennes et kurdes, mais il commence à perdre la mobilité qui faisait sa force. Je peux vous en donner un exemple précis : à al-Qayyarah, où se concentrent les efforts irakiens en ce moment, nous avons contribué à la destruction, le 24 mars, du dernier pont sur le Tigre qui permettait à Daech de renforcer sa ligne de front.

Je rajoute par ailleurs, que nous avons une très bonne coopération en Irak, à la fois avec les peshmergas au Kurdistan irakien et dans le cadre de la formation des forces de sécurité irakienne dont l'unité d'élite ICTS (Iraqi Counter Terrorism Service) qui obtient des résultats très positifs.

Nous devons cependant demeurer vigilants sur l'éventuelle réaction de Daech face à ces revers, car il est certain qu'il cherchera à les compenser d'une manière ou d'une autre. Ce peut être en essayant de se développer ailleurs, comme en Libye, et j'y reviendrai.

D'autre part, nous avons désormais la preuve de l'utilisation par Daech d'armes chimiques contre les populations civiles, contre les forces locales et désormais contre les forces occidentales. Ce sont en effet nos propres forces de formation sur le territoire irakien qui ont pu nous informer de l'emploi de ces armes chimiques. Cela peut préfigurer des actions dramatiques.

Il est donc hors de question pour nous de baisser la garde. Nos succès au Levant doivent au contraire nous inciter à persévérer sur la voie que nous nous sommes tracée, avec nos alliés, jusqu'à ce que Daech ait été définitivement évincé de cette région du monde.

Concernant le processus politique dit de « Genève », MM. Lavrov et Kerry se sont entretenus au téléphone ces derniers jours. Ce processus devrait reprendre le 10 avril, et la transition syrienne menée par M. Hijab y jouera un rôle actif. J'ai eu l'occasion de le rencontrer il y a peu à Doha et celui-ci joue un rôle dynamique dans la négociation globale. J'avais alors été très frappé par la volonté collaborative de M. Hijab qui soutient ce processus. Il y a donc là aussi une dynamique positive, Jean Marc Ayrault serait plus à même de vous en parler.

En Libye, la nouveauté est la détermination de M. Sarraj à s'implanter à Tripoli, dans le cadre d'un gouvernement d'union nationale. Celui-ci est mandaté par les Nations unies, résultat des accords de Skhirat du mois de décembre. Ces derniers n'avaient pu être concrétisés, par l'impossibilité du Parlement de Tobrouk de se réunir pour valider cette nomination et par ailleurs, à Tripoli, par les réticences très marquées du Congrès général national (CGN).

Le processus de rapprochement des différents acteurs politiques entrepris par M. Martin Kobler, émissaire de l'ONU pour la Libye, n'ayant pas abouti, M. Fayez el-Sarraj a d'abord essayé d'installer son gouvernement d'union nationale à Tripoli ‒ ce dont il a été dissuadé par certaines menaces ‒ avant de procéder progressivement. Il commence à enregistrer des ralliements, y compris de l'assemblée des oulémas de Tripoli ; il a d'ailleurs pu aller prier à la mosquée principale de la ville. La banque nationale et la compagnie pétrolière nationale ‒ la National Oil Corporation (NOC) ‒ lui ont fait allégeance : ce sont là des éléments clés. L'Algérie soutient clairement M. Fayez el-Sarraj, et si l'Égypte peut avoir des réticences, elle combat Daech et son rôle est décisif en la matière. Je verrai prochainement le président Al-Sissi pour un tour d'horizon de ces questions.

Certes, tout n'est pas réglé ; loin s'en faut. Notamment, nous sommes loin de la remise sur pied d'une armée nationale, et Daech continue de progresser, notamment près de Syrte où l'organisation a pris et détruit des installations pétrolières, désormais inexploitables par quelque camp que ce soit. Je considère néanmoins que, par rapport à la situation d'il y a quelques mois encore, les choses vont dans le bon sens.

Conformément aux orientations de l'ONU, nous avons engagé des sanctions contre le président du Parlement de Tobrouk, M. Aguila Saleh, qui fait obstruction à la mise en place du gouvernement d'union nationale. Nous soutenons aussi les sanctions européennes non seulement contre M. Saleh, mais aussi contre d'autres responsables libyens, notamment le président du parlement de Tripoli, M. Nouri Abou Sahmein, et M. Khalifa al-Ghwell, le chef du gouvernement en rapport avec ce parlement.

Pour conclure en ce qui concerne la Libye, il nous faut encore poursuivre la lutte contre Daech. Il nous faut aussi nous tenir prêts à répondre à toute demande éventuelle d'aide internationale que viendrait à formuler le gouvernement d'union nationale, et ce par différents canaux : la mission de l'ONU en Libye, la mission d'assistance internationale à la Libye initiée par les Italiens (appelée Libyan International Assistance Mission, LIAM), ou en mobilisant des moyens européens ; si le gouvernement libyen le demande, l'Union pourrait renforcer l'opération Sophia, voire franchir une nouvelle étape dans l'extension du mandat de celle-ci. Certes, M. Fayez el-Sarraj nous dit qu'un soutien occidental marqué aurait pour effet de le déstabiliser, mais il n'exclut pas qu'il ait besoin d'appui, y compris pour la sécurité de son gouvernement.

J'en viens à l'opération Barkhane dans la bande sahélo-saharienne. Plus de 3 500 de nos hommes y sont encore engagés, dirigés par un état-major à N'Djamena. Nous avons mené en 2015, plus de 150 opérations de nature très diverse, qui nous ont conduits à découvrir une centaine de caches d'armes et à détruire seize tonnes de munitions. Nos forces n'apportent plus qu'une contribution limitée à la mission européenne (European Union Training Mission EUTM-Mali) de reconstitution de l'armée malienne, reconstitution qui est d'ailleurs en bonne voie comme l'atteste l'arrestation récente de Soleymane Keïta, le plus important chef djihadiste malien au sud du pays.

