Votre commission m'a demandé de venir devant elle pour évoquer non pas la politique migratoire de l'Union européenne ou celle de la France en général, mais pour aborder plus spécifiquement la question de Calais et de Grande-Synthe. Je le fais bien volontiers car il s'agit d'un sujet complexe et qui ne concerne pas exclusivement la France. En effet, la situation à Calais résulte de flux migratoires qui convergent vers l'Union européenne ; en outre, elle renvoie à notre relation avec le Royaume-Uni ; enfin, la bonne foi est, en cette matière, très difficile à plaider et la vérité très difficile à restituer parce que la manipulation est partout et que cette question, qui a pris une dimension passionnelle, fait l'objet d'une instrumentalisation constante de la part d'un certain nombre d'acteurs qui ont intérêt à ce que le problème s'enkyste.
Je suis donc heureux de me trouver devant vous – alors que votre commission, à travers une mission d'information, s'intéresse déjà à la situation à Calais et à Grande-Synthe – pour vous indiquer avec précision de ce que nous faisons et pour répondre à vos questions.
Il s'agit d'abord, je viens d'y faire allusion, d'un problème de dimension européenne et internationale. Je rappelle qu'un million de migrants sont arrivés sur le territoire européen en 2015 – ce qui n'est pas sans conséquences sur la situation à Calais ou, à la frontière entre la France et l'Italie, à Vintimille et à Menton. Tous ne relevaient pas du statut de réfugié, certains étant des migrants économiques : on estime les premiers à environ à 60 % du total. Les solutions européennes ont été arrêtées trop tard et appliquées avec une lenteur qui a conduit nombre d'associations et de citoyens à s'interroger sur l'efficacité de l'Union européenne.
Contrairement à une antienne très souvent reprise, la France a été très active dans la définition des solutions destinées à maîtriser la situation migratoire avec la préoccupation de contrôler les frontières extérieures de l'Union européenne et la préoccupation de réserver un accueil qui soit le plus conforme possible aux valeurs de la République et au message que la France a délivré aux peuples persécutés par des régimes abjects ou par des groupes n'hésitant pas à perpétrer les pires atrocités.
Qu'avons-nous fait ? Dès le 31 août 2014, bien avant le déclenchement des flux migratoires, sur la base de propositions élaborées au ministère de l'intérieur et en liaison avec le Quai d'Orsay, nous avons rencontré les principaux ministres de l'intérieur des pays de l'Union européenne de manière à présenter une stratégie globale visant à renforcer le contrôle des frontières extérieures de l'UE, en particulier par le biais d'une montée en puissance très significative de l'agence Frontex. Nous avons notamment proposé que Frontex pût s'organiser autour de deux pôles : l'un de gardes-frontières et l'autre de gardes-côtes, ce qui impliquait qu'on allouât à cette agence des moyens qu'on ne lui avait jusqu'à présent pas attribués.
La stratégie visait ensuite à mettre en place un mécanisme européen de solidarité. Il n'y avait aucune raison pour que les pays de première entrée supportent à eux seuls le flux migratoire sans que soit organisé, au plan européen, l'accueil de ceux qui relevaient du statut de réfugiés. C'est ainsi qu'a été conçu le processus de relocalisation à partir des hotspots et de réinstallation à partir des camps de réfugiés en Jordanie et au Liban. Nous avons souhaité que ce contrôle aux frontières extérieures de l'UE s'effectue dans des structures où l'on puisse procéder aux vérifications et aux inscriptions d'usage – inscription sur la liste Eurodac (base de données qui répertorie les empreintes digitales de tous les demandeurs d'asile et immigrés illégaux), interrogation du système d'information Schengen, lutte contre la fraude documentaire, mise en place, à partir des hotspots, d'un dispositif de retour vers les pays de provenance dès lors qu'il s'agit d'immigrés économiques irréguliers.
Le Haut représentant de l'Union pour les affaires étrangères, Mme Mogherini, s'était vu confier un mandat par la Commission européenne pour procéder à la négociation de ces conventions de retour.
