Intervention de Marie-Claire Cailletaud

Réunion du 27 avril 2016 à 9h30
Commission des affaires économiques

Marie-Claire Cailletaud, CGT :

Au nom de l'intersyndicale CGT–CFE-CGC–FO, je tiens d'abord à remercier la commission des affaires économiques et sa présidente d'avoir répondu positivement à notre demande d'être entendus. C'est également au nom de cette intersyndicale que je vais m'exprimer dans cette déclaration liminaire.

La situation d'EDF, qui a permis à la France d'être à la pointe dans la lutte contre le réchauffement climatique, est plus que préoccupante.

Elle l'est d'abord à cause des exigences contradictoires de l'État, qui ont abouti aux difficultés que nous rencontrons aujourd'hui et qui risquent encore d'aggraver ces mêmes difficultés dans les prochaines années.

Sans être exhaustive, je ferai part de quelques interrogations majeures.

Comment concilier la nécessité pour EDF de réaliser 15 milliards d'euros par an d'investissements industriels en France, avec la distribution de dividendes extravagants – plus de 20 milliards d'euros depuis l'introduction en bourse de l'entreprise, majoritairement pour les caisses de l'État ? C'est au point, comme l'avait souligné le président d'EDF lors de sa nomination, que l'entreprise doit emprunter pour verser des dividendes. Certes, la position de l'État sur le sujet est en train d'évoluer, mais seulement pour l'avenir.

Dans l'augmentation de capital annoncée vendredi dernier, l'État participerait à hauteur de 3 milliards d'euros. Outre qu'on se demande d'où viendront ces milliards, il faut savoir que le projet d'Hinkley Point, s'il devait être lancé, alourdirait le bilan d'EDF de près de 24 milliards d'euros de dette supplémentaire.

Comment concilier, également, la fermeture de la centrale de Fessenheim, que nous condamnons et qui fait perdre à EDF près de 400 millions d'EBITDA (Earnings before interest, taxes, depreciation and amortization) par an, et plus généralement l'incertitude sur la programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE) à venir, avec l'incitation forte faite à EDF par l'État de reprendre Areva Nuclear Power (Areva NP) et de lancer immédiatement le projet nucléaire britannique d'Hinkley Point ? Fermeture du nucléaire en France et construction de centrales à l'étranger : est-ce bien là l'avenir d'Électricité de France, entreprise de service public de l'électricité, que l'on souhaite ?

Comment concilier, enfin, l'injonction faite à l'entreprise de développer des énergies renouvelables tout en la privant progressivement et arbitrairement de la première d'entre elles, l'énergie hydroélectrique, par une absurde ouverture à la concurrence des concessions hydrauliques, et plus largement des marchés, qui n'a pour conséquence que de fragiliser encore plus l'équilibre énergétique du pays ?

D'une façon plus générale, quand l'État aura-t-il enfin, vis-à-vis d'EDF, une politique cohérente, déconnectée de tout enjeu politicien de court terme ? Quand aura-t-il une politique industrielle et énergétique de long terme digne de ce nom ? Quand jouera-t-il son rôle d'État stratège ?

Outre ces injonctions paradoxales de l'État, EDF doit faire face, comme tous les énergéticiens européens, à une baisse de prix du marché de l'électricité.

En réalité, il s'agit d'un pseudo-marché qui dysfonctionne totalement et qui finira par menacer la sécurité des approvisionnements électriques du continent. Nous avions alerté, dès l'origine, sur l'absurdité de l'ouverture des marchés pour ce secteur stratégique pour la nation, en particulier parce que l'électricité ne se stocke pas. Les faits nous donnent malheureusement raison. Nous continuons à demander que l'on fasse enfin un bilan contradictoire de la déréglementation et de la désoptimisation qu'elle a engendrée au détriment de la collectivité nationale, mais aussi d'EDF et de ses outils industriels.

Depuis maintenant quinze ans, les directives européennes et les lois françaises ont asséné des coups de boutoir aux entreprises de service public, pour leur faire perdre des parts de marché à marche forcée. Nous arrivons aujourd'hui à un tournant qui pourrait déboucher sur des problèmes de sécurité d'approvisionnement et, à terme, à des blackouts, en France comme en Europe. Cela risque de coûter très cher à notre économie.

Dans le même temps, l'afflux massif sur le marché de capacités électriques d'origine renouvelable, subventionnées par des fonds publics, qui sont ainsi les seules, aujourd'hui, à pouvoir se développer dans ce contexte de marché déprimé et qui sont appelées à croître fortement en application de la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte, va accroître les problèmes. En a-t-on seulement mesuré les conséquences ?