Restent cependant deux défis principaux sur ce théâtre.

D'une part, nous devons adapter notre présence et nos modes d'action à l'évolution des modes d'action des terroristes qui, défaits par notre action militaire, évitent désormais le combat, étendent leur action à des pays voisins et privilégient des cibles peu défendues et médiatiques comme les hôtels de Bamako et de Grand Bassam. Cela appelle non seulement un ajustement de notre posture, mais aussi une adaptation du soutien que nous apportons aux forces de sécurité des États touchés par les attentats, comme la Côte d'Ivoire. Je tiens d'ailleurs à saluer l'efficacité des unités ivoiriennes qui sont intervenues à Grand Bassam le 13 mars dernier.

D'autre part, l'État malien doit réaffirmer sa présence dans le Nord, pour mettre en oeuvre les accords d'Alger et mettre fin à l'insécurité qui y est préoccupante. Les gouverneurs de Ménaka et de Taoudéni ont été nommés ; c'est un début. Du côté des groupes signataires, le processus de réconciliation entre groupes du Nord initié par les accords d'Anéfis devait se poursuivre par la conclusion de nouveaux accords dans le cadre du Forum de Kidal à la fin du mois de mars, mais les discussions ont échoué. Je note toutefois que la Coordination des mouvements de l'Azawad (CMA) montre qu'elle reste attachée au processus d'Anéfis. Les groupes armés signataires sont donc là. Quant aux groupes armés non signataires, leur nouveau mode d'action, privilégiant les attaques kamikazes, appelle une inflexion de notre dispositif de formation des forces locales, voire des ajustements plus importants ; j'y travaille avec le chef d'état-major des armées.

Pour ce qui concerne la République centrafricaine, il y a désormais un président élu, et bien élu, M. Touadera. Certains étaient sceptiques sur le processus électoral ; il s'est tenu et la participation a été importante. J'ai d'ailleurs pu assister à des mouvements populaires d'enthousiasme inédits lors de la cérémonie d'entrée en fonction du président, où je représentais notre pays. Cette élection, ainsi que la désignation de M. Simplice Sarandji au poste de Premier ministre, marquent fin d'une époque d'incertitude et d'instabilité.

J'ai donc annoncé la fin prochaine de l'opération Sangaris, qui a atteint l'intégralité de ses objectifs. Il convient désormais de passer le relais progressivement aux Nations unies et à la mission de formation EUTM qui doit être lancée le 19 avril, puis aux forces africaines une fois formées. Au moins au départ de l'opération EUTM, le commandement devrait en revenir à la France : cela contribuera à ménager une transition, et sera bien perçu par les autorités centrafricaines. À la suite de la dénonciation d'actes graves, qui restent d'ailleurs à vérifier, le commandant de la force des Nations unies et l'envoyé spécial du secrétaire général des nations unies ont été remplacés. À mes yeux, la priorité, c'est désormais la formation des forces armées centrafricaines (FACA) : il faut à la République centrafricaine une armée cohérente – et non un rassemblement de clans ‒, loyale et efficace. Tel est le souci du président.

La fin de l'opération Sangaris ne signifie pas le retrait complet de nos forces. Nous conserverons une présence réduite, mais vigilante, pour apporter notre soutien à la République centrafricaine.

J'en viens maintenant aux opérations intérieures, pour compléter les déclarations faites devant vous la semaine dernière par mon collègue Bernard Cazeneuve. Notre objectif consiste à rendre plus dynamique la force Sentinelle, en bonne intelligence avec le ministère de l'Intérieur. Cet effort de dynamisation se heurtait à des résistances diverses, mais il est en cours. Nous faisons un effort particulier en matière de sécurité des transports, de préparation de l'Euro 2016, et – même s'il ne faut pas dramatiser – d'anticipation de toutes les formes de menaces, y compris celle d'origine chimique. Les scénarios les plus larges sont ainsi pris en compte dans nos entraînements, comme par exemple ceux relatifs au terrorisme maritime.

Pour conclure, je peux vous annoncer que le conseil de défense a entériné ce jour même le renoncement, annoncé à Versailles par le président de la République, à 10 000 suppressions de postes. Il a également prévu la création de 400 emplois militaires nouveaux (200 en 2018 et autant en 2019), ainsi que de 400 nouveaux postes dans le domaine de la cyberdéfense. La montée en puissance de la réserve opérationnelle a aussi fait partie des discussions. Des mesures de revalorisation de la condition militaire ont par ailleurs été décidées, visant principalement à établir une compensation indemnitaire de la suractivité actuelle de nos forces. Les décisions prises ce matin comprennent également un volet capacitaire, avec une remise à niveau des stocks de munitions, et des mesures concernant les infrastructures.

Je souligne que le mouvement de restructuration interne se poursuit, avec la poursuite de l'effort d'optimisation des soutiens, de meilleure gestion des compétences, ainsi que de déploiement des infrastructures et des équipements indispensables pour accompagner la remontée en puissance de l'effectif des forces et leur déploiement sur le territoire national, notamment à Paris.

Les conclusions de ce conseil de défense seront intégrées au projet de loi de finances pour 2017. Je réfléchis aux moyens d'organiser, à la même occasion, une discussion parlementaire portant sur la mise en oeuvre de ces décisions dans un horizon triennal, et ce, sous une forme qui demeure à définir.

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