Nous avons complété toutes ces propositions, après les attentats, par des mesures de sécurité devant assurer que ceux qui entrent dans le territoire de l'Union européenne ne présentent pas de risque sécuritaire : interrogation systématique du dispositif d'information Schengen, alimentation de ce système sur des bases identiques par l'ensemble des services de renseignement de l'Union, connexion du système d'information Schengen aux autres fichiers criminels, possibilité d'utiliser la banque de données Eurodac à des fins de sécurité – ce qui suppose une modification du règlement européen Eurodac –, possibilité de disposer d'une task-force européenne de lutte contre les faux documents. Nous savons en effet qu'une partie de ceux qui nous ont frappés étaient passés par l'île de Leros, dotés de faux documents fournis par l'État islamique qui a récupéré des milliers de passeports vierges et a constitué une véritable industrie du faux document, par laquelle il conduit d'abjects bourreaux à se mêler au flux de leurs victimes. Or si nous voulons éviter – et il le faut à tout prix – que la question migratoire et la question terroriste soient confondues par des discours populistes réducteurs, il faut absolument que des mesures soient prises qui garantissent la sécurité aux frontières extérieures de l'UE.
Après la conclusion de l'accord entre l'Union européenne et la Turquie, nous avons été les premiers à donner à la Grèce les moyens dont elle avait besoin pour faire face aux flux migratoires : la France comme l'Allemagne se sont engagées à envoyer chacune 300 collaborateurs de la PAF, des services de police, de l'Office français de l'immigration et de l'intégration (OFII) et de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA). En matière migratoire, nous sommes le pays de l'UE qui aide le plus la Grèce. Pour ce qui concerne le processus de relocalisation, contrairement, là aussi, à toute une série de propos répétés dans la presse mais qui ne correspondent absolument pas à la réalité statistique, la France est le pays de l'UE qui remplit le plus ses obligations.
Quand un million d'individus entrent sur le territoire européen, dont certains passent par l'Italie, mécaniquement, beaucoup arrivent à Calais, à Grande-Synthe ou à Paris. Il m'est arrivé d'entendre que la France était confrontée à un flux migratoire exceptionnel pour des raisons qui tenaient à l'absence de rigueur de l'administration dans le contrôle des flux. Je rappelle qu'au moment où l'Allemagne accueillait ou voyait transiter sur son sol près de 800 000 migrants, la France a vu le nombre de ses demandeurs d'asile augmenter de 20 %, c'est-à-dire passer de quelque 60 000 à 80 000. Nous sommes par conséquent très loin des chiffres d'autres pays ; non pas que la France ne veuille accueillir personne, mais on doit tenir compte de la géographie, de l'économie, et il est évident que tous ceux qui passent par la Grèce, les Balkans ou l'Autriche rejoignent plus facilement l'Allemagne que la France.
On doit également tenir compte de la volonté politique de la France d'accueillir les migrants convenablement et dignement. Pour cela nous aurons créé, en quelques mois, près de 18 000 places en centres d'accueil des demandeurs d'asile (CADA), alors que le nombre de places disponibles avait stagné au cours des années précédentes. Nous avons augmenté le nombre de fonctionnaires de l'OFPRA et de l'OFII pour permettre l'accueil des arrivants dans de bonnes conditions. Avec le ministre du logement, nous avons présenté un plan d'urgence au mois de juin 2015. Je pense également à la loi relative à la réforme du droit d'asile visant à réduire de vingt-quatre à neuf mois la durée d'examen des dossiers de ceux qui relèvent de l'asile. Nous n'avons donc cessé de rehausser notre dispositif d'accueil.
Qu'avons-nous décidé dès lors qu'arrivent des migrants à Calais et à Grande-Synthe, qui veulent traverser la Manche pour se rendre au Royaume-Uni parce que des passeurs le leur ont promis moyennant parfois jusqu'à 10 000 ou 15 000 euros chacun ? Notre stratégie est simple, lisible et constante.
D'abord, il s'agit de démanteler les filières de passeurs. Y parvenons-nous ? Nous avons augmenté très significativement les effectifs des forces de police à Grande-Synthe et à Calais. Au cours de l'année 2015, nous avons démantelé vingt-huit filières à Calais et vingt-cinq à Grande-Synthe– soit un doublement par rapport à 2014 – et nous maintenons ce rythme depuis le début de l'année. Ces filières correspondent à environ 700 personnes. Nous avons considéré que ce démantèlement ne devait pas concerner que Calais et Grande-Synthe mais également Paris puisque les migrants arrivent dans les gares parisiennes avant de se rendre dans le Nord de la France.
Nous avons par conséquent déployé énormément de moyens dans les TGV et dans les gares, afin de réaliser des contrôles et d'inciter les migrants qui en relèvent, à faire une demande d'asile plutôt que de partir pour Calais ou Grande-Synthe. Nous avons demandé aux Britanniques, qui déployaient insuffisamment d'énergie, à faire à Londres le même travail de démantèlement que celui que nous faisons en France. Pour atteindre ce but, nous avons renforcé notre coopération avec les policiers et, plus généralement, avec l'administration britanniques.