Enfin, le projet Hinkley Point, de construction de deux réacteurs EPR au Royaume-Uni, a déclenché au sein d'EDF une grave crise qui s'est manifestée de plusieurs façons : droit d'alerte unanime du comité central d'entreprise (CCE) – une première pour EDF – démission du directeur financier, opposition de la grande majorité du personnel jusqu'aux cadres dirigeants, et, plus largement, malaise généralisé dans l'entreprise. La situation est grave.

Dans ce contexte très tendu, l'annonce par le président d'EDF de faire suite à la demande du comité central d'entreprise d'être consulté était plus qu'attendue, car on ne peut pas, comme l'a reconnu le ministre de l'économie, réussir un tel projet contre le corps social de l'entreprise. Consulter, c'est bien. Écouter tous ceux qui, très nombreux, demandent un report du lancement de ce projet, c'est mieux !

Nos trois organisations syndicales ne sauraient se satisfaire d'un décalage de deux ou trois mois, comme le veulent et l'annoncent le ministre Emmanuel Macron et le président d'EDF.

Pourquoi, alors qu'elles ont défendu la place du nucléaire dans les débats sur la transition énergétique et qu'elles étaient, en 2013, favorables au lancement du projet Hinkley Point, ces organisations demandent-elles aujourd'hui un report ? Pourquoi mettent-elles en garde contre un lancement immédiat et précipité qui serait plus que destructeur pour l'entreprise et, au-delà, pour l'ensemble de la filière nucléaire, troisième filière industrielle française, qui emploie 220 000 salariés ? À prendre trop de risques, sommes-nous prêts à avoir un pays sans industrie ?

Parce que, tout simplement, les conditions ont changé !

Les conditions financières, d'abord.

À l'origine, EDF devait porter 40 % de l'investissement ; aujourd'hui, elle en porte les deux tiers, soit 16 milliards d'euros. S'y ajoute l'intégration dans ses comptes de 24 milliards d'euros de dette, ce qui, ajouté aux 37 milliards d'euros actuels, ferait exploser sa dette à 61 milliards d'euros.

Nos partenaires chinois de China General Nuclear Power Corporation (CGN) sont, eux, passés de 40 à 33 %. Areva n'a, de son côté, plus les moyens de participer au projet, et Centrica s'est retiré en 2012, car les coûts avaient déjà trop dérivé. Alors que le ministre et le président d'EDF ont affirmé devant la Représentation nationale que ce projet est rentable, force est de constater qu'aucun investisseur ne veut s'y engager.

Les conditions industrielles, ensuite.

La filière nucléaire a été fragilisée par les gouvernements successifs, qui n'ont pas joué leur rôle, tout comme les dirigeants des entreprises du secteur, ainsi que par le moratoire nucléaire qui a détruit le tissu industriel des PME-PMI et raréfié les compétences. Les politiques de sous-traitance et les nouveaux modes de management ont désorganisé le travail. Il faut redresser la situation, et cela va demander du temps.

L'intégration d'AREVA NP au sein du groupe EDF, voulue par l'État, n'est pas effective aujourd'hui, et elle ne le sera peut-être pas avant 2017, compte tenu des conditions suspensives prévues par EDF. Cela implique, en tout cas, que la création de la filiale commune entre EDF et Areva NP en matière d'ingénierie, censée être une des clés de la réorganisation du nucléaire, n'est toujours pas en place.

Rappelons au passage que la filière nucléaire, c'est également Alstom, fleuron industriel, dont la partie énergie a été scandaleusement bradée à General Electric. Les brevets sont aujourd'hui tous transférés aux États-Unis. Il ne doit pas y avoir de fatalité à enchaîner les fiascos industriels en France.

Enfin, nous n'avons toujours pas de retour d'expérience d'un EPR en fonctionnement pour sécuriser le lancement d'Hinkley Point, qu'il s'agisse de Flamanville ou de Taishan, dont les essais à chaud ne commenceront qu'en fin d'année. Nous savons pourtant que c'est une phase d'apprentissage précieuse pour le lancement d'une nouvelle machine. Construire aujourd'hui un nouvel EPR sans disposer de ce retour d'expérience, c'est donc construire un prototype, une nouvelle tête de série, avec tous les risques industriels que cela comporte.

Si l'on ajoute le fait que les moyens humains et les compétences de la filière nucléaire seront encore durablement mobilisés sur les projets en cours – Flamanville, OL3, Taishan, tout en lançant le grand carénage – et qu'il est aussi nécessaire de revoir l'organisation industrielle actuellement prévue avec l'interface anglaise, qui est un facteur de risque du fait de sa complexité, on mesure les difficultés et les risques liés au projet HPC.

C'est pourquoi nos trois organisations défendent un scénario alternatif, fondé sur un report au-delà de 2016, voire de trois ans, du lancement de cette opération. Il s'agit, pour nous, de la condition de la réussite de ce projet auquel nous continuons de croire, sur la base d'une vraie alliance industrielle franco-britannique, ce qui est nouveau.

Cela implique que le modèle actuel de l'EPR soit impérativement simplifié – des travaux en ce sens sont d'ailleurs en cours –, tout en maintenant le niveau de sécurité actuel, pour en améliorer la constructibilité et la performance tant industrielle qu'économique.

Cela implique également que ce modèle de réacteur soit compatible avec la perspective d'un vrai palier EPR, qui permettrait l'équipement en Angleterre, mais aussi le début du renouvellement du parc français au tournant de la décennie, dans une logique d'industrialisation et de standardisation indispensable à la réussite de tout programme nucléaire. Cela nécessite échanges et collaboration en amont entre les autorités de sûreté des deux pays.

Face à cela, nous avons entendu plusieurs objections. La sécurité d'approvisionnement britannique serait en cause, nous dit-on. Faux problème, comme l'a indiqué la secrétaire d'État chargée de l'énergie, le 12 avril 2016, dans un courrier au président de la commission énergie de la Chambre des Communes.

Quelqu'un d'autre pourrait prendre le contrat ? Cela supposerait que les projets nucléaires concurrents soient certifiés par l'Autorité de sûreté britannique, ce qui n'est pas le cas.

Enfin, il faut dire un mot des délais prévus dans le projet actuel si l'on veut comparer objectivement avec notre projet alternatif. Chacun peut constater que la date de 2025, prévue officiellement par EDF pour la mise en service d'HPC, suppose un délai de construction, après le premier béton, de soixante-dix-huit mois. Pour mémoire, le chantier le plus rapide, Taishan 1, en Chine, sera, vu d'aujourd'hui, à quatre-vingt-quatorze mois. C'est dire que beaucoup doutent de la crédibilité d'un planning qui tient plus de l'objectif commercial que d'un planning opérationnel !

Madame la présidente, mesdames et Messieurs les députés, nos trois organisations syndicales, qui représentent 80 % du personnel, sont unies devant vous dans une démarche d'autant plus inédite qu'elle est proche d'une période électorale. Nous avons choisi de faire passer avant tout l'intérêt d'une entreprise qui a pour mission principale d'assurer le service public de l'électricité de notre pays, dont nous estimons la pérennité en cause. Nous sommes venus devant vous dans un esprit résolument constructif de relance d'une filière nucléaire à laquelle nous croyons, mais aussi avec gravité et de détermination.

Nous sommes ici forts de l'expérience de tous les agents qui nous font confiance, forts aussi, en ce soixante-dixième anniversaire de la nationalisation d'EDF, de la réussite de cette entreprise au service de la nation, même si nous avons souvent contesté les choix des directions qui ont prévalu ces dernières années. C'est parce que nous sommes ancrés dans la réalité industrielle et sociale que nous vous mettons en garde contre la vision de notre secteur que vous présentent le ministre et le président d'EDF, vision essentiellement basée sur des considérations financières de court terme et éloignée des réalités industrielles et sociales de l'entreprise. Les salariés d'Areva ne le savent que trop bien, les ministres et les dirigeants d'entreprise passent ; les salariés, eux, restent pour assumer les conséquences de choix hasardeux ! Rappelons que le secteur électrique est sous le coup de 10 000 suppressions d'emplois, entre EDF, Areva et General Electric qui avait promis de créer des emplois lors du rachat d'Astom.

Nous sommes venus vous dire que cet investissement britannique de 24 milliards d'euros, dont 16 milliards d'euros à la charge de la seule EDF, regarde aussi les représentants de la collectivité nationale que vous êtes, et pas seulement le conseil d'administration d'EDF. Nous vous demandons de faire entendre votre voix sur ce projet et de mener toutes les analyses nécessaires. Il ne tient qu'à vous de ne pas être, vous aussi, mis devant le fait accompli, comme vous l'avez été en son temps pour Areva, avec les conséquences que l'on connaît aujourd'hui.

L'avenir d'EDF, cette belle entreprise emblématique de notre pays, regarde aussi bien les salariés, les usagers-consommateurs, que la nation tout entière dont vous êtes les représentants.

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