Intervention de Yves Struillou

Réunion du 7 avril 2016 à 10h00
Mission d'information relative au paritarisme

Yves Struillou, directeur général du travail :

Monsieur le président, parce qu'une partie des troupes de la direction générale du travail est, elle aussi, mobilisée pour l'examen en commission du projet de loi sur la réforme du droit du travail, je me présente devant vous accompagné d'une équipe qui, pour être réduite n'en est pas moins de valeur. Mme Florence Renon est chargée du bureau CT1 de la sous-direction des conditions de travail. Son portefeuille comprend le suivi et l'animation des acteurs de la santé au travail. M. Aymeric Morin est chargé du bureau RT2, qui gère les relations individuelles et collectives au travail. Il saura répondre aux questions qui m'auront laissé coi, car son portefeuille comprend tout ce qui concerne les mesures d'appréciation de la représentativité syndicale et patronale, l'organisation de la mesure de l'audience des organisations syndicales dans le BTPE qui aura lieu à la fin de l'année, la législation relative aux institutions représentatives du personnel et le suivi de la négociation collective – il coordonne chaque année le bilan de cette négociation. Comme cela ne semble pas suffire, il suit également le pacte de responsabilité.

Pour répondre à vos questions, je commencerai par définir le sujet dont vous traitez du point de vue de la direction générale du travail, sachant que nous ne sommes pas chargés du paritarisme au sein de la sécurité sociale.

De notre point de vue, le paritarisme a toujours eu un visage hybride. Les juristes le définissent de manière très stricte en ne prenant en considération qu'un seul critère : l'absence de l'État. Pour nous, il ne s'agit que d'un cas de figure parmi d'autres. Nous estimons en effet que, selon les institutions concernées, le paritarisme s'accompagne toujours d'une présence modulée de la puissance publique. Elle peut intervenir en amont, pour définir la règle du jeu, ou en aval, comme lors de la procédure d'extension des accords collectifs, y compris lorsqu'ils ont été négociés dans un cadre paritaire en son absence. Parfois, il se peut aussi que l'État soit appelé à la rescousse par les organisations syndicales et professionnelles, au coeur même du processus de négociation. La négociation de branche en fournit l'exemple le plus caractéristique : les organisations syndicales et patronales peuvent être toutes deux d'accord pour faire appel à l'État, ce qui donne lieu à la mise en place de commissions mixtes paritaires qui comprennent un agent de l'État – le plus souvent un agent de l'inspection du travail ou de l'inspection générale du travail. Ce dernier assume une fonction singulière : il n'intervient ni en tant que vérificateur ni comme juge, il apporte un appui au dialogue social. Sa position illustre bien la nature hybride du paritarisme. On a connu des présidents de commission mixte qui tenaient fermement la baguette – il a fallu qu'un membre du corps de l'inspection du travail s'investisse pendant dix ans pour négocier la convention collective nationale des hôtels, cafés et restaurants. On connaît d'autres cas où le président de la commission mixte, appelé parce qu'une difficulté se présentait, s'est retiré après avoir permis au fil du dialogue de se renouer.

Nous avons donc une vision à la fois pragmatique et large du paritarisme. Il n'y a pas de réponse univoque à vos questions, car nous ne sommes pas dans un système binaire dans lequel il faudrait choisir entre le tout paritarisme et le tout étatique. Le paritarisme sous toutes ses formes a des fonctions de production de la norme, des fonctions de gestion, et des fonctions d'action et de recherche. Au regard de ces trois fonctions, le rôle de l'État n'est pas nécessairement identique.

Dans le cadre du paritarisme de production normative, l'intervention des partenaires sociaux peut se concevoir de manière totalement autonome par rapport à l'État, même si elle est parfois régulée sous des formes diverses par l'intervention de celui-ci. Au niveau national et interprofessionnel, nous pouvons considérer que l'article L.1 du code du travail constitue le fondement législatif d'une forme de coproduction et de paritarisme. Si la mécanique est respectée, les partenaires sociaux consultés prennent la main et concluent un accord. Suivant la forme de ce dernier, le rôle de l'État peut être plus ou moins étendu. Un accord peut impliquer une modification législative, ce qui renvoie à la question de l'articulation entre démocratie sociale et démocratie participative. Un accord interprofessionnel peut également n'appeler comme première mesure, de la part des pouvoirs publics, qu'un arrêté d'extension pris par le ministre du travail. Le rôle technique et juridique de l'État revient alors avant tout à apprécier la validité des clauses de l'accord. En effet, conformément à la jurisprudence du Conseil d'État, le ministre ne peut pas étendre un accord qui comporterait des clauses illicites.

Dans le cadre du principe de la liberté contractuelle, les branches peuvent parfaitement négocier sans faire appel à l'administration que ce soit dans le cours du processus ou à son issue. Un accord peut parfaitement s'appliquer exclusivement aux employeurs des organisations patronales signataires. La force de ce paritarisme de production normative au niveau des branches constitue une particularité française : il débouche le plus souvent sur une demande conjointe des organisations syndicales et professionnelles, adressée à la direction générale du travail, visant à étendre l'accord collectif. Le rôle de l'administration consiste alors d'abord à vérifier la licéité des clauses, car, en cas d'extension d'un accord comportant une clause illicite, l'accord serait annulé en tout ou partie par le Conseil d'État compétent en premier et dernier ressort. Le Conseil d'État a aussi reconnu à l'administration la faculté de refuser l'extension d'un accord pour un motif d'intérêt général – je pense à une décision de la haute juridiction administrative qui avait approuvé le choix du ministre du travail de ne pas étendre un accord comportant des mesures d'âge.

Au niveau de l'entreprise ou de l'établissement n'avons-nous pas aussi affaire à une forme de paritarisme ? Certes l'employeur est « seul » face à la diversité des organisations syndicales reconnues comme représentatives, mais les représentants du capital, des entreprises en tant qu'employeurs, et des représentants de la communauté de travail se mettent bien d'accord pour produire de la norme.

Malgré le contexte économique défavorable, notre pays reste caractérisé par une grande vitalité de la négociation collective, qu'elle ait lieu au niveau des branches ou des entreprises. Des « effets de bascule » se produisent en période difficile : parce que les négociations salariales sont tendues, il est sans doute plus facile de négocier, par exemple, sur la protection complémentaire qui devient un volet de la rémunération salariale au sens large. Les chiffres sont parlants : en moyenne, actuellement, 30 000 accords d'entreprise sont conclus tous les ans, alors que j'ai connu, dans les années 1980, une situation dans laquelle le nombre d'accords d'entreprises en flux était inférieur au nombre d'accords de branche. Aujourd'hui, tous les ans, environ 900 accords de branche font l'objet d'une extension.

Faut-il modifier les équilibres ? Si on le fait, ce doit être, à mon avis, avec prudence. Prenons le cas des négociations de branche. D'une part, il me paraît sain que l'État intervienne, sous le contrôle du juge, pour signaler aux acteurs sociaux une clause illicite et renforcer en conséquence la sécurité juridique de la norme. La puissance publique doit donc conserver un rôle de régulateur en amont ; c'est l'intérêt de tous. D'autre part, l'administration doit conserver la possibilité d'invoquer un motif d'intérêt général pour refuser l'extension d'un accord. En fonction de la situation de chaque branche, l'administration pourrait estimer que l'extension n'est pertinente ni économiquement ni socialement – question qui renvoie au chantier de la restructuration des branches.

Le paritarisme de production normative fonctionne. Il repose sur des équilibres très subtils qui ne doivent être modifiés qu'avec précaution. Je pense notamment au rôle que jouent les présidents de commission mixte paritaire : je suis certain que les négociations menées lors des cinq cents réunions qui se tiennent tous les ans à la direction générale du travail pâtiraient de leur absence. Parmi les négociations en cours qui appellent une intervention constante de l'administration, on peut citer l'exemple du secteur de la distribution directe.

Il existe aussi un paritarisme de gestion. Je citerai deux de ses formes dans le champ de la direction général du travail. Sans parler du paritarisme des branches de la sécurité sociale, nous avons déjà affaire à un kaléidoscope.

La loi du 5 mars 2014 relative à la formation professionnelle, à l'emploi et à la démocratie sociale a créé le fonds paritaire destiné au financement des organisations syndicales et patronales. Elles le gèrent elles-mêmes de façon véritablement paritaire. Il s'agit d'une véritable avancée en matière de transparence, de légitimité, et donc de viabilité du paritarisme.

Les travaux conduits dans le cadre du Haut conseil au dialogue social relèvent aussi sans doute du paritarisme de gestion. Son groupe de suivi étudie de façon extrêmement fine le système de mesure de l'audience et de la représentativité syndicale (MARS) et les règles, à définir, de la représentativité patronale. Cette cogestion ne nous gêne pas : il est normal que les personnes morales dont on mesure la représentativité aient leur mot à dire. Cela assure aussi la transparence du mécanisme qui permettra, en avril prochain, de donner les chiffres de la représentativité nationale des organisations syndicales et des organisations patronales. Les personnes intéressées doivent être persuadées qu'elles n'ont pas affaire à une « boîte noire », et que l'administration n'agit pas de façon discrétionnaire. Ce que mon prédécesseur, M. Jean-Denis Combrexelle, appelait la « salle des machines » doit travailler sous le feu des projecteurs. Chacun doit être certain que les chiffres ne sont pas trafiqués. C'est fondamental, car s'il n'y a pas de confiance, tout le dispositif issu de la loi du 20 août 2008 portant rénovation de la démocratie sociale et réforme du temps de travail pourrait s'effondrer. Il s'agit d'un pilier essentiel du paritarisme : sans mesure de représentativité, le système ne tient plus.

Le premier cycle de mesure de la représentativité syndicale a servi de test de robustesse. Des recours de certaines organisations syndicales devant la cour administrative d'appel de Paris puis devant le Conseil d'État, relatifs à l'arrêté fixant la liste des organisations représentatives au niveau national et interprofessionnel, ont témoigné de la vitalité démocratique de notre pays. La lecture de la décision du Conseil d'État montre que s'il y a pu y avoir des erreurs dans les décomptes, les données, qui ont une importance politique, sociale et financière certaine, ne sont pas contestées sur le fond. La robustesse des chiffres et la transparence garantissent que la mécanique n'est pas susceptible de critiques : on ne peut pas soupçonner l'administration ou le pouvoir politique d'avoir voulu privilégier telle ou telle organisation. Le dispositif offre aussi des garanties de confidentialité. En tant que directeur général du travail, je ne peux pas connaître les données du deuxième cycle. Si le ministre me les demandait, je serai tenu de refuser de les divulguer, ce que je ferais d'autant plus facilement que je ne les connais pas.

Un troisième paritarisme concerne l'action et la recherche. Il s'est plus précisément développé dans le cadre de la santé au travail. À la fin du mois de janvier dernier, vous avez entendu Mme Bénédicte Legrand-Jung, sous-directrice des conditions de travail, de la santé et de la sécurité au travail : elle vous a présenté les règles du paritarisme dans les services, de santé au travail. Les bataillons des acteurs de la prévention se trouvent dans ces services, dont la gestion a évolué pour devenir paritaire. Le paritarisme d'action, c'est également celui de l'Organisme professionnel de prévention du bâtiment et des travaux publics (OPPBTP) qui a pour objectif, depuis les lendemains de la Seconde guerre mondiale, de favoriser la culture de prévention dans le secteur du BTP.

En matière d'action et de recherche, il faut encore citer l'Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (INRS), qui est principalement financé par la branche accidents du travail-maladies professionnelles (AT-MP) de la sécurité sociale. Je n'oublie pas notre « petit » opérateur : l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (ANACT). Petit par son budget et par sa taille, cet établissement public administratif, présidé alternativement par le représentant d'une organisation professionnelle et par celui d'une organisation syndicale, est un important levier de l'action du ministère en matière de conditions de travail. La direction générale du travail joue auprès de l'ANACT un rôle plus important qu'auprès du fonds.

En matière de santé au travail, les pouvoirs publics ont deux fonctions principales. La première est une fonction régalienne classique d'élaboration de la norme. Dans le cadre de l'application de la jurisprudence dite « amiante » du Conseil d'État, il s'agit d'une mission exigeante qui consiste à suivre l'évolution des risques, et à s'assurer de l'effectivité de la norme qui doit être en permanence adaptée. Nous avons aussi la responsabilité d'animer le réseau des acteurs en matière de prévention. C'est tout l'enjeu du nouveau plan Santé au travail élaboré à partir des recommandations du groupe permanent d'orientation (GPO) du conseil d'orientation sur les conditions de travail (COCT). Les organisations syndicales et les organisations professionnelles sont représentées au sein du GPO où siègent la sous-directrice des conditions de travail et un secrétaire, membre de l'IGAS. L'État y joue un rôle de facilitateur. Cette organisation me semble être à l'image d'un paritarisme qui fonctionne bien, tout en étant modulé par un appui de l'État. Sur des sujets aussi délicats, dans la période actuelle, que le maintien en emploi ou la réforme des services de santé au travail, la discussion a permis de dégager un diagnostic et des lignes de force pour une réforme, que l'on retrouve dans le plan Santé au travail ou, par exemple, dans le projet de loi sur la réforme du droit du travail. Nous sommes persuadés que nous ne progresserons en matière de santé au travail qu'en impliquant les organisations patronales et syndicales. Nous parviendrons alors à franchir une marche qui doit encore l'être en matière d'évaluation des risques professionnels et de prise de conscience de leur existence. Un seul chiffre suffit pour dire l'ampleur du problème : on compte 150 morts par an dans le bâtiment.

L'État a des modes d'intervention propres à chacune des modalités du paritarisme que je vous ai présentées. « Normer » cette intervention pourrait remettre en cause la viabilité même du paritarisme.

Quelles sont les conditions pour que le mode de régulation des relations collectives qui s'est bâti en France au fil des années puisse perdurer ? On peut apporter plusieurs éléments de réponse qui tiennent à la légitimité du système et à son efficacité.

Depuis 2008, une interaction entre le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif et les partenaires sociaux a permis d'entreprendre des réformes majeures qui s'étalent sur dix ans, et qui concernent notamment la représentativité des organisations syndicales.

Les mécanismes permettant de déterminer les paramètres de la légitimité des organisations patronales restent un sujet de débat. La question, particulièrement sensible, de la transparence du financement a été abordée pour la première fois. Il est essentiel, car si cette transparence n'est pas assurée, la légitimité des acteurs est mise en cause. Sur ce sujet, les réformes en cours ont permis de mettre en place un socle qui assure une pérennité du paritarisme grâce à des mécanismes qui en assure la légitimité.

Qu'en est-il de l'efficacité du paritarisme ? Les acteurs jouent parfois un jeu consistant à ne pas trouver d'accord parce qu'ils savent que l'État interviendra, et qu'il subira ultérieurement toutes les critiques. Lorsqu'un processus de négociation de l'article L.1 ne débouche pas, les pouvoirs publics peuvent estimer qu'il est nécessaire qu'ils interviennent. Ce mécanisme supplétif d'intervention de l'État existe aussi pour l'assurance chômage – il a été, par exemple, mis en oeuvre en 1982. Le choix stratégique qu'a fait la France d'un mode de régulation collectif de nos mutations économiques impose que le paritarisme réussisse. Si ce n'était pas le cas, ce choix stratégique serait remis en cause, quelles que soient les majorités politiques en place. Paradoxalement, le paritarisme a toujours besoin pour fonctionner de l'intervention modulée et pertinente de la puissance publique.

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