Nous obtenons donc de bons résultats à Grande-Synthe comme à Calais en matière de démantèlement des filières de l'immigration irrégulière et un bon niveau de judiciarisation de notre action – les tribunaux suivent et condamnent durement les passeurs.
La deuxième composante de notre stratégie consiste à convaincre les migrants de ne pas rester dans la boue de Calais ou de Grande-Synthe et de demander l'asile en France plutôt que de rester aux mains des passeurs et de mourir dans les trains, dans le tunnel sous la Manche ou en essayant de traverser la rocade pour prendre d'assaut les camions… Les chiffres que je vais vous donner sont vérifiables par les parlementaires qui ont un pouvoir de contrôle sur pièces et sur place auprès de mes services : nous avons enregistré et orienté vers l'hébergement dédié 300 demandes d'asile à Calais en 2014, 1 500 en 2015, soit cinq fois plus, et cette augmentation, considérable, s'intensifie encore en 2016. La réitération de notre discours ainsi que la mobilisation de notre administration donnent des résultats.
Troisième élément de notre stratégie : nous ne pouvons pas laisser les migrants vivre dans des conditions humanitaires inacceptables, sur un terrain marécageux que nous ne sommes pas en mesure, pour des raisons techniques, d'aménager sur toute sa superficie. Il s'agit donc de proposer à ceux qui sont là de sortir de Calais pour aller dans des centres d'accueil et d'orientation (CAO) qui se trouvent dans des bâtiments en dur et qui sont gérés par des associations et par l'État. Ils offrent des conditions de vie sans commune mesure avec ce qu'on peut trouver à Calais – y compris dans des camps pourvus des meilleurs standards d'accueil. Nous avons ouvert 122 centres dans 72 départements. Ils ont permis à 3 250 personnes de sortir de Calais depuis le mois d'octobre, ce qui est considérable, si bien que le nombre de migrants, de 6 000 en octobre dernier, y est passé à 3 500 aujourd'hui après un comptage précis réalisé par la PAF. Je démens donc totalement les chiffres fantaisistes communiqués cet après-midi par des acteurs qui n'ont pas témoigné, jusqu'à présent, d'un grand niveau de responsabilité. Ces chiffres faux ont du reste été démentis au moment où nous avons décidé de procéder à la réduction de la partie sud, ordonnée par le tribunal administratif. Je souhaite que les manipulations cessent et que la rigueur puisse se frayer un chemin.
Le quatrième axe consiste à créer un accueil le plus digne possible pour ceux qui restent ou qui transitent par Calais. C'est pourquoi nous avons investi 18 millions d'euros, avec l'UE, pour assurer un centre d'accueil provisoire (CAP) de 1 500 places adossé à un centre où l'on peut prendre un repas par jour, et où ont été installés des dispositifs sanitaires. On s'est demandé, au moment de son implantation, si ce centre comptait suffisamment de places. Certains considéraient qu'il fallait créer autant de places qu'il y avait de migrants. Or ce n'est pas la stratégie de l'État car cela reviendrait à attirer les migrants : il ne s'agit pas de concentrer tous les migrants à Calais mais de créer, je le répète, les conditions d'un accueil digne en France. Je suis d'ailleurs très étonné que toute une série d'acteurs se soient mobilisés, et au nom de considérations humanitaires, pour maintenir dans la boue de Calais des personnes en situation vulnérable – ce qui me paraît être une approche bien singulière – alors que nous, pour des raisons humanitaires, nous proposions de les en sortir pour les mettre à l'abri. En plus des CAO, nous avons créé des abris dans des tentes de la sécurité civile pour quelque 500 places et un centre dédié pour les femmes et enfants pour 400 places.
La cinquième orientation fait débat : l'étanchéification de la frontière – une position que j'assume et revendique car je recherche la cohérence maximale et l'efficacité la plus grande. En effet, il serait totalement incohérent de démanteler les filières des passeurs, de parvenir à convaincre les réfugiés de demander l'asile en France tout en laissant la frontière ouverte – incitant par-là les passeurs à continuer leur trafic, sachant de surcroît que si nous ouvrons la frontière en France rien n'empêche les Britanniques de fermer la leur ; nous alimenterions ainsi un flux et augmenterions un stock. Cela étant, notre relation avec les Britanniques est très exigeante. Les accords du Touquet étaient totalement léonins.