Intervention de Guillaume Blanchot

Réunion du 27 avril 2016 à 16h00
Commission d'enquête relative aux moyens mis en œuvre par l'État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier

Guillaume Blanchot, directeur général du Conseil supérieur de l'audiovisuel, CSA :

Les événements tragiques de l'année 2015 ont rappelé combien les médias audiovisuels jouent un rôle essentiel dans l'information du public sur le fait terroriste. De ce point de vue, une question primordiale est de savoir comment la liberté d'information, qui est fondamentale, peut être conciliée avec la nécessaire sauvegarde de l'ordre public et la préservation de la cohésion nationale.

Une réponse est apportée par l'article 1er de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, qui précise que l'exercice de cette liberté « ne peut être limité que dans la mesure requise » par un certain nombre d'éléments précis parmi lesquels la « sauvegarde de l'ordre public », le « respect de la dignité de la personne humaine », et la protection du jeune public. Il appartient aux médias audiovisuels soumis à cette loi d'assurer cette conciliation sous le contrôle du Conseil supérieur de l'audiovisuel. Il convient de rappeler à cet égard que ce contrôle n'intervient jamais avant la diffusion des programmes. L'intervention du CSA se fait a posteriori, de son propre chef ou sur saisine d'un tiers, afin, le cas échéant, de faire respecter les grands principes posés par la loi.

Le CSA dispose, pour ce faire, d'un pouvoir de sanction, qu'il se doit d'exercer de façon graduée. La sanction, qui peut prendre différentes formes et qui est prononcée après engagement des poursuites et instruction du dossier par un rapporteur indépendant, ne peut intervenir qu'après une mise en demeure, elle-même souvent précédée d'une lettre de rappel ferme à la loi et à la réglementation, et d'une mise en garde.

J'en viens à la question de l'action du CSA à l'égard des médias traditionnels que sont les radios et télévisions lors des attaques terroristes des mois de janvier et novembre 2015.

Il y a un peu plus d'un an, le président du Conseil, Olivier Schrameck, rappelait, devant la commission d'enquête de votre assemblée sur la surveillance des filières et des individus djihadistes, selon quelles modalités et dans quel esprit le CSA était intervenu auprès des éditeurs de services, radios et télévisions, au cours des premières semaines de l'année 2015. Les avertissements qu'il avait été amené à prononcer se fondaient sur des faits peu nombreux mais largement répandus, car répétés par de nombreux éditeurs. Vous l'avez rappelé, monsieur le président, quinze manquements ont donné lieu à des mises en garde, et vingt et un, jugés plus sérieux, à des mises en demeure. Je rappelle que Conseil avait procédé à un examen attentif de l'ensemble des séquences diffusées lors de ces tragiques événements, soit près de 500 heures de programmes. Il avait également été saisi d'un nombre particulièrement élevé de plaintes de téléspectateurs ou d'auditeurs, émus des conditions de traitement des attentats.

Je veux insister sur la différence de traitement par les radios et les chaînes de télévision des événements de janvier 2015 et de ceux de novembre 2015. Après avoir visionné les programmes diffusés sur les chaînes qu'il contrôle, le Conseil a fait part, dans un communiqué de presse diffusé dès le 25 novembre 2015, de sa satisfaction d'avoir constaté la quasi-absence de manquement. La couverture des événements de novembre 2015 n'a conduit le Conseil à intervenir qu'une seule fois jusqu'à maintenant, pour une signalétique jeunesse mal adaptée s'agissant d'une émission d'information.

Certes, les circonstances des attentats de novembre étaient différentes de celles du mois de janvier 2015, mais je souhaite souligner que le Conseil voit dans cette différence de situation le reflet d'une meilleure prise de conscience par les médias audiovisuels des exigences particulières, en termes de respect de l'ordre public et de respect de la dignité de la personne humaine, qu'impose le traitement médiatique d'événements aussi sensibles. Il y voit également le fruit de l'action pédagogique qu'il a souhaité mener dès janvier 2015, indépendamment des procédures de contrôle engagées qui ont abouti aux mises en demeure et aux mises en garde que j'ai citées.

En effet, face aux critiques et aux interrogations sur les conditions de traitement des attentats de janvier 2015 par les médias audiovisuels, le Conseil avait pris l'initiative de réunir, le 15 janvier, les représentants des radios et des télévisions afin d'avoir avec eux « une réflexion commune sur les questions et les difficultés qui ont pu être soulevées par l'accomplissement de leur mission ». Au cours de cette réunion, les éditeurs avaient notamment fait part de la difficulté à résister à la concurrence des réseaux sociaux sur lesquels étaient données des informations diverses et variées, souvent non vérifiées. Cette asymétrie comportait, selon eux, le risque qu'ils soient perçus comme les porte-parole d'une information « officielle ». Ils avaient également souligné les risques que comportait la diffusion d'une information trop aseptisée au regard de l'horreur de ces journées. De façon plus générale, ils avaient évoqué les difficultés particulières rencontrées dans l'exercice de la mission d'informer en raison des conditions exceptionnelles d'urgence et de gravité de la situation.

Le CSA considère que cette réunion a été extrêmement bénéfique pour lui-même, car cela lui a permis de nourrir sa réflexion, mais aussi pour les éditeurs, qui ont pu ainsi discuter avec le Conseil et confronter entre eux leurs points de vue sur leurs difficultés communes. Le traitement médiatique des attentats du mois de novembre 2015 me semble résulter de la prise de conscience et des enseignements postérieurs aux événements du mois de janvier. Je note par ailleurs, sans me prononcer sur le fond, puisque des procédures sont en cours, qu'un nombre significatif d'éditeurs a décidé de se désister des recours engagés contre les mises en demeure que leur avait signifiées le Conseil en février 2015.

S'agissant des moyens mis en oeuvre par le CSA dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, je voudrais, à la suite de ces premiers constats, vous faire part de plusieurs considérations.

Le CSA s'est doté d'outils internes, à la mesure de ses moyens humains et financiers, pour assurer un contrôle en continu et immédiat des principaux médias lors de la survenance d'événements tragiques. Il a mis en place un dispositif particulier qui permet à ses agents de suivre les principales chaînes gratuites françaises qui traitent des sujets d'information, les chaînes d'information en continu, et les principales radios. Une cellule de veille, composée d'agents volontaires, permet ainsi, lors d'événements tels que les attentats de 2015, une remontée instantanée et efficace de l'information vers le président et les membres du collège du CSA. Cette cellule, qui peut fonctionner durant plusieurs jours si la situation l'exige, est composée d'une dizaine d'agents.

Une telle mobilisation représente un coût non négligeable pour le Conseil, tant en termes de moyens humains que matériels. Il conviendrait d'amplifier cet effort mais, dans le contexte de maîtrise et de réduction de la dépense publique, le Conseil, et c'est bien normal, prend sa part d'effort.

Monsieur le président, vous m'interrogez sur la possibilité d'étoffer les pouvoirs de sanction dont dispose le CSA. Ceux-ci sont nécessairement gradués. Après l'examen des programmes par les services du Conseil, un dossier peut être instruit puis présenté au collège qui en délibère. Si des faits ayant déjà donné lieu à une mise en demeure sont répétés, le rapporteur indépendant chargé d'engager les poursuites et d'instruire le dossier est saisi par le directeur général du Conseil. Le cas échéant, le rapporteur propose des sanctions au collège, qui en délibère. Dans l'état actuel du droit, le Conseil ne peut donc pas sanctionner immédiatement un manquement, car les sanctions, qu'elles soient pécuniaires ou le retrait de l'autorisation d'émettre, par exemple, ne peuvent être prononcées qu'après une mise en demeure et la répétition des manquements qui ont motivé cette dernière.

Nous ne contestons évidemment pas le cadre juridique dans lequel le Conseil exerce son pouvoir de sanction. L'éventail des sanctions prévues par la loi de 1986 nous paraît suffisamment large pour qu'il puisse réagir à la diversité des situations de manquement qu'il peut constater.

Il faut, par ailleurs, souligner les interrogations soulevées par l'évolution globale du paysage de l'information. S'interroger sur les conditions du traitement médiatique des attentats conduit inévitablement à s'interroger sur l'information relayée sur internet, en particulier par les plateformes numériques.

Pour ce qui est du prolongement sur internet des médias traditionnels, tels les services en ligne des journaux ou des radios, des réflexions et des analyses sont en cours pour déterminer s'il s'agit de services de médias audiovisuels à la demande – les SMAD selon un acronyme très en vogue en droit audiovisuel communautaire et dans le milieu de l'audiovisuel. Dans ce cas, ils seraient soumis à la directive européenne du 10 mars 2010 régissant les services de médias audiovisuels. Ces réflexions ont été éclairées par un arrêt récent de la Cour de justice de l'Union européenne qui a statué sur la qualité de SMAD d'un organe de presse autrichien.

La question posée par la profusion d'informations sur internet est surtout sensible s'agissant des plateformes numériques. Le caractère ouvert de ces plateformes – je pense en particulier aux réseaux sociaux et aux plateformes de vidéos – offre un outil de communication de très large portée à ceux qui veulent propager des discours d'incitation à la discrimination, à la haine raciale, des discours faisant l'apologie du terrorisme ou portant atteinte à la dignité de la personne. Or le rôle de ces plateformes est de plus en plus difficile à appréhender selon le régime de responsabilité prévu par la loi pour la confiance dans l'économie numérique du 21 juin 2004, qui, transposant le droit communautaire, distingue les hébergeurs et les éditeurs, la responsabilité des premiers étant moins large que celle des seconds.

Considérées aujourd'hui comme des hébergeurs, quand bien même il apparaît qu'elles jouent, sous certains aspects et dans des proportions variables, un rôle d'éditeur et de distributeur, les plateformes numériques bénéficient d'un régime de responsabilité qui leur laisse une très large marge de manoeuvre pour exercer un contrôle a posteriori sur les contenus qu'elles diffusent, selon des critères qui restent flous et qui changent d'une plateforme à l'autre, sachant par ailleurs que le juge n'intervient que rarement. À notre sens, cette situation n'est pas satisfaisante. Du CSA au Conseil d'État, en passant par la Commission nationale consultative des droits de l'Homme, de nombreux travaux ont été menés sur ce sujet afin de dégager des propositions et de faire évoluer le cadre juridique actuel. Ils montrent l'intérêt d'une plus grande intervention de la puissance publique afin d'éviter la critique relative à une « police privée » des contenus, parfois formulée lorsqu'une plateforme décide de retirer un contenu qu'elle juge illicite. Cette intervention pourrait, par exemple, prendre la forme de délivrance de labels ou de la rédaction de chartes, qui associeraient, outre les acteurs privés concernés, la société civile, les représentants des internautes et les pouvoirs publics. Dans ce cadre, l'expérience du CSA en matière de conciliation entre la liberté d'expression et la protection des valeurs nécessaires à notre démocratie peut sembler utile.

Cette réflexion est également menée au plan européen. Pour ce qui concerne le CSA, elle se tient notamment au sein du groupe des régulateurs européens des services de médias audiovisuels (ERGA), afin que la spécificité de ces plateformes soit mieux prise en compte par le droit européen.

Je veux, enfin, souligner la difficulté posée par certains programmes diffusés par voie satellitaire depuis des pays situés hors de l'Union européenne. Le sujet est rarement évoqué mais il a son importance, en particulier au regard du sujet dont traite votre commission d'enquête. La compétence du CSA s'exerce à l'égard de très nombreux services – ils seraient un millier – transmis par voie satellitaire et soumis à la loi de 1986, car reçus en Europe. Cette compétence s'exerce soit parce que les éditeurs de services utilisent une liaison montante vers un satellite à partir d'une station située en France, soit parce qu'ils utilisent une capacité satellitaire française – en l'espèce, Eutelsat.

Lorsque le CSA constate l'existence de contenus qui peuvent être jugés contraires aux principes posés par la loi du 30 septembre 1986, il peut intervenir auprès de l'opérateur satellitaire pour demander la cessation de la diffusion de la chaîne concernée. Il l'a fait à plusieurs reprises ces dernières années, en particulier pour certaines chaînes diffusées du Moyen-Orient par des satellites d'Eutelsat, en raison de la diffusion d'images très crues et violentes, portant atteinte à la dignité de la personne humaine ou incitant à la haine ou à la violence pour des raisons de race ou de religion.

L'exercice de cette mission est difficile, car elle soulève deux questions.

L'une est la définition de la compétence du CSA en la matière au regard du critère de la liaison montante. Or il est difficile pour le Conseil de s'y référer, notamment parce que la localisation de cette liaison peut être facilement modifiée. Dans le cadre de la réflexion engagée par la Commission européenne sur l'évolution de la directive sur les services de médias à la demande, le CSA est favorable à ce que soit envisagée la suppression de ce critère pour s'en tenir à la seule capacité satellitaire.

L'autre question est celle des moyens alloués au CSA pour le contrôle des programmes satellitaires d'un millier de chaînes diffusées en langues étrangères – le plus souvent en arabe. Nous recevons certes parfois des signalements – l'ambassade d'Égypte, par exemple, nous en a adressés de façon récurrente –, mais la masse des informations à traiter est telle que nous ne sommes pas en mesure d'exercer pleinement notre mission. Nous nous sommes ouverts à plusieurs reprises aux pouvoirs publics de ces difficultés et de la nécessité que le CSA dispose, pour effectuer cette mission, de ressources supplémentaires, en particulier de moyens humains.

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