Intervention de Thomas Piquemal

Réunion du 4 mai 2016 à 9h30
Commission des affaires économiques

Thomas Piquemal, ancien directeur financier d'EDF :

Madame la présidente, mesdames et messieurs les députés, depuis que j'ai démissionné de mes fonctions de directeur financier d'EDF, j'ai refusé toute expression publique.

Il me semble en effet que je suis tenu, en tant qu'ancien directeur financier, par un devoir de réserve. Il me semble aussi que ma décision suffisait, à elle seule, à exprimer mon appréciation personnelle du risque engendré par un engagement rapide et irrévocable d'EDF dans un nouveau projet de construction nucléaire.

Enfin, j'ai refusé toute expression publique parce qu'il me semblait que, devant de tels enjeux, les individus, en général, et moi en particulier, devaient s'effacer.

Cela étant, Madame la présidente, vous m'avez demandé si j'acceptais de venir devant la Représentation nationale. J'ai estimé qu'il était de mon devoir, dès lors que vous me le demandiez, de venir devant vous pour vous rendre des comptes et vous expliquer pourquoi j'en étais arrivé là, pourquoi, en désespoir de cause, j'ai dû prendre cette décision. J'ai presque envie de dire « en désespoir » tout court, car je n'avais pas envie de partir d'EDF.

EDF est une entreprise que j'ai tant aimé défendre pendant six ans, sur tous les fronts, dont vous savez qu'ils sont nombreux, et que j'ai été si fier de représenter partout dans le monde. EDF, je crois pouvoir le dire, est une entreprise qui m'avait adopté, moi, le financier. Mais, le mardi 1er mars 2015, je présentais ma démission au président d'EDF, M. Jean-Bernard Lévy.

Avant de revenir sur cette journée, je vous propose un retour en arrière jusqu'au 21 octobre 2013.

Le 21 octobre 2013, EDF, Areva, ses partenaires chinois et le Gouvernement britannique ont annoncé un accord global, qui devait permettre de lancer la construction d'une nouvelle centrale nucléaire au Royaume-Uni, le projet Hinkley Point.

Ce projet reposait sur trois piliers essentiels.

Le premier était un contrat de garantie de prix, le « contrat pour différence », qui permettra, lorsque la centrale sera en fonctionnement, de ne pas subir les fluctuations des prix de marché. C'est l'une des conditions essentielles de la réalisation de cet investissement.

Le deuxième pilier, c'est la garantie du Trésor britannique sur la dette contractée pour le projet. Il s'agit d'une garantie de l'État britannique portant sur environ 65 % du coût du projet. C'est également un pilier essentiel de la réalisation du projet, pour plusieurs raisons techniques. Cette garantie permet en effet d'avoir accès au crédit dès le début de la construction, sans garantie du constructeur, ainsi qu'à une réserve de liquidités très significative. En outre, le crédit est immédiatement disponible, avec une maturité très longue. Enfin, cette garantie permet de renforcer le partenariat avec notre client, le Gouvernement britannique.

Le troisième pilier, c'est le tour de table. Dans le projet que nous avons annoncé en octobre 2013, la participation d'EDF devait être comprise entre 45 % et 50 %, et celle d'Areva devait être de 10 %. Pourquoi demander à Areva une participation de 10 % ? C'est tout simplement que, en raison de l'expérience du réacteur pressurisé européen – European pressurized reactor (EPR) – de Flamanville 3, il nous semblait déjà indispensable de réaligner les intérêts au sein de la filière nucléaire française. Le solde du capital devait être assuré par nos partenaires chinois et, éventuellement, par d'autres partenaires.

Tels sont les points essentiels que nous avions annoncés en octobre 2013. Il était indispensable de les annoncer dans leur globalité pour que tout le monde comprenne bien dans quelles conditions nous étions capables de réaliser ce projet.

Or, courant 2014, tout a changé. Le Gouvernement britannique nous a indiqué qu'il ne souhaitait pas prendre le risque « tête de série », c'est-à-dire le risque EPR. Dès lors, la garantie de financement n'était plus disponible, puisqu'une des conditions émises par le Gouvernement britannique était que l'EPR de Flamanville 3 soit connecté au réseau.

Ce qui a également changé, c'est que des engagements très significatifs en fonds propres ont été demandés par le Gouvernement britannique à l'ensemble des partenaires du tour de table.

