Intervention de Yves Struillou

Réunion du 7 avril 2016 à 10h00
Mission d'information relative au paritarisme

Yves Struillou, directeur général du travail :

Je peux dire avec certitude que le Conseil d'État s'assure que le Gouvernement respecte les dispositions de l'article L.1 dans les textes de nature législative et réglementaire dont il est saisi. Il appartiendra au Conseil constitutionnel de déterminer la place qu'il entend leur donner. Je note que les règlements des assemblées ont été modifiés pour compléter un dispositif qui ne concernait pas les textes d'initiative parlementaire, et introduire un mécanisme ad hoc.

Les transformations économiques que vous évoquez remettent sur la table de vieilles questions. Nous sommes toujours dans une articulation entre le vieux et le neuf. Derrière l'innovation se posent des problèmes relatifs au statut du travailleur, au sens général du terme « statut » – celui qu'utilisait Karl Polanyi. Les mutations économiques percutent ce statut fondé sur l'acquisition progressive de droits. Prenons l'exemple de la durée du travail. L'horaire collectif tel qu'il s'est cristallisé en 1936 a un double objet : il protège le salarié – au-delà de l'horaire, le salarié n'est plus à la disposition de l'employeur –, mais il a aussi une vocation disciplinaire – le salarié doit être au travail à l'heure prévue, ce qui est essentiel dans le cas d'une production en série.

Dans son ouvrage La Gouvernance par les nombres, M. Alain Supiot montre bien que la période actuelle se caractérise à la fois par davantage d'allégeance et davantage d'autonomie. Chacun de mes collaborateurs est doté d'un outil numérique qui me permet de les joindre à toute heure, par exemple lorsque je dois travailler sur des amendements parlementaires en plein milieu de la nuit. Cet outil leur permet aussi sans doute de consulter parfois leurs e-mails personnels sur leur lieu de travail. Le numérique rend également possible un travail en réseau sans contrôle de la hiérarchie. De façon globale, il a transformé la diffusion de l'information, donc l'organisation hiérarchique. Auparavant, le directeur général du travail était censé tout savoir d'un conflit ou d'un débat dans son secteur de compétence ; aujourd'hui, le moindre mouvement a un retentissement national dans des délais extrêmement brefs.

Nous sommes confrontés à un défi : il nous faut définir un statut effectif du travailleur non salarié mais économiquement dépendant. Ce statut doit véritablement s'appliquer si nous voulons donner à nos concitoyens les garanties indispensables pour qu'ils puissent mener une vie personnelle et professionnelle autonome, et éviter que l'autonomie de l'individu, valeur cardinale de nos sociétés, ne régresse. Quel outil utiliser ? À mon sens, il faudrait articuler les différents niveaux du paritarisme de gestion. Certains sujets, comme la sécurisation des parcours professionnels, relèvent nécessairement de l'interprofession et du niveau national, d'autres, comme la santé au travail ou l'action sur les conditions de travail, ne peuvent se réguler qu'au niveau de l'entreprise ou de l'établissement. L'action sur les conditions de travail passe par le nécessaire équilibre entre coopération et compétition, pour reprendre les termes d'Alain Supiot. Il est cardinal pour les salariés que les horaires et la charge de travail soient déterminés avec une certaine prévisibilité afin qu'ils puissent s'organiser. Je ne crois pas que la régulation fine des délais de prévenance ou des jours de réduction du temps de travail (JRTT) puisse relever de la branche ou du niveau national. Ces derniers peuvent en revanche définir des normes juridiques concernant le forfait-jour ou les garanties fondamentales. Mais comment apprécier, par exemple, le respect des repos quotidiens et hebdomadaires avec les outils numériques actuels ? Sur ce plan, vous avez parfaitement raison, monsieur le rapporteur, les choses ont complètement changé.

Je constate également, à titre personnel, que le salarié aspire à l'autonomie dans l'organisation de son travail : il souhaite ne plus avoir à se justifier de telle ou telle absence. Revenons à l'exemple du repos quotidien : il est organisé à partir d'une norme européenne et de dérogations fondées sur un modèle industriel, que les outils numériques viennent profondément perturber. Peut-on interdire l'utilisation des tablettes professionnelles à partir de vingt heures ? Certains travailleurs vont considérer que je les empêche d'articuler correctement leur vie professionnelle et leur vie personnelle. Il faut trouver le bon niveau de régulation pour qu'elle soit effective, donc efficace, et cette régulation peut se situer au niveau de l'entreprise. Si les garanties ne sont pas effectives dans l'entreprise, quelles que soient les garanties prises au niveau de la branche ou de l'interprofession, des drames se produiront, comme ceux de la dernière décennie, avec des suicides au travail liés à l'absence d'indicateurs et de processus de régulation à ce niveau. Le centre de gravité du paritarisme n'est pas le même selon les sujets abordés. Il faut articuler les niveaux d'intervention pour obtenir la meilleure régulation possible.

Vous avez aussi à juste titre parlé d'éclatement : il n'y a plus d'unité de lieu, de temps et de production comme autrefois. Les organisations syndicales doivent relever le défi consistant à reconstituer des collectifs. De ce point de vue, le numérique, qui participe à l'éclatement, peut aussi servir à fédérer grâce à la rapidité avec laquelle l'information se diffuse.

Je ne dispose pas des ressources qui me permettraient une mesure quantitative fine des heures travaillées dans les activités « uberisées ». Nous assurons cependant une veille sur tout le territoire grâce aux services déconcentrés, et les services de l'inspection du travail ont été mobilisés lors de la crise liée à l'entreprise Uber. La requalification d'un statut d'« indépendant » vers celui de « salarié » relève de la compétence du juge judiciaire – elle peut toutefois avoir pour origine l'intervention de nos services.

Nous travaillons à un état des lieux d'une économie caractérisée par la plasticité et la rapidité, la chose n'est donc pas simple. Les services de l'inspection nous informent de ses effets sur l'emploi. Je pense à l'exemple des loueurs de barques et de voiliers du bassin d'Arcachon : la filière a disparu en un an lorsque les ostréiculteurs ont pu facilement proposer de louer leurs propres embarcations à des prix défiant toute concurrence grâce à une plateforme numérique.

Les travailleurs de ces secteurs sont-ils des salariés ? Parfois, j'avoue que je ne sais pas répondre. Quid de l'étudiant qui prend son vélo à dix-huit heures pour livrer des repas grâce à une plateforme numérique qui met en relation des clients et des restaurants ? Imaginons qu'il ait un accident : qui assurera sa protection sociale ? Le régime général jouera son rôle, ce qui pose tout de même un problème car l'accident a eu lieu dans le cadre d'une activité privée lucrative qui a des externalités positives – le client est satisfait, le chiffre d'affaires du restaurateur augmente… –, mais également des externalités négatives. Nous retrouvons le vieux débat relatif aux risques professionnels. Quelle que soit l'activité des uns ou des autres, il y a bien une activité professionnelle qui est source de revenus pour l'entreprise et pour le travailleur, et qui engendre des externalités négatives comme celles liées aux risques professionnels. Qui financera ces externalités ? Paradoxalement, le numérique permet aussi une traçabilité quasi parfaite des activités en question. Ce financement relève finalement d'un choix politique.

Il est toujours difficile d'apprécier quantitativement l'impact des dispositions législatives. Il est trop tôt pour que nous disposions d'informations sur la représentation des salariés dans les conseils d'administration. En revanche, nous avons des retours qualitatifs concernant la mise en place de la base de données économiques et sociales et la consultation sur les orientations stratégiques. Nous constatons qu'il existe deux types de situation : soit rien n'a vraiment changé – un classeur comportant des données économiques et sociales est disponible une heure et demie dans la semaine dans un bureau du service du personnel et la consultation n'a pas lieu –, soit cette consultation a un véritable contenu, y compris lorsqu'elle s'écarte des modalités prévues dans la loi. Certains groupes ont par exemple décidé qu'elle aurait lieu au niveau global, ce qui est pertinent, alors que la loi prévoit qu'elle se déroule au niveau de l'entreprise. L'évolution et l'effectivité du dialogue social dépendent d'une part de la situation de départ, très inégale selon les entreprises, d'autre part, de la volonté partagée des acteurs. Le projet de loi relatif au droit du travail ouvre une porte pour situer la consultation sur les orientations stratégiques au bon niveau – il est inutile d'en discuter au niveau de l'entreprise si elles sont définies ailleurs.

J'aurais du mal à établir une comparaison sérieuse en matière de paritarisme avec tous les pays de l'Union européenne, mais la France se singularise tout de même par son modèle de régulation collective.

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