Intervention de Laurence Tubiana

Réunion du 6 avril 2016 à 9h45
Commission des affaires étrangères

Laurence Tubiana, ambassadrice chargée des négociations sur le changement climatique :

Je vais m'efforcer de répondre à toutes les questions, même si certaines excèdent le champ de mes compétences.

Sur les transports qui échappent à la juridiction des États, il y a des avancées pour ce qui concerne l'aviation, avec un accord à l'OACI pour avancer sur les standards. C'est une bataille industrielle, elle est rude, mais nous pourrons cette année avoir quelques résultats grâce à l'accord de Paris. Par ailleurs, il s'agit d'intégrer le transport aérien dans les marchés carbone qui existent et d'amener les compagnies à acheter des crédits carbone ou à verser des compensations si elles ne sont pas intégrées à un marché. Je constate aujourd'hui que de plus en plus de compagnies, y compris les compagnies chinoises, qui ne font pas partie d'un marché carbone, commencent à compenser leurs émissions. L'intérêt à faire émerger un prix du carbone pour le transport aérien est patent. J'ajoute qu'il faut progresser au plus vite en matière d'innovation sur les carburants – on n'est pas encore à l'avion solaire de grande portée, mais c'est un secteur qui doit être mis en avant.

Sur le transport maritime, je suis plus pessimiste. Il faut renforcer notre action sur ce volet. Il faut convaincre les pays en développement qu'une régulation ou l'émergence d'un prix du carbone ne sera pas discriminant pour leurs exportations. L'accord de Paris devrait débloquer ce point précis. Il faut également faire des progrès en matière de carburants – il existe des exemples de bateaux qui utilisent des nouveaux carburants – et promouvoir l'usage des énergies renouvelables. C'est un dossier qu'il faut prendre sous tous les angles : ni sous le seul aspect technologique, ni sous le seul angle de la régulation. Il faut mobiliser tous les grands acteurs économiques mondiaux afin que l'Inde et la Chine soient partie prenante.

Il faut aussi réfléchir à la manière dont on intègre dans notre calcul des émissions, celles qui sont incluses dans notre consommation. On pense toujours aux émissions sur notre territoire, mais il faut réfléchir à ce que notre consommation, donc notre commerce, inclue en matière d'émissions pour avoir une vision plus juste des choses. Cette réflexion permettrait de rouvrir une discussion, qui s'est bloquée après Copenhague, sur l'instauration d'une tarification carbone incluant les produits importés. C'est une autre manière de traiter la question des transports et du commerce international. Je crois que la réflexion à l'OMC a progressé sur ce point : elle est inévitable et nous ramène à ce que nous avons appelé la taxe carbone aux frontières.

En effet, l'accord de Paris n'a pas établi de prix mondial du carbone pour une bonne raison. Un tel prix ne serait pas à même de faire évoluer les économies de la même manière, car le pouvoir d'achat est différent d'un pays à l'autre. Un niveau 50, 60 ou 100 dollars la tonne serait nécessaire en Europe, mais serait un facteur de pauvreté inévitable ailleurs, notamment en Inde. Néanmoins, un indicateur de prix carbone a du sens et il faut l'aborder par le biais du commerce international. Il est indispensable que les instruments économiques, comme le prix implicite du carbone, émergent dans les politiques nationales. La Banque mondiale est en train de s'y attacher et nous aurons peut-être des résultats dès cette année. En ce sens, j'ai personnellement lutté pour qu'il ait un tableau des prix du carbone, explicites ou implicites, dans le monde. Est-ce qu'il faut converger ces prix ? C'est une question dont je débats régulièrement avec mes collègues économistes, qui eux aussi pensent dans l'ensemble, qu'un prix du carbone mondial ne serait ni juste ni opératoire.

S'agissant des sujets nationaux, je ne me prononcerai pas, car ce n'est pas mon domaine. Néanmoins, il est indispensable que les grandes entreprises comme EDF réfléchissent à leur transition et que la programmation pluriannuelle de l'énergie soit appliquée.

Les migrations climatiques vont devenir de plus en plus importantes. La première réponse est l'adaptation au changement climatique dans les régions les plus touchées par l'émigration. Il faut souligner que le dérèglement climatique est un enjeu important de sécurité, les régions insulaires étant par exemple particulièrement en péril. La sécheresse peut être la cause de famines mais aussi de conflits militaires, comme c'est le cas notamment des luttes pour l'accès à l'eau. Cette émigration climatique doit être traitée par le développement. Il semble indispensable d'entamer des réflexions à ce sujet en suivant le modèle de la négociation actuelle entre les îles du pacifique et l'Australie, qui aboutira vraisemblablement à une relocalisation d'un certain nombre de personnes. Néanmoins, il n'y a pas de réponse sécuritaire à apporter à ces questions. Les politiques d'adaptation et de développement doivent prévaloir. Il faut s'engager sur les nouvelles pratiques agricoles plus résilientes et soutenir la recherche. La protection contre des événements extrêmes doit aussi être la priorité de la coopération internationale. L'objectif est de permettre aux populations de rester là où elles sont établies.

Actuellement, il n'y a plus de débat scientifique. L'augmentation de la température moyenne se vérifie. Il y a quelques mois, malgré la réduction rapide de la calotte arctique, les spécialistes pensaient que ce phénomène se rééquilibrait avec la situation en Antarctique. Néanmoins, la donne a changé, et la calotte de l'Antarctique se réduit aussi, rongée par en-dessous, ce qui provoque une montée rapide des océans. D'après l'écrasante majorité des analyses, nous ne pouvons plus espérer une amélioration de la situation. Laurent Fabius a pris donc la décision d'utiliser le terme de dérèglements climatiques, à la place de réchauffement, pour mettre en exergue la menace globale qui pèse sur le monde. L'augmentation des températures est très diverse, plus élevée dans certaines régions que dans d'autres. Les événements extrêmes liés au climat, notamment les typhons et tempêtes, ont gagné en violence. La précision du chiffrage est essentielle. Certains pensent qu'il suffirait de négocier sur les 2°C pour simplifier les choses, mais la différence entre 2°C et 2,5°C est pour un certain nombre de régions vitale. Derrière ces 0,5°C se cachent des événements extrêmes et particulièrement destructeurs et les dégâts peuvent représenter parfois 2 à 3 fois le PNB des pays les plus exposés tels que le Vanuatu ou les Philippines, et, dans une certaine mesure, aussi, le Bangladesh.

L'engagement de l'AFD pour le climat est ancien et très innovant, notamment en ce qui concerne l'agriculture et l'accès à l'eau. L'organisation s'est donné comme objectif d'attribuer 50 % de ses financements aux actions respectueuses du climat. Pour l'année 2015, ce chiffre a même été dépassé. L'AFD a pu entraîner d'autres agences. L'organisation a été au centre des réflexions sur les financements-climat dans les dernières années, et notamment pour les mesurer. Cet effort a permis à l'AFD, et d'autres agences comme le KFW et la Banque du développement du Brésil, de s'adresser aux grandes institutions financières comme la Banque mondiale, la Banque asiatique et la Banque interaméricaine.

S'agissant de l'appel lancé pour boycotter la signature de l'accord, je pense qu'il ne faut pas trop s'en inquiéter. Le groupe à l'origine de cette initiative se donne pour mission de veiller aux intérêts des pays en développement ; il est normal que ceux-ci se préoccupent de ce que les engagements pris à leur égard soient tenus. Mais plus de 100 pays ont indiqué qu'ils signeraient l'accord. La force de l'accord de Paris est d'avoir dépassé les oppositions, notamment Nord-Sud, et d'avoir fait prévaloir l'esprit de coopération.

Pour ce qui est du processus de ratification dans l'Union européenne, il faut d'abord que les vingt-huit États membres approuvent l'accord. Il est raisonnable de l'espérer d'ici 2018. La Chine pourrait ratifier l'accord soit dès l'automne 2016, soit, au plus tard, début 2017. De même, l'Inde a déclaré vouloir aller vite. Ainsi, d'autres pays veulent également aller vite. Ainsi 40 %, voire plus, des émissions mondiales de gaz à effet de serre seraient rapidement couvertes, en quelque sorte, par une ratification. On peut donc espérer une entrée en vigueur de l'accord avant 2020, sachant qu'il ne faut pas confondre « entrée en vigueur » et « application » : cette dernière aura de toute façon lieu en 2020. Mais une anticipation serait favorable, car elle permettrait d'aller plus vite pour commencer à corriger les trajectoires. A cet égard, le 13ème plan chinois me paraît positif, en particulier parce qu'il envisage d'atteindre le pic d'émissions avant 2030. Je me félicite donc que beaucoup d'acteurs considèrent que 2018 est un rendez-vous important. Ce type d'échéance est un ressort fondamental pour la réussite de l'accord.

S'agissant des transferts entre le Nord et le Sud, le dialogue prévu à Marrakech sera très important, notamment en ce qui concerne l'association des financements publics et privés. Il faut avoir à l'esprit que les 100 milliards de dollars envisagés ne sont pas suffisants. Il faudra aller plus loin.

La coopération avec le Maroc pour le passage de témoin de la COP est excellente et, plus généralement, la gouvernance du dispositif est bien réglée. Pour autant, je suis convaincue qu'il faut la faire évoluer pour mieux y associer les acteurs non gouvernementaux. Je pense aux parlements, aux collectivités locales, aux entreprises et à la société civile. Il faut institutionnaliser le dialogue avec tous ces acteurs. Un rendez-vous intergouvernemental tous les cinq ans ne suffira certainement pas. En effet, le système actuel est trop lent et pas assez en prise avec l'économie réelle. Or, les enjeux économiques et sociaux, en matière d'emploi, sont considérables.

Concernant les micro-États du Pacifique, évoqués par M. Mariani, le principe de la mesure des pertes et dommages a été admis. La prise en compte de la dimension propre à ces petits États insulaires dans l'accord est déjà une victoire politique, car certains s'y opposaient. Pour l'application sur le terrain, nous en sommes encore au début de la réflexion. Le Vanuatu a commencé à faire des évaluations, mais il n'y a pour le moment aucun chiffrage. La question qui se posera est également celle de la responsabilité. Le cadre devrait plutôt être celui de la solidarité que celui de la responsabilité juridique.

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