Enfin, il semblait de plus en plus évident qu'Areva aurait des difficultés majeures pour faire face à son engagement à hauteur de 10 %.

En 2014, donc, ce n'était plus le même projet que celui que nous avions annoncé en 2013.

À l'automne 2014, EDF connaît un changement de président-directeur général. Lorsque M. Jean-Bernard Lévy prend ses fonctions, il trouve, parmi les grands enjeux majeurs, le projet Hinkley Point. Dès le mois de janvier, constatant que ce n'était plus le même projet que celui que nous avions annoncé en 2013, il me demande d'étudier un changement de cap total, consistant à faire financer par le bilan d'EDF une très grande partie de ce projet.

Dès le mois de janvier 2015, j'ai proposé au président-directeur général d'EDF, M. Jean-Bernard Lévy, d'étudier une troisième voie consistant à négocier avec notre client un délai de trois ans. Je voyais bien que ce n'était plus le même projet et que son poids sur le bilan d'EDF serait beaucoup trop important. J'avais déjà dû faire face, quelques années auparavant, au fait qu'EDF doive financer seule le projet Flamanville 3, et, pour ce faire, j'avais dû renforcer les fonds propres de l'entreprise par l'émission de titres subordonnés à durée indéterminée. Je craignais déjà, alors même que nous pensions financer Hinkley Point avec la structure prévue en 2013, que nous ayons un problème de fonds propres à cause de Flamanville 3. C'est la raison pour laquelle j'ai proposé, dans une note adressée au président-directeur général d'EDF, d'étudier cette troisième voie et de décaler le projet de trois ans.

Certes, ce n'était pas une solution de facilité, car il fallait renégocier. Il fallait aller voir notre client et lui dire que nous avions pris un engagement dans certaines conditions, mais que, celles-ci étant modifiées, nous lui demandions un report de trois ans, notre argument étant le suivant : « Vous ne voulez pas prendre le risque EPR et, de notre côté, nous souhaitons un délai de trois ans pour connecter Flamanville 3 au réseau et pouvoir bénéficier de votre garantie de financement ».

Qu'est-ce que trois ans, pour un projet que l'on mettra dix ans à réaliser, qui a une durée de vie de soixante ans et, au risque de choquer, ici, certaines personnes, une possibilité d'extension de vingt ans, comme le font les Américains, c'est-à-dire, au total, un projet sur quatre-vingt-dix ans ? L'objectif n'était pas de prendre la décision finale d'investissement, mais de réussir ce projet pour notre client et pour la filière nucléaire française. N'était-ce pas la condition nécessaire à la réussite du projet que de demander un report de trois ans ?

L'entreprise a fait le choix de ne pas étudier ce scénario et de consolider globalement le projet sur le bilan.

Pourtant, en 2015, tout est allé dans le mauvais sens.

En septembre 2015, un nouveau retard de deux ans a été annoncé pour Flamanville 3, avec un surcoût de 2 milliards d'euros. S'ajoutent à cela les problèmes liés à la cuve de Flamanville 3, la défaillance d'Areva, qui était malheureusement inéluctable, et la reprise d'Areva Nuclear Power (NP), c'est-à-dire la filiale d'Areva dédiée aux réacteurs, par EDF, avec toutes ses implications, tant sur le plan financier que sur celui de la nécessaire réorganisation des équipes d'ingénierie – sans parler du considérable surplus de travail que cela va demander aux équipes d'EDF.

Enfin, l'effondrement des prix de marché, en 2015, a considérablement affaibli la base historique des activités d'EDF, et a tout changé dans le modèle économique de l'entreprise. Pour moi, d'ailleurs, le problème numéro un d'EDF est de savoir comment s'adapter à cet effondrement des prix de marché.

Pour ce faire, et bien que ce ne soit pas à ce jour l'objet de vos travaux et que je ne suis plus directeur financier d'EDF, je profite de cette audition pour le dire : il faut revoir la régulation en France. Il faut demander aux opérateurs français de faire des efforts. Ils sont prêts à le faire, ils l'ont montré en 2013 lorsque nous avons lancé un programme d'économies. Ils l'ont aussi montré dès 2015 lorsqu'il a fallu s'adapter à la baisse des prix de marché. Aujourd'hui, ils sont prêts à le faire s'ils sont engagés dans un projet qui les fédère.

Voilà les raisons pour lesquelles je n'ai cessé d'être convaincu, durant l'année 2015, qu'il fallait négocier un délai de trois ans. Or tel n'a pas été le choix de l'entreprise. J'ai toujours considéré que mon rôle n'était pas de dire oui ou non aux investissements ou aux choix stratégiques de l'entreprise, mais de trouver des solutions dès lors qu'il s'agissait d'un projet stratégique. Le directeur financier n'est pas là pour donner un feu rouge ou un feu vert. Il est là pour aider les métiers à se développer, pour s'assurer de la sauvegarde des intérêts patrimoniaux de l'entreprise qu'il représente, pour identifier les risques, s'assurer qu'ils sont connus et traités par le président-directeur général de l'entreprise et par le conseil d'administration qui, à la fin de la journée, prend la décision. Ce n'est pas le directeur financier qui décide.

J'ai donc cherché des solutions. La question n'était pas de savoir s'il fallait faire ou non le projet Hinkley Point. Je ne me suis jamais posé la question, puisque c'était un projet stratégique pour l'entreprise. La question que je me suis posée en 2015, compte tenu de tous les événements que j'ai rappelés, c'était : comment faire Hinkley Point ?

Le report ayant été exclu, j'ai proposé deux types de solutions.

La première consistait à réduire la participation d'EDF dans le projet. À ce titre, après avoir parcouru le monde entier pour chercher des investisseurs, il semblait évident que, à l'exception de nos partenaires de très longue date que sont les partenaires chinois, personne n'accepterait de prendre le risque EPR. Le seul investisseur possible dans le projet, selon moi, était la filière nucléaire française elle-même.

Après tout, Areva s'était bien engagée, en 2013, à participer au projet à hauteur de 10 %. Est-ce que ces 10 % ne faisaient pas aussi partie des engagements qui devaient être repris avec Areva ? J'ai donc proposé, même si ce n'était pas dans mes prérogatives, un schéma dans lequel une société d'investissement qui, par exemple, détiendrait « New Areva » et – pourquoi pas ? – une participation au capital d'EDF, représenterait la filière nucléaire française et pourrait prendre, sur le long terme, des participations dans de nouveaux projets de construction de centrales à l'export. Il pourrait s'agir d'une société qui aurait son propre financement, qui pourrait même, un jour, être cotée en bourse, et qui pourrait se substituer à Areva pour assumer sa participation de 10 % dans Hinkley Point. Cette solution n'a pas été retenue.

J'avais également proposé un schéma de financement, qui me semblait « gagnant-gagnant », mais qui n'a pas non plus été retenu.

J'ai donc envisagé une troisième et ultime solution pour rendre ce projet faisable, à savoir un renforcement significatif des fonds propres. Car le problème est là. Certes, Hinkley Point ne représente que 15 % des investissements d'EDF, mais ce n'est pas le seul projet de cette nature, c'est-à-dire un projet de construction de centrale nucléaire EPR, dans lequel EDF investit.

La construction d'une telle centrale dure dix ans. Or le projet ne rapporte rien pendant la phase de construction. En outre, il présente un risque majeur en termes de construction, Flamanville en apporte la preuve tous les jours, sans parler d'Olkiluoto. C'est un engagement considérable, et ce n'est pas le seul. Je le répète, Hinkley Point ne représente que 15 % des investissements d'EDF, mais quand on ajoute tout ce qui a déjà été investi dans ces projets, on obtient, fin 2015, un montant déjà considérable, même pour EDF.

Fin 2015, ce qui a été investi dans cette technologie EPR et inscrit à l'actif du bilan d'EDF s'élevait à 14 milliards d'euros. Pour financer un projet qui comporte de tels risques, il faut s'interroger sur les fonds propres dont on dispose, c'est-à-dire le patrimoine net d'EDF, soit les actifs moins les dettes. Or ce patrimoine s'élève à 24 milliards d'euros. On a donc déjà investi, fin 2015, 58 % des capitaux propres d'EDF dans la technologie EPR.

En 2013 et 2014, alors que nous pensions financer Hinkley Point sur le schéma de 2013, nous avions déjà un problème de fonds propres et j'avais émis des titres subordonnés pour renforcer la structure financière d'EDF, malgré cet effet secondaire important qu'est leur coût. Mais ajouter un projet supplémentaire, Hinkley Point ou un autre, me semblait impossible, car si l'on projette ces 58 % sur les fonds propres « durs » d'EDF, c'est-à-dire hors titres subordonnés, ce pourcentage augmente encore.

Qui parierait 60 % ou 70 % de son patrimoine sur une technologie dont on ne sait toujours pas si elle fonctionne, alors que cela fait dix ans qu'on essaie de la construire ? Je fais partie de ceux qui font confiance à la filière nucléaire française, compte tenu de son excellence, malgré les difficultés qu'elle traverse aujourd'hui. Mais, lorsqu'on doit décider d'y aller ou de ne pas y aller, peut-on prendre la responsabilité d'ajouter un tel risque au bilan d'EDF ?

Je ne suis pas le seul à penser cela. EDF se finance tous les jours sur les marchés obligataires, à très long terme. J'ai pu émettre pour 2 milliards d'euros d'obligations avec une maturité de cent ans parce que les investisseurs font confiance à EDF. J'ai pu émettre des titres subordonnés et lever 10 milliards d'euros, ce qui est un record, parce que les investisseurs font confiance à EDF. Ceux-ci nous disent, par l'intermédiaire des agences de notation, que si l'on rajoute un projet de construction de centrale nucléaire, le profil de risque d'EDF change. Cela veut dire que, à ratio inchangé, la notation est dégradée, car c'est un risque de plus que doit prendre l'entreprise.

C'est la raison pour laquelle je pensais que l'ultime piste de solution à étudier, pour rendre faisable le projet Hinkley Point, était un renforcement significatif des fonds propres d'EDF. Mais c'était inenvisageable dans le calendrier souhaité par M. Jean-Bernard Lévy.

Depuis janvier 2016, il apparaissait de plus en plus évident que le président-directeur général, pour des raisons stratégiques qu'il vous a expliquées, souhaitait avancer le plus rapidement possible vers la prise de décision. Celle-ci devait intervenir fin janvier, puis avait été reportée à mi-février. Il m'est apparu, fin février, que je n'arriverais plus à obtenir le report.

Bien sûr, on peut toujours se dire qu'on aurait pu prendre la décision finale d'investissement, comme le souhaitait le président Jean-Bernard Lévy, fin mars, sans plan de financement bouclé, en se disant qu'après tout, EDF étant détenue à 85 % par l'État, celui-ci serait là en cas de problème.

Pour ma part, je ne peux pas cautionner une décision qui pourrait amener EDF à se trouver, un jour, dans la situation d'Areva, où il faut envisager une recapitalisation, l'entreprise étant à quelques mois de la cessation de paiement ou d'un problème de liquidités. Un problème de liquidités, dans une entreprise, c'est comme un avion qui part en vrille.

Or il s'agit d'EDF.

Je n'ai pas besoin de vous rappeler, Mesdames et Messieurs les députés, qu'EDF gère le plus grand parc nucléaire au monde. Il y a, en France, cinquante-huit réacteurs nucléaires. Je n'ai pas non plus besoin de vous rappeler qu'EDF gère les formidables ouvrages hydrauliques qu'ont construit nos anciens et qui font notre fierté dans nos montagnes. Enfin, je n'ai pas besoin de vous rappeler à quel point EDF est une entreprise clé pour le succès de la transition énergétique en France. Comment pourrais-je cautionner une décision qui, si les choses se passent mal, conduira EDF à cette situation ?

J'ai donc, en mon âme et conscience, décidé de ne pas le faire et, le mardi 1er mars 2016, j'ai présenté ma démission au président-directeur général d'EDF, qui en a immédiatement accepté le principe. Après la séquence que je viens de rappeler, vous comprenez pourquoi.

Qu'aurais-je dû faire ? Me taire ? J'aurais commis une faute professionnelle et j'aurais manqué de loyauté à cette entreprise qui m'a fait confiance. Rester, faire passer des notes, essayer de parler à des administrateurs, à des membres de cabinet, à l'actionnaire de contrôle ? J'aurais commis une faute morale, car j'aurais manqué de loyauté au président-directeur général d'EDF.

Mesdames et Messieurs les députés, j'ai sans doute été un peu long, mais je voulais vous expliquer pourquoi, en mon âme et conscience, j'ai estimé que je n'avais pas le choix. J'ai juste essayé d'être à la hauteur de la responsabilité qui m'avait été confiée